APPENDICE AUX CAHIERS N°XIV et XV DE L’ARAHB SUR LE CINÉMA : ROMAN ET CINÉMA SELON HENRI BÉRAUD - UN REVENANT SELON JEAN-JOSÉ MARCHAND (CAHIER HENRI BÉRAUD, N°XXV, PRINTEMPS 2011, P.33-39).
L’un des genres journalistiques les plus pratiqués durant les premières décades du XXe siècle est l’enquête, menée en particulier auprès des écrivains et intellectuels. Le pullulement d’enquêtes de toutes sortes, aussi bien dans les quotidiens que dans les gazettes littéraires, dans les magazines que dans les périodiques spécialisés, était tel qu’une revue, dans un numéro paru à la fin des années 1920, dressa la liste, aussi fournie qu’hétéroclite, des enquêtes parues les mois précédents dans les journaux, des plus sérieuses aux plus farfelues (1). La "question cinématographique" ne pouvait manquer d’en susciter, tant elle agita, à partir de la fin des années 1910, les milieux intellectuels, qui s’interrogeaient sur le devenir de cette invention scientifique en passe de devenir un moyen d’expression susceptible de concurrencer le théâtre, discipline reine des arts de l’époque. Au moment où l’ARAHB a publié ma petite étude sur les rapports entre Henri Béraud et le cinéma, dans deux cahiers de 2007 et 2008, j’en avais recensé une trentaine parues jusqu’en 1930, sans compter celles menées par les revues spécialisées, plus nombreuses encore. Elles abordaient les thèmes les plus divers, du cinéma éducateur (La Vie, 1912) au rapport entre cinéma et poésie (Annales politiques et littéraires, 1930), en passant par « L’Avenir du cinéma français » (La Renaissance politique, littéraire, artistique, 1921), Charlot (Les Chroniques du Jour, 1926), « Une bibliothèque du film ? » (Les Cahiers de la République des Lettres, 1927) ou « la nécessité d’un Hollywood français » (Paris et le Monde, 1928-1929). J’avais compulsé en tous sens ces multiples enquêtes en ayant la certitude de trouver au moins une réponse d’Henri Béraud à l’une d’elles, vu la prolixité de notre écrivain dans ces années-là et le nombre incroyable de ses amis journalistes. Ce serait bien le diable si aucun d’eux ne l’avait interrogé au moins une fois et si Béraud n’avait trouvé le temps d’adresser deux ou trois paragraphes alors que les directeurs de journaux se seraient battus pour voir la signature du prix Goncourt 1922 dans leurs colonnes. J’avais fait chou blanc, ce qui ne pouvait que confirmer le faible intérêt manifesté par Béraud pour le cinéma.
Or, voici qu’au hasard d’autres recherches, apparaît notre auteur au milieu des cent quarante-trois écrivains et cinéastes (2) ayant répondu à une enquête ainsi formulée : « Roman et Cinéma. Estimez-vous que le cinéma ait eu ou puisse avoir une influence sur le roman ? Et laquelle ? ». Elle a paru dans le quotidien parisien L’Ordre, fondé en décembre 1929 et dirigé par Émile Buré (sur le plan politique) et Georges Ludwig (administratif), à partir du n°273, 30 septembre 1930. On trouvera ci-dessous la réponse d’Henri Béraud, précédée de la présentation de son enquête par René Groos, ainsi que de la présentation de Béraud par le même journaliste.
Nos lecteurs se souviennent peut-être que le second cahier Cinéma publié par l’ARAHB concernait le film Un revenant de Christian-Jaque, dont le scénario, écrit par le cinéaste en collaboration avec Henri Jeanson, s’inspirait, sans l’admettre, de Ciel de suie. Pour que cet appendice fasse parfaitement écho aux deux cahiers, on trouvera également ci-dessous, après la réponse d’Henri Béraud à L’Ordre, une critique de Jean-José Marchand (14 août 1920 – 8 mars 2011), parue dans l’hebdomadaire Climats (3). C’est aussi une manière de rendre hommage au grand critique d’art et de littérature disparu récemment (4).
