Dans le n°252 de Studio (décembre 2008, p.108-111, « Plus haut, Lola, plus haut... »), Marcel Ophuls donne sa version des déboires rencontrées par Lola Montes, le film de son père Max, et de sa réhabilitation, d'abord critique, grâce principalement à François Truffaut (des extraits de son article des Cahiers du cinéma ici), puis technique.
Complétons ce salutaire rappel en reproduisant le texte publié en janvier 1956 par François Vinneuil, l'ancien critique cinématographique de L'Action français, du Petit parisien sous l'Occupation et de Je suis partout, en première page de Dimanche-Matin. Pourquoi celui-ci ? Parce que c'est sans doute l'un des plus difficiles à trouver et parce que Max Ophuls, qui ne le découvrit que quelques mois plus tard (ses producteurs ayant omis de lui adresser les articles favorables à son film), écrivit à son auteur que sa critique lui avait redonné le moral et qu'il la « relirai[t] chaque fois [qu'il] aurai[t] besoin d'un encouragement » (courrier du 1er septembre 1956).
« Délice du cinéma baroque. L'Affaire "Lola Montès" », par François Vinneuil
Il y a donc une affaire « Lola Montès »...
Puisque le hasard veut nous en parlions les derniers, reprenons les choses par le commencement. Max Ophüls, célèbre depuis le ravissant « Liebelei » (1932), fort d'un succès récent - « commercial » mais honorable, « Madame de... » - est engagé par un producteur plein de faste. Crédits illimités ! Il s'agit de faire encore plus grand, plus clinquant, plus riche que « La Dubarry », que « Lucrèce Borgia ».
Scénario ? Lola Montès. Une biographie colorée, en effet, dont tous les détails peuplent une quinzaine de livres. Une aventurière à tous crins, mi-Andalouse, mi-Irlandaise, mauvaise danseuse, mais pourvue d'une quantité d'autres talents. Liszt, son amant pendant quelques semaines, pour s'en débarrasser fila à l'anglais en l'enfermant à double tour dans une chambre d'hôtel où elle mena un tapage d'enfer et fracassa tout durant douze heures. Quelques années plus tard, elle subjuguait l'aimable Louis Ier, roi de Bavière, souverain non moins artiste et romantique que son petit-fils Louis II et âgé à l'époque de plus de soixante ans. Elle l'enjola si bien qu'elle faillit devenir reine, après avoir fait chasser l'archevêque, bouleversé toute la cour de Munich. Il fallut une émeute de la population pour qu'elle renonçât à la couronne et prit le large.
Bon. Il n'est pas question, naturellement, de montrer dans sa vérité cette terrible et superbe lionne. On édulcore, on gomme, on ponce. Lola sera une touchante victime de l'amour. Pour être encore plus sûr de bien s'installer dans le roman de midinette, on fera jouer cette Lola par Mme Martine Carol.
Notre Ophüls accepte tout : la vedette banale, les fades et niaises consignes.
On pouvait faire avec la vraie Lola un film d'un relief balzacien, d'une acuité stendhalienne. Tant pis. Ophüls s'en fiche. Ce film, du reste, ne serait sans doute pas dans ses cordes, dans son tempérament. Ophüls a son projet. Puisqu'il est passagèrement si riche, il va s'offrir un de ces luxes dont l'occasion ne se rencontre guère plus d'une fois dans une carrière de cinéaste. Il va faire un film d'abord pour lui, le film souvent rêvé, avec toute les libertés, toutes les fantasmagories si belles dans la tête et que la finance et l'industrie rendent toujours irréalisables. Ce film qu'il avait pu tenter à moitié dans « La Ronde », mais qu'il va recommencer avec les moyens les plus neufs, couleurs, cinémascope...
C'est assez dire déjà que notre auteur n'a rien de commun avec tant de cinéastes à qui l'on offrit aussi la carte blanche et qui ne surent qu'avouer leur vide prétentieux.
Ophüls, lui, a de l'imagination et, merveille ! une imagination foncièrement, totalement, délibérément cinématographique.
Et en avant ! Vingt-deux semaines de tournage, quatre-vingt-cinq kilomètres de pellicule accumulés, six cent quarante-huit millions de devis. Une de ces folies qui rendent encore de temps à autre l'Europe supportable...
