J'ai déjà eu l'occasion d'écrire (ici) qu'un des travers de tout cinéphile digne de ce nom est sa propension à tout entrevoir au prisme du cinéma. (à peine ai-je écrit cette phrase que surgit un exemple, puisque je ne puis m'empêcher de penser à un livre d'Abel Gance, intitulé Prisme).
En lisant ce matin, dans les pages "Rebonds" de Libération, une tribune exigeant la suppression des numéros 1 et 2 dans le numéro de Sécurité sociale - seul le 3 (celui qui correspond à des "identités transitoires") n'étant pas, aux yeux de l'auteur (ex-conseillère d'Eva Joly, candidate à la Présidentielle, "activiste du groupe féministe la Barbe"), « suspect dans sa volonté de nous identifier à tout prix comme "appartenant à" » et de nous imposer des « rôles assignés » -, m'est tout de suite venue à l'esprit l'exclamation du "Prisonnier" : « Je ne suis pas un numéro ! » Ce à quoi il nous est désormais rétorqué : « nous sommes toutes et tous des 3 », « des êtres complexes et en transition constante, dont aucune des trajectoires n'est identifique, linéaire ou définitive ». L'auteur s'insurge contre toute survivance d'une quelconque norme, contre toute détermination, contre toute appartenance, avec la plus louable des énergies.
Certes, mais, une fois supprimés les chiffres indiquant le sexe dans les numéros de Sécu, subsistera encore le prénom, qui, sauf quelques cas (Claude, Marie, et encore), trahit l'appartenance de l'individu à l'un ou l'autre genre. Qu'à cela ne tienne, la prochaine étape sera de le supprimer. On prend les paris ? Voyons à cet égard la seconde chose qui a éveillé en moi une "image cinématographique" : le prénom de l'auteur de cette tribune, Chris Blache, très markerien [C9]. Or, nul doute que cette dame (ou ce monsieur, ou que sais-je) s'appelle Christine à l'état civil (et il y a peu encore, alors même qu'elle/il/elles/eux [ces derniers mots écrits au cas où elle/il/elles/eux refuserai[en]t d'être assigné[[e[[[s]]]]] à un singulier, réducteur des potentialités multiples que ne manque pas de revêtir l'individu épris de liberté] militai[en]t déjà à "La Barbe", en tant que "président(e)" de l'association "Les ami-e-s de la Barbe"). A l'avant-garde du combat contre la formalisation de normes qui continue de « faire obstacle à une transformation sociétale pourtant en marche depuis la fin des années 50 », Chris montre l'exemple en répudiant Christine afin d'adopter un prénom neutre (pas de bol pour moi, l'apocope de Manuel donne Man, vu que j'ai horreur de Manu, diminutif d'Emmanuel[le] !) [C1 et C2].
Comme dans l'affaire du mariage dit "pour tous" (joli lapsus), ces revendications permettent de vérifier une fois de plus que le propre des progressisme et égalitarisme, comme l'a si bien démontré Jean-Claude Michéa, c'est de n'être jamais rassasiés, de toujours devoir être "en marche" pour ne pas être à leur tour qualifiés de rétrogrades. Aussi est-il d'une hypocrisie aveuglante de s'indigner que quelques dignitaires religieux (Monseigneur Barbarin ; cela s'est un peu calmé depuis que le rabbin Bernheim a exprimé le même type de positions [1]) ou que quelques hommes politiques ne voient pas pour quelle raison la prééminence de l'Amour et du Désir individuel pour déterminer les conditions du mariage (les mots "déterminer" et "conditions" devant d'ailleurs être rendus caducs) n'entraînerait pas de facto la renvendication du mariage à plusieurs (déjà célébré en d'autres contrées plus évoluées [2]), du mariage inter-générationnel, du mariage intra-familial (bref, du véritable "mariage pour tous"). Les promoteurs du pacs ayant déjà effectué un revirement à 180° au sujet du mariage pour les homosexuels, il est évident qu'ils accueilleront gaiement les étapes suivantes, quand viendront notamment sur la table, inéluctablement, la procéation médicalement assistée, l'adoption et la gestation pour autrui, le tout "pour tous", et tous pour l'Un(forme).
En attendant l'avènement de cette société de l'indistinction, idéale aux yeux des progressistes (en attendant toujours mieux), c'est-à-dire totalement asexuée (parions à cet égard sur la dissociation progressive de la sexualité et de la reproduction, qu'on ne pourra un jour peut-être plus appeler procréation [3, 4 et 6], jusqu'à l'ectogénèse) [C7] et "dégénérée", au sens propre comme l'établit Anne-Marie Le Pourhiet (professeur de droit public et auteur d'un manuel de droit constitutionnel) [C8], admirons l'incise de Clémentine Autain dans un débat avec Élisabeth Lévy ("Le Débat Yahoo!", 16 octobre 2012, « mariage gay : clause de conscience pour les maires réfractaires », instant 4'55/9'31) [C3], tellement énorme que même son interlocutrice, pourtant pas la dernière à avoir du répondant sur un plateau de télé, ne l'a pas relevée : « pour l'instant il n'est pas possible pour un homme d'avoir une gestation » (c'est moi qui souligne) [C4].