Roman et Cinéma. Estimez-vous que le cinéma ait eu ou puisse avoir une influence sur le roman ? Et laquelle ? - Enquête de René Groos
Jamais sans doute plus qu'aujourd'hui, où l'art muet devient parlant, le cinéma n'avait inspiré à la fois enthousiasmes et colères, espérances et craintes. Jamais il ne fit couler plus d'encre ; jamais il ne fut prétexte à plus de remarques de tout ordre, à plus de frivolités, à plus de vues sagaces.
Et voilà peut-être qui nous justifie : voilà qui nous excuse d'avoir entrepris à notre tour, après tant d'autres enquêtes qui auraient pu lasser le bon vouloir des personnalités consultées, celle que nous présentons aujourd'hui aux lecteurs de l'Ordre.
La question
Nous avons fait tenir, à diverses personnalités du monde des Lettres et du Cinéma, la lettre suivante :
Monsieur,
Voici quelque deux ans, M. Pierre Benoit remarquait qu'une nouvelle esthétique du roman semblait naître du cinéma : « Simplicité du plan, marche rigoureusement chronologique de l'action, façon toujours directe dont se présentent les personnages, souci constant de les faire agir avant de tenter une justification psychologique de leurs actes. » Et l'auteur de Koenigsmark ajoutait : « La valeur de cette esthétique peut être niée. Ce qui est moins aisé, c'est de contester son existence, et le développement qu'elle ne va plus cesser de prendre. »
Il serait curieux, nous semble-t-il, d'examiner aujourd'hui si cette prophétie s'est réalisée. Et c'est pourquoi nous nous permettons de vous poser les questions suivantes :
Estimez-vous que le cinéma ait eu ou puisse avoir une influence sur le roman ? Et laquelle ?
L'Ordre serait heureux, et même fort honoré, de publier votre réponse à ces questions.
L’Ordre, 25 octobre 1930, p.1-2 :
Henri Béraud :
Fougueux et prompt, Henri Béraud montre au moins trois beaux dons : une gaillardise de polémiste, la verve épique dont il anime au Quatorze juillet ou aux jours de septembre une foule révolutionnaire, semi-consciente et enthousiaste, cet art enfin d'imaginer des personnages qui montrent un beau visage humain. Et je n'ai rien dit de la langue qu'il parle, riche et loyale, drue et ferme.
Voici la réponse de M. Henri Béraud :
Le cinéma sert de Bible, d'Université, de Théâtre, de journal, à plusieurs centaines de millions d'individus. Pour beaucoup il remplace les stupéfiants, la foi et la Révolution. D'un bout du monde à l'autre bout, il a répandu les belles manières, le baiser en trois temps, les knickerbockers (5), l'architecture cubiste, le plaisir en série, le goût de la vitesse et le dégoût des voyages. Le cinéma a modifié la politique en suscitant des dictateurs photogéniques ; il a troublé la vie sociale en plaçant les aspects de luxe sous les yeux de la misère ; il a dégradé la musique en égalant, sur ses gélatines sonores, la Neuvième au Nocturne de Werther (6). Il a tué le rêve. Pourquoi diable n'aurait pas, sur le roman, « une influence » ?
Irait-on croire que le roman est une arche, un tabernacle, et que le pauvre monde soit contraint au respect pétrifié de ce genre tabou ?
Plaisante illusion !
Bien avant le cinéma un art « art » avait influencé le roman et cet « art » n'était ni plus ni moins que le feuilleton populaire. Si l'on veut bien examiner la production romanesque en 1885, date de la publication des Filles de plâtre (7), et 1910, temps des premiers films à succès, l'on verra que la plupart des romanciers en renom durant cette période, et principalement les naturalistes, relèvent plus ou moins de Xavier de Montépin et se sont, en fin de compte, partagé son public. Le monde ne change pas, ni la littérature. Tenons pour assuré qu'une si belle leçon n'a pas été perdue. Ce n'est pas parce que Montépin s'appelle Griffith qu'il n'est plus Montépin...