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Le résultat est exquis.
On m'avait parlé d'une orgie tourneboulante, extravagante de travellings, de vues plongeantes et tout ce qui s'ensuit.
L'orgie existe. Mais ce n'est jamais cette virtuosité creuse qui fatigue si vite, ces cadrages trop médités qu nous font hausser les épaules. Ophüls se délivre d'un lyrisme trop longtemps comprimé. Son film respire la joie du créateur qui envoie toutes les concessions et toutes les habitudes par-dessus les moulins.
Rien de plus fastidieux, par exemple, qu'un défilé militaire que l'on monte comme un clou, une des preuves que les réalisateurs n'ont reculé devant aucune dépense. Ophüls ne le sait que trop bien. Alors, il se permet de déplacer huit cents hommes, des canons, des chevaux, pour les faire passer en troisième plan, entre les ombrelles. Et l'image d'Epinal redevient pittoresque, imprévue, toute brillante de vie. Et Ophüls a déjà peuplé de cinq cents figurants le café-concert en plein air que Lola traverse en coup de vent.
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Puisqu'on dispose de cette magnifique, colossale machinerie, c' est pour s'en servir, que diable ! Une salle d'Opéra ? Sera-ce cet éternel « plan d'ensemble » de cinquante ou soixante « frimants » au coude à coude et deux ou trois photos d'une glotte de cantatrice ? Non. Ce sont d'abord les deux doigts gantés du roi qui reproduisent sur le velours du rebord de loge les pas de la danseuse, puis toute la loge du roi, puis le premier balcon, avec tout son monde, puis le second, puis le « paradis ». Et le lustre, et un gros plan du lustre pour achever cette séquence délectable. Cela coûte aussi cher que de reconstruire en studio la salle entière et la scène de l'Opéra-Comique. Mais il nous semble que c'est la première fois, depuis de longues années, que le cinéma nous emmène au théâtre.
On n'en finirait pas de dénombrer les richesses de ces deux mille cinq cents mètres de pellicules gardés par Ophüls. Il nous offre un cirque de rêve, ce cirque aux agrès vertigineux, aux perspectives fantastiques qui ne peut exister que par le cinéma. Il nous offre un emploi sans précédent de la couleur, cette symphonie de reflets de l'Hôtel des Palmiers avec ses glaces, ses verres cathédrale, son fouillis luisant, cet automne italien tout doré, et la berline se dore elle aussi pour parfaire cette harmonieux accompagnement à la mélancolie légère d'un adieu sans pleurs. Par des « caches », par des ombres adroitement ménagées, il nous donne ce « grand écran variable » que nous avons réclamé dès la première heure du cinémascope.
ET le décor du moindre plan de trois secondes est habillé, meublé, peint, éclairé avec autant de raffinement que si un prince devait y vivre jusqu'à l'épilogue. Ne faudrait-il pas remonter à « La Kermesse » de Jacques Feyder pour retrouver un film dont chaque détail, chaque mètre portât un à tel point la marque de son auteur ?
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C'est un film pour les poètes et les artistes. Il est donc normal que les vrais créateurs de cinéma, tels Jacques Becker, s'enthousiasment pour lui.
Normal aussi, malheureusement en 1956, que le public s'étonne, ne s'y reconnaît plus... Que ce soit sa faute, non. Mais à coup sûr celle des chroniqueurs, des « guides » qui font chorus avec lui, sont désappointés comme lui qu'on ne leur serve pas la petite histoire traditionnelle, signalisée comme une route nationale.
L'histoire, du reste, est dans le film. Mais conçue en « flash back » classique, elle est racontée pour les yeux. Et elle prend, sous cette forme, une verve étonnante, raccourcis, métaphores, transitions vives, cocasses, délicieusement habiles entre la parade du cirque Mamooth et l'ancienne réalité.
Je ne sais rien qui, pour ma part, me venge davantage des films discours que ce dialogue « d'accompagnement », un peu déchiqueté, abandonné, repris, machinal, combien plus conforme à la vie que les tirades sur mesures de nos paroliers célèbres !
« Lola Montès » pétille d'esprit. Mais d'un esprit qui n'est pas dans le mot, ce serviteur si souvent abusif. Ophüls l'a remis dans les images, vraie substance de son art à lui.
