Notre vénéré rédacteur en chef de Jeune cinéma, Lucien Logette, dans son excellente chronique (pléonasme) de La Quinzaine littéraire du 16/30 juin 2010 (n°1017, p.26), revient sur quelques "hidden gems", selon la terminologie de la revue Sight & Sound, ces « joyaux cachés oubliés par le temps », « films dont l’étrangeté résisterait à l’usure, des hapax qui, d’une ère à l’autre, garderaient toutes les vertus saugrenus », « des titres dans la marge dont la seule évocation déclenche des sourires connivents chez les heureux mortels qui ont pu les savourer, et dont on aimerait prolonger la liste. » Parmi eux, Monsieur Coccinelle, film sorti initialement le 3 novembre 1938 auquel je m’empresse de faire un sort particulier en reproduisant un article paru au moment de sa ressortie en 1942 qui montre qu’il faisait alors déjà figure d’hapax. Ce statut lui a été confirmé environ une fois par décennie, trois exemples étant donnés dans les indispensables index Calenge :
- « Films oubliés d'hier et d'avant-hier », par Raymond Borde, Cinéma, n°4, mars 1955, p.77 (« Bernard-Deschamps ») ;
- Fiche filmographique, par Paul Vecchiali, La Saison cinématographique 1973, « Image et Son », octobre 1973, p.253 ;
- « Quand les coccinelles déployaient leurs ailes » (sur Pierre Larquey), par Raymond Chirat, et analyse du film, par Marcel Oms, Cahiers de la Cinémathèque, n°50, « L’âge d’or de la petite bourgeoisie », 1988, p.53 et 88 ;
- « Bernard-Deschamps, essai d'inventaire », par Luc Moullet, Trafic, n°70, p.63-66.
Et il serait étonnant que Chardère n’ait pas pris le relais à un moment ou à un autre.
En ce qui concerne les histoires du cinéma, voyons le P.V. de 1973 : « Bernard Deschamps ? Personne ne connaît... Monsieur Coccinelle ? Enterré avec toute cette horrible production française des années trente, surannée et petite bourgeoise... Dépêchons-nous, en effet, de l'enterrer car, par l'audace de ses oeuvres les moins ambitieuses, par le courage de ses cinéastes les moins célébrés, par la fantaisie de ses scénaristes les plus obscurs, par le talent et la personnalité de ses acteurs dits secondaires, ce cinéma-là ferait mourir de honte la quasi-totalité des cinéastes d'aujourd'hui. »
La situation n'a pas tellement changé, le Billard de 1995 ignorant le film, tout comme le Guide Cinéma 2009 de "Télérama".
Une revue de presse de 1938 serait bienvenue.
- J’ai qu’à m’y coller, dites-vous ? Bon, je ne promets rien, mais c’est tentant !
Complément (22 août 2010) : un lecteur particulièrement savant me signale que les jeunes cinéphiles du film de Jean-Charles Tacchella, Travelling Avant, choisissent Monsieur-Coccinelle pour inaugurer leur ciné-club.
Comœdia, n°59, 8 août 1942, p.1/5.
UNE ERREUR JUDICIAIRE
par EMILE VUILLERMOZ
C’est à tous les arts que devrait être étendue l’initiative féconde des peintres qui fondèrent, un jour, le « Salon des Refusés ».
Cette juridiction d’appel, ce recours en cassation assureraient à tous les créateurs des garanties de justice singulièrement précieuses dans leur profession où rien n’est plus fréquent qu’une erreur judiciaire. Assurément, il ne faut pas cultiver, comme on l’a fait souvent, le snobisme de l’échec et croire qu’un artiste sifflé a forcément du génie, mais, en rassemblant méthodiquement les ouvrages qui ont dérouté ou scandalisé la foule au moment de leur naissance, on a de grandes chances de recueillir d’intéressantes indications.
Les auteurs de cinéma seraient les premiers à tirer bénéfice d’une telle procédure. Justiciables de tribunaux assez suspects – puisque le droit de vie ou de mort appartient aux exploitants, dont la déformation professionnelle est redoutable, et à la foule, dont l’ignorance est dangereuse – ils auraient le plus grand intérêt à subir une nouvelle expertise en sollicitant le témoignage d’observateurs possédant une indépendance plus complète et un sens critique plus développé. Voilà pourquoi j’estime qu’un club, un journal ou une salle spécialisée qui organiserait, périodiquement, des présentations de films condamnés par le suffrage universel, retiendrait l’attention d’une clientèle de connaisseurs et rendrait souvent à l’art des images un magnifique service.
Cette idée s’est imposée à moi, ces jours-ci, en présence d’un écran où le hasard me faisait assister à la projection fugitive d’un film de Bernard Deschamps intitulé : « Monsieur Coccinelle ». Ce film rentrait au bercail après un circuit mouvementé. Il portait de glorieuses blessures. Des cicatrices très apparentes dénonçaient les coups de ciseaux rageurs émanant de quelques tenanciers de salles, scandalisés par le caractère inhabituel de cette réalisation. Ces gardiens de la tradition commerciale avaient essayé, naïvement, par leur censure individuelle, de limiter les dégâts !
