Une grande consultation, réalisée par Claude Jean-Philippe auprès de soixante-seize critiques et historiens français du cinéma, entend désigner 100 films pour une cinémathèque idéale, qui font l'objet d'une programmation à Paris et d'une sélection d'extraits ici.
Les petits malins, du genre Éric Neuhoff (dans l'article du Figaro repris ci-dessous), s'amusent à relever des lacunes et font mine de se scandaliser que leurs petits chéris soient absents. C'est la loi du genre. Ils oublient au passage que si les films qu'ils regrettent de ne pas voir étaient inclus, il faudrait en éjecter d'autres !
Cette lapalissade proférée, j'y vais moi aussi de mon commentaire. Ce qui frappe le plus est la permanence des valeurs établies, ce palmarès on ne peut plus classique n'étant guère différent de ceux obtenus lors de consultations précédentes (Bruxelles, Sight and Sound, etc.). De façon un peu plus étonnante, il présente plus de points communs qu'on pourrait le croire a priori avec les palmarès des cinéphiles non professionnels, tel celui de l'Imdb. Guère de grosses surprises en tout cas. Il faudrait se reporter aux listes de chacune des personnes interrogées, qui sont sans doute consignées dans le livre publié pour l'occasion, pour déceler peut-être quelques goûts un peu plus originaux.
Plutôt que de donner une liste de films qui me semblent manquer (1), voici ceux que je considère moi aussi comme des chefs-d'œuvre, soit plus d'un quart de ces cent films, auxquels, s'il fallait les noter sur 10, je mettrai 10 ou 9 (ce qui sous-entendrait qu'il y aurait des chef d'œuvres imparfaits ou des films parfaits auxquels je n'adhère pas à 100 %) :
- 10 : Les Lumières de la ville ; La Règle du jeu ; La vie est belle ; Le Plaisir ; Chantons sous la pluie ; La Prisonnière du désert ; Vertigo ; Barry Lyndon ; Mulholland Drive
- 9 : M le maudit ; L'Atalante ; Le Roman d'un tricheur ; Les Temps modernes ; Partie de campagne ; Citizen Kane ; Johnny Guitar ; Nuit et brouillard ; La Mort aux trousses ; Les Contrebandiers de Moonfleet ; La Jetée ; Pierrot le Fou ; Gens de Dublin ; Van Gogh
Peu de surprises, ai-je dit, y compris en ce qui concerne les films qui, à mon avis, font tache : The Party ; Playtime ; Hiroshima ; Les Enfants du paradis ; Les Vacances de Monsieur Hulot ; Madame de... ; Le Voleur de bicyclette. Pas plus en ce qui concerne les cinéastes les plus cités, Buñuel étant l'intrus attendu le plus haut placé, suivi par Tati et, dans une moindre mesure, Truffaut, Kurosawa et Demy, non que ces trois derniers réalisateurs n'aient fait que des mauvais films, mais de là à ce que tant de critiques et historiens les placent parmi les meilleurs cinéastes... De peur d'être entraîné à critiquer la sélection des votants, ce qui ne serait pas très fair-play, j'en finis là.
(1) Quoique... c'est difficile de résister à la tentation : Seuls les anges ont des ailes ; Señor Droopy ; Psychose ; Good Men, Good Women ; Dead Man ; Princesse Monoké ; Edward aux mains d'argent ; Les Ailes du désir ; Arizona Dream ; Blood and Bones ; etc. ; etc. ; sans oublier bien sûr Mister Arkadin !
Complément (18 janvier 2009) : Ayant suffisamment fait pour demeurer en marge des instances tant officiels qu'officieuses de la cinéphilie, je crois ne pouvoir être suspecté d'émettre des réserves sur le référendum de Claude Jean-Philippe par dépit de ne pas avoir été choisi parmi les votants. On ne peut guère en dire autant du "Service Cinéma" de Libération après la publication de ses "voeux" pour 2009 le 14 janvier 2009 (p.28) : « Le Schtroumpf cinéphile, portrait en motion capture de Claude Jean Philippe ».