Et si Martine Carol, malgré des efforts méritoires, n'est pas la femme du rôle, qui revenait de droit à la belle Maria Felix, bref, si, dangereusement grimée en brune, elle est le seul poids mort du spectacle, la distribution est des plus alléchantes, avec l'abatage, la carrure d'Ustinov, le charmant Anton Walbrook, l'ancien héros de « Mascarade », d'une sensibilité, d'une finesse parfaites dan le rôle du roi, les silhouettes de l'étudiant Werner de Guisol, des clowns, des nains et ces personnages hoffmanesques qui traversent à chaque instant l'écran.
Ajoutons que la partition qu'a signée M. Auric est autrement étoffée que la rengaine universelle de « Moulin-Rouge ».
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L'incertitude du public devant « Lola Montès » prouve à quel point il s'est déshabitué de tout un cinéma auquel le préparaient jadis, sur le mode facile, des opérettes comme « Le Congrès s'amuse », des revues comme « 42e Rue ». Mais aussi, pourquoi lui a-t-on tellement vanté des sous-produits du théâtre, aux ambitions figées ?
Ce qui devient incroyable, c'est que plusieurs « guides » protestent quand Astruc ou Becker vantent le goût de Max Ophüls. Sans doute, ce n'est pas le goût latin de René Clair. C'est le goût baroque de cette Germanie du Sud, Autriche, Bavière, qui a toujours été la partie artistique d'Ophüls, Allemand de l'Allemagne industrielle, si je ne me trompe... Jamais sans doute, on n'avait transposé à l'écran avec autant de bonheur et de faconde cette esthétique un peu délirante mais si savoureuse, celle de Salsbourg, de Wurtzbourg, du « Rosen Kavalier » de Richard Strauss.
« Lola Montès » : le seul film, depuis « La Strada », que j'aie voulu revoir deux fois d'affilée, avec un plaisir qui ne s'émoussait pas.
Moi, je verrais, je reverrais dans ce style-là tout ce qu'on voudrait, et les « séries noires, et les westerns, et même les « Signes de la Croix » !
Et, en tout cas, si les prix avaient encore le moindre sens, si les jurys songeaient enfin à soutenir les œuvres originales, fécondes, aventurées, le « Lola Montès » d'Ophüls devrait être le film le plus couronné cette saison.
Ces amabilités entre Ophuls et Vinneuil peuvent paraître d'autant plus surprenantes qu'il s'agit d'une réconciliation, la gratitude d'Ophuls n'en étant que plus remarquable, vu les propos peu amènes que le second tint sur le premier dans son pamphlet Les Tribus du cinéma et du théâtre, publiés à Paris en 1941 dans la collection "Les Juifs en France" des Nouvelles Éditions Françaises". En voici un extrait, prélevé page 85 :
« Pour les fameuses gloires du cinéma allemand, j'ai signalé le brusque dégonflement qu'elles subirent sitôt arrivées chez nous. Le cas le plus étonnant fut celui de Max Ophüls, qui débarquait de Vienne, précédé par la réputation de Liebelei, films d'une délicieuse sensibilité, et d'une facture de grand virtuose. M. Max Ophüls, une fois installé à Paris, commença à faire la petite bouche. Aucun des scénarios qu'on lui soumettait n'était digne de son génie. Il fallut mobiliser en son honneur Mme Colette, qui écrivit consciencieusement l'histoire et les dialogues de Divine. M. Ophüls dut se résigner enfin à tourner. Son produit fut une pauvre chose gauche et informe. Sur le plateau, M. Ophüls était apparu égaré, bafouillant, tâtonnant. Les langues se délièrent et on apprit que selon toute vraisemblance, M. Ophüls avait à peine mis la main au Liebelei viennois.
» A la lumière de ce fait, il faudrait réviser beaucoup d'illustrations du cinéma juif, rechercher les complicités tortueuses, les chantages, les pressions qui leur permirent de s'établir. On y verrait qu'après l'usurpation de la propriété matérielle, les Juifs pratiquent aussi froidement celle de la propriété spirituelle, et que parmi leurs plus fameux metteurs en scène, abondent les vulgaires négriers. Privés à Paris de leurs esclaves, ils ne pouvaient manquer de laisser transparaître leur imposture. »