Et plongeons-nous dans le très roboratif dossier que la revue Éléments consacre, dans son superbe dernier numéro, à « l'idéologie du genre contre le sexe », manière pour moi d'en finir sur une nouvelle note cinématographique :
[C5]
Notes :
[1] Comme par hasard, de chauds partisans du "mariage gay" font subitement preuve de beaucoup moins d'enthousiame. Du coup, a contrario, on se demande pourquoi certains persistent à concentrer sur l'Église catholique leur stigmatisation des « positions arriérées voire obscurantistes en décalage complet avec les nécessaires évolutions sociales et politiques de notre temps » (c'est aussi bien sûr le cas où du si libre Charlie-Hebdo), comme le note La Vie.
Notons à cet égard l'hypocrisie de Charb, le directeur de Charlie-Hebdo, quand il prétend qu'il ne chercherait pas spécialement à se faire de la pub en mettant en Une les dessins les plus choquants, vu qu'il a choisi pour le numéro 1064 un dessin ordurier, très mauvais par rapport à ce que produit parfois Luz, parce que susceptible de faire parler dans les médias, plutôt qu'un dessin bien plus réussi (dont il est lui-même l'auteur et qui a été relégué en dernière page du journal, dans la rubrique "Les couvertures auxquelles vous avez échappé"), assez drôle, moqueur vis-à-vis des positions chrétiennes sur le mariage gay sans pour autant être insultant.
Ceci dit, si l'on s'amusait à donner des preuves de l'hypocrisie de journal, il en faudrait des compléments ! Un seul pour la route, à propos de la prétention de Charb de s'en prendre à toutes les religions de la même façon, et notamment aux trois grands monothéismes, cette couverture du 19 décembre 2012 :
- Complément (12 avril 2013) : d'aucuns considèrent que les ennuis du Grand Rabbin Bernheim, acculé à la démission, ne sont pas sans rapport avec sa prise de position contre le "mariage pour tous" - un exemple ; un avis contraire.
De toutes façons, de petits malins ont trouvé la parade : « Il n’est plus guère ici le lieu de nous étendre sur la double imposture de Gilles Bernheim ; il a pris congé. Fait remarquable cependant : ceux qu’il a plagiés sont, pour la plupart, des auteurs catholiques [notamment Joseph-Marie Verlinde, auteur de L'Idéologie du genre, aux éditions Le Livre ouvert]. Son judaïsme de bon aloi n’était qu’un christianisme de bon ton » (« Les complices de l'imposteur », par René Lévy, Libération, 16 avril 2013, p.21).
[2] Voir sur le site "Nouvelles de France" un virulent article de dénonciation de la propagande en faveur du "polyamour", qui renvoie à deux autres éloges de la "polyphilie", de la "polygamie" ou de la "polygamy", comme on voudra dire. L'argument principal : "Et pourquoi pas ?". Qu'est-ce qu'un droit supplémentaire accordé aux uns retire aux autres, en effet, pour reprendre le mode de raisonnement dominant (i.e. libéral) ? « Trop d'amour nuirait-il ? », anticipe Catherine Ternaux, écrivain. Ah, chouette, je me disais bien que je pourrai bientôt enfin me marier avec mon frère : et manquerait plus que mon épouse s'oppose à ce surcroît d'amour et de félicité !
[3] L'éloge de l'indétermination et de l'indistinction ne signifie nullement que tout doit être laissé au hasard et que tous les mélanges soient forcément désirés "par tous" ou "pour tous". Ainsi pouvait-on lire récemment, en page "Je me souviens" du "Mag" de Libération (20-21 octobre 2012, p.XX), dans un article du 2 mai 1979 (« Procréation artisanale assistée », par Annette Lévy-Willard) sur un couple de lesbiennes pionnières en matière d'insémination artificielle : « Anonymes, inconnus de Wendy et Linda. Elles ne veulent pas savoir qui donne son sperme mais elles ont quelques exigences. D'abord que leur amie vérifie le passé médical des hommes "sélectionnés". "Et on a demandé que notre amie ne choisisse que des juifs, avoue Linda. Du sperme juif !" (rires) » Cela sonne comme un écho de propos qu'Actualité juive aurait prêtés à Julien Dray : « Je suis un vrai juif, pas un mélangé » (7 octobre 1988).
De même, la mixité et l'indifférenciation sexuelle ne peuvent être promue absolument partout, la "non mixité" devant parfois prévaloir...
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[4] La tribune de Chris Blache paraît à côté de point de vue d'une anthropologue, Anne Cadoret, intitulé « Deux parents ne suffisent pas à faire un enfant », dans lequel il est affirmé :
« Pas plus chez nous qu'ailleurs, la rencontre d'un homme et une femme ne suffit pas à elle seule à donner un enfant. Mais, aujourd'hui, cette incomplétitude humaine n'oblige plus à passer uniquement par la relation sexuelle pour assurer la procréation ; prenons acte de ce fait et symbolisons-le en acceptant que la cellule familiale ne soit plus le reflet de la procréation. »
Compléments :
[C1] La neutralité du prénom rejoint "naturellement" « le genre