Cela dit, on peut admettre que, d'un point de vue moins commercial et sans doute plus heureux, le film ait pu influencer le roman. Moins, peut-être, dans le sens indiqué par M. Pierre Benoit (marche rigoureusement chronologique de l'action) que dans une recherche fort souhaitable de l'effet rapide et visuel (exemple : Paul Morand), de la symétrie décorative (le Maurois de Climats), de la fresque anecdotique et rythmée (le Dorgelès du Réveil des Morts), du reportage affabulé (René Benjamin). Toutefois, un nombre important de romanciers estimés se sont, jusques aujourd'hui, montrés tout-à-fait imperméables à cette influence. C'est peut-être qu'ils ne vont pas au cinéma...
Henri Béraud.
Notes :
(1) L’Annuaire général des lettres, dans son édition de 1931 (p.155-158), se livra au même type d’exercice, en donnant une liste des quarante-cinq enquêtes « qui ont été les plus remarqués » (ainsi que de soixante-treize reportages, p.159-160), les intellectuels et hommes de lettres ayant notamment été interrogés en 1930 sur « le besoin de tuer » (Paris-Soir), sur la civilisation américaine (« Pour ou contre », Le Figaro), « la nécessité et à la possibilité d'une organisation européenne » (Monde), la possibilité d’une « fusion de la poésie et du cinéma » (Les Annales), l’existence d’une « inquiétude particulière à notre époque » (Les cahiers de l’Étoile), « Partiriez-vous pour la prochaine ? » (Le Cri de Guerre), « Au fond, aimez-vous la vie moderne ? » (La Liberté).
(2) Ne donnons les noms que d’à peine la moitié de ceux-ci, les autres noms ne disant plus grand-chose à grand monde aujourd’hui : J.-H. Rosny aîné, Rachilde, Antoine, André Salmon, Paul Bourget, Alexandre Arnoux, Georges Duhamel, Jaque-Catelain, Clément Vautel, Maurice Constantin-Weyer, Marcel Prévost, Fernand Divoire, Abel Gance, Roland Dorgelès, Paul Léautaud, Edouard Herriot, Paul Reboux, Maurice Maeterlinck, Maurice Leblanc, Paul Valéry, Jérôme et Jean Tharaud, Pierre Véry, J.H. Rosny jeune, Francis de Miomandre, Max Jacob, Jean Schlumberger, Lucien Descaves, Yvette Guilbert, Marcel Arland, Jean Giono, Georges Suarez, Cami, Irène Nemirovsky, Henri de Régnier, Jacques de Baroncelli, Maurice Dekobra, Emmanuel Berl, Henri Pourrat, Claude Farrère, Philippe Soupault, Lucien Farnoux-Reynaud, Jean Epstein, Henry Bordeaux, Henri Béraud, Marcel Aymé, Paul Ginisty, Pierre Descaves, Suzanne Bianchetti, Eugène Montfort, Marcelle Tinayre, Gus Bota, Gaston Thierry, Alain, Camille Mauclair, Joseph Delteil, André Maurois, Jules Romains, André Thérive, Jean Paulhan, Jean-Richard Bloch, Emile Henriot et Julien Green.
(3) Créé le 23 novembre 1945 avec pour sous-titre « hebdomadaire de la Communauté française », puis « France et Outremer », « les Annales coloniales » ou « hebdomadaire de la Communauté française », ce titre a duré une dizaine d’années.
(4) On peut retrouver le « journal des lectures de Jean-José Marchand » sur le blog personnel qu’il tenait et sa voix dans un entretien filmé sur le site de la Quinzaine littéraire, à laquelle il collaborait depuis 1970 (http://laquinzaine.wordpress.com/2009/10/19/les-interviews-filmees-des-collaborateurs-%E2%80%93-jean-jose-marchand/).
(5) Joueurs d’un club de baseball fondé en 1845 à New York et, par extension, règles de ce sport qu’ils avaient édifiées. Les Knickerbockers n’existent plus aujourd’hui. En revanche, les joueurs de basket-ball de l’équipe professionnelle de New York s’appellent les Knicks.
(6) Werther, opéra de Jules Massenet composé en 1892, d'après Les Souffrances du jeune Werther de Goethe.
(7) Roman de Xavier de Montépin (1823 – 1902) paru en 1855.
« Films de festivals », par Jean-José Marchand, Climats, 31 octobre 1946