Ce film avait heurté l’opinion. Je reconnais qu’il n’était pas sans défauts et il me serait facile d’y relever des erreurs de rythme et de distribution d’une certaine gravité. Mais il était trop évident que ces faiblesses n’étaient pas de celles qu’une foule peut discerner et dont elle est capable de souffrir. Tout au contraire ! Le soin avec lequel les exploitants avaient respecté les dialogues trop lents et sacrifié les scènes de cinéma pur prouvait bien que mes scrupules se situaient aux antipodes de la zone de résistance du public. Le malentendu était total et tout le procès était à reprendre.
L’introduction pouvait se reconstituer aisément. Avez-vous observé la réaction prévue, inévitable, qu’ont déterminée dans nos studios les excès du « théâtre photographié » ? La belle comédie filmée, spirituellement dialoguée et brillamment jouée par des virtuoses affranchis de toute préoccupation cinématographique, plaît incontestablement à notre foule latine, plus sensible au verbe qu’à l’image. Et son succès est fort légitime. Mais cette formule de spectacle a entraîné une telle simplification et, disons le mot, un tel appauvrissement de la technique d’écran que certains cinéastes ont éprouvé le besoin de réhabiliter le vocabulaire, la grammaire et la syntaxe du langage visuel parvenu, au temps du film silencieux, à un stade d’éloquence si nuancée. On vit surgir des hommages à Méliès et l’on rechercha les souples enchaînements d’images et de sons déshumanisés qui créent sans le secours des mots, des associations d’idées et de sentiments dont s’émeut notre subconscience. Un technicien aussi orthodoxe que Marcel L’Herbier et cet infatigable Rastelli de l’esthétique qu’est Jean Cocteau ont, tout récemment encore, rompu en faveur de cet idéal, ces deux lances qui s’appellent La Nuit fantastique et La Comédie du bonheur.
Mais personne ne s’est aperçu que, depuis quatre ans, Bernard Deschamps avait déjà livré cette bataille avec Monsieur Coccinelle. On ne lui en sut aucun gré et il ne faut pas s’en étonner, car toutes les règles du jeu avaient été violées.
Bernard Deschamps est un professionnel connu, catalogué, classé, qui porte, attachée à son cou, une fiche signalétique établie pour l’éternité. Rien dans ce passeport n’autorisait son titulaire à pénétrer dans un domaine réservé. Bernard Deschamps n’avait pas le droit de nous donner un nouvel Entr’acte. Nul ne voulut donc homologuer sa performance.
De plus, quel terrain de combat avait-il choisi ? La satire sociale la plus impertinente, la plus irritante, la plus automatiquement impopulaire : le portrait, en daguerréotie, du François moyen, campé devant l’objectif dans des poses choisies avec une féroce clairvoyance. Photographie impitoyable, d’une laideur savante, aggravée par la minutieuse application de Larquey soucieux de ne laisser dans l’ombre aucune des tares du modèle. Souvenez-vous de l’atroce perfection de certains rôles de « composition » de notre grand Signoret ! Spectacle d’une cruauté d’autant plus insoutenable que l’écran tendait brutalement à la majorité des spectateurs un miroir dans lequel ils se reconnaissaient avec humiliation et colère.
Allez donc demander l’adhésion de la foule à l’analyse des états d’âme d’un ménage petit-bourgeois guettant un héritage, d’un fonctionnaire-marionnette assis sur le trône du Dictionnaire des idées reçues, d’une douce vieille fille rongée par le cancer du rêve et de toute une population conformiste attachant le masque grotesque de sa propre sottise sur le visage auguste de la Mort ! Invitez donc à sourire du musée des horreurs que représentent la villa et le jardinet de ce banlieusard les millions de Français dont la plus ardente ambition est d’en posséder de semblables ! La provocation était trop insolente.
Ajoutez à cela la mise en pleine lumière de la médiocrité et de l’inutilité d’une vie d’honnête homme, ni pire ni meilleur que les neuf dixièmes des clients du cinéma qui la contemplent, l’ironique amertume de la stylisation musicale des gestes de ces pantins dont la routine tire les ficelles, l’amère constatation de l’égoïsme et de la cupidité universelle et vous comprendrez pourquoi la foule n’a pas sauté au cou de l’auteur pour le remercier de la leçon précieuse qu’il venait de lui donner.
Mais il n’en demeure pas moins évident que ce film a subi un déni de justice, car personne ne s’est levé pour faire observer qu’il était, à la fois, courageux et généreux comme un conte de Maupassant retouché successivement par Mirbeau et Courteline. Personne n’a dit que cette œuvre avait un style, ce qui est, à l’écran, une singularité technique rarissime. Personne n’a su rendre justice à un effort strictement cinématographique dans une époque de production où le « cinématographe » est aussi démodé que le zootrope ou le praxinoscope de nos grands-pères. J’ajoute que ce scénario a une valeur sociologique exceptionnelle parce que le foisonnement des Coccinelle dans notre France d’avant-guerre explique parfaitement l’aveuglement qui a conduit notre pays à sa perte.
Pour toutes ces raisons, pour d’autres encore, cette réalisation méritait l’attention des familiers de l’écran et c’est pourquoi il faut souhaiter que, dans sa version intégrale et en présence de témoins qualifiés, ce film reprenne rétrospectivement la place qui lui était due dans l’histoire de notre lanterne magique.