« Les cent plus beaux films du monde » (Éric Neuhoff, Le Figaro, 17 novembre 2008) : De Citizen Kane» d'Orson Welles à «Napoléon» d'Abel Gance, 76 professionnels du 7e art ont élu leurs classiques préférés
On plaint les votants. Ils ont dû s'arracher les cheveux à la façon des militants PS au Congrès de Reims. Élire les cent plus beaux films du monde, si vous croyez que la tâche est facile. Soixante-seize participants s'y sont attelés : critiques, scénaristes, responsables de cinémathèque, des «professionnels de la profession» comme disait Godard *. On a beau s'en défendre, en France on adore la compétition, les palmarès, les prix de fin d'année. Le résultat se feuillette comme un album de famille en sépia. Le grand gagnant était prévisible : Citizen Kane. Orson Welles, le nom vient tout de suite à l'esprit. Pas besoin d'être spécialiste pour savoir que ce film a tout inventé, que le mot «Rosebud» est l'équivalent de la madeleine de Proust sur nitrate d'argent. Sur le haut du podium, le vainqueur éructe de sa voix inimitable : «I'm Charles Foster Kane !». L'unique film de Charles Laughton, La Nuit du chasseur, se hisse à la deuxième marche et personne ne protestera. Deuxième ex aequo, un Français. Ouf : il s'agit de Jean Renoir et de La Règle du jeu, estampillé chef-d'œuvre pour l'éternité, même s'il n'est pas interdit de lui préférer La Grande Illusion. Ensuite, la mémoire du 7e art défile sous nos yeux. Cela fait un bien fou.
Les ronchons trouveront que l'ensemble sent vaguement la naphtaline, que le noir et blanc prédomine, estimeront que... Chaplin, bon, d'accord (le seul à avoir cinq films retenus). Le titre le plus récent est Parle avec moi de Pedro Almodovar (2002). Juste avant, on relève Mulholland Drive (2001). Après, on constate un vide jusqu'à 1991 et le Van Gogh de Maurice Pialat.
Eastwood aux abonnés absents
Finalement, le cinéma est peut-être le cousin germain de la nostalgie. Le western a son rond de serviette avec Rio Bravo, La Prisonnière du désert et Johnny Guitar. Le shérif Dean Martin promettra toujours d'arrêter de boire, John Wayne va éternellement récupérer Natalie Wood kidnappée par les Indiens et Sterling Hayden prend dans ses bras la sauvage Joan Crawford. Sergio Leone n'apparaît pas pour ses spaghettis, mais pour Il était une fois en Amérique, ce qui a son côté snob. Clint Eastwood, qui a pourtant ôté son poncho depuis belle lurette, figure aux abonnés absents. La comédie musicale se faufile au sixième rang, grâce à Chantons sous la pluie et à Gene Kelly avec ses ailes aux talons, ce qui a de quoi réjouir les cœurs les plus endurcis. En prime, Tous en scène. On en connaît qui se seraient damnés pour les jambes de Cyd Charisse.
Hitchcock et Lubitsch sont bien servis. Fellini ne s'en tire pas mal (La Dolce vita, Huit et demi, Amarcord). Les incontournables sont là : M le Maudit, Gertrud, L'Atalante, Le Mécano de la Général, Nosfératu. Les Japonais Ozu, Mizoguchi, Kurosawa, ont obtenu leur visa. La comédie est représentée par Billy Wilder, Blake Edwards, mais pas un seul dessin animé. Stanley Kubrick se glisse deux fois dans la liste. Des images d'hier ressurgissent. Robert Duvall respirant l'odeur du napalm dans Apocalypse Now. Robert De Niro jouant à la roulette russe dans Voyage au bout de l'enfer. Monica Vitti partant à la recherche d'une amie - «Anna !» - sur une île Lipari (L'Avventura). Cary Grant donnant rendez-vous à Deborah Kerr sur l'Empire State Building (Elle et Lui). Le prince de Salina offrant un bal dans son palais sicilien (Le Guépard).
Wenders, disparu corps et biens
Les regrets, maintenant. Rien qu'une citation pour Ingmar Bergman (Fanny et Alexandre) : ça ne va pas du tout. On a parfois envie de secouer les inscrits, au moment où ils vont mettre leur bulletin dans l'urne. Un brin de folie, svp. Peter Greenaway n'existe pas. Wim Wenders, qui fut longtemps leur chouchou, a disparu corps et biens. On ne sait pas, par exemple si un Sydney Pollack de derrière les fagots n'aurait pas déparé le tableau (au hasard, le très fitzgeraldien Nos plus belles années). On aurait aimé quelques embardées vers le polar, la série B. Martin Scorsese est carrément passé par pertes et profits. C'était bien la peine d'avoir réalisé Taxi Driver et Raging Bull, tiens.
* Personne du «Figaro» dans ce jury.
« Le palmarès des 100 plus beaux films du monde » (Le Figaro, 17 novembre 2008) : 1er : Citizen Kane, Orson Welles.
2e ex aequo : La Nuit du chasseur, Charles Laughton ; La Règle du jeu, Jean Renoir.
3e : L'Aurore, Friedrich Wilhelm Murnau.
4e : L'Atalante, Jean Vigo.
5e : M le Maudit, Fritz Lang.
6e : Chantons sous la pluie, Stanley Donen et Gene Kelly.
7e : Vertigo, Alfred Hitchcock.
8e ex aequo : Les Enfants du paradis, Marcel Carné ; La Prisonnière du désert, John Ford ; Les Rapaces, Eric von Stroheim.
9e ex aequo : Rio Bravo, Howard Hawks ; To be or not to be, Ernst Lubitsch .
10e : Voyages à Tokyo, Yasujiro Ozu.
11e : Le Mépris, Jean-Luc Godard.
12e ex aequo : Les Contes de la lune vague, Kenji Mizoguchi ; Les Lumières de la ville, Charles Chaplin ; Le Mécano de la Général, Buster Keaton ; Nosferatu le vampire, Friedrich Wilhelm Murnau ; Le Salon de musique, Satyajit Ray.
13e ex aequo : Freaks, Tod Browning ; Johnny Guitar, Nicholas Ray ; La Maman et la Putain, Jean Eustache.
14e ex aequo : Le Dictateur, Charles Chaplin ; Le Guépard, Luchino Visconti ; Hiroshima mon amour, Alain Resnais ; Loulou, G. W. Pabst ; La Mort aux trousses, Alfred Hitchcock ; Pickpocket, Robert Bresson.
15e ex aequo : Casque d'or, Jacques Becker ; La Comtesse aux pieds nus, Joseph Mankiewicz ; Les Contrebandiers de Moonfleet, Fritz Lang ; Madame de..., Max Ophuls ; Le Plaisir, Max Ophuls ; Voyage au bout de l'enfer, Michael Cimino.
16e ex aequo : L'Avventura, Michelangelo Antonioni ; Le Cuirassé Potemkine, S. M. Eisenstein ; Les Enchaînés, Alfred Hitchcock ; Ivan le Terrible, S. M. Eisenstein ; Le Parrain, Francis Ford Coppola ; La Soif du mal, Orson Welles ; Le Vent, Victor Sjöström.
17e ex aequo : 2001 : L'Odyssée de l'espace, Stanley Kubrick ; Fanny et Alexandre, Ingmar Bergman.
18e ex aequo : La Foule, King Vidor ; Huit et demi, Federico Fellini ; La Jetée, Chris Marker ; Pierrot le Fou, Jean-Luc Godard ; Le Roman d'un tricheur, Sacha Guitry.
19e ex aequo : Amarcord, Federico Fellini ; La Belle et la Bête, Jean Cocteau ; Certains l'aiment chaud, Billy Wilder ; Comme un torrent, Vincente Minnelli ; Gertrud, Carl Th. Dreyer ; King Kong, Ernest Schoedsack et Merian J. Cooper ; Laura, Otto Preminger ; Les Sept Samouraïs, Akira Kurosawa.
20e ex aequo : Les 400 Coups, François Truffaut ; La Dolce Vita, Federico Fellini ; Gens de Dublin, John Huston ; Haute Pègre, Ernst Lubitsch ; La Vie est belle, Frank Capra ; Monsieur Verdoux, Charles Chaplin ; La Passion de Jeanne d'Arc, Carl Th. Dreyer.
21e ex aequo : À bout de souffle, Jean-Luc Godard ; Apocalypse Now, Francis Ford Coppola ; Barry Lindon, Stanley Kubrick ; La Grande Illusion, Jean Renoir ; Intolérance, David Wark Griffith ; Partie de campagne, Jean Renoir ; Playtime, Jacques Tati ; Rome ville ouverte, Roberto Rossellini ; Senso, Luchino Visconti ; Les Temps modernes, Charles Chaplin ; Van Gogh, Maurice Pialat.
22e ex aequo : An Affair to Remember . Elle et Lui , Leo McCarey ; Andreï Roublev, Andreï Tarkovski ; L'Impératrice rouge, Joseph von Sternberg ; L'Intendant Sansho, Kenji Mizoguchi ; Parle avec elle, Pedro Almodovar ; The Party, Blake Edwards ; Tabu, F. M. Murna ; Tous en scène, (The Band Wagon), Vincente Minnelli ; Une étoile est née, George Cukor ; Les Vacances de M. Hulot, Jacques Tati.
23e ex aequo : America America, Elia Kazan ; El, Luis Bunuel ; En quatrième vitesse, Robert Aldrich ; Il était une fois en Amérique, Sergio Leone ; Le jour se lève, Marcel Carné ; Lettre d'une inconnue, Max Ophuls ; Lola, Jacques Demy ; Manhattan, Woody Allen ; Mulholland Drive, David Lynch ; Ma nuit chez Maud, Éric Rohmer ; Nuit et Brouillard, Alain Resnais ; La Ruée vers l'or, Charles Chaplin ; Scarface, Howard Hawks ; Le Voleur de bicyclette, Vittorio de Sica ; Napoléon, Abel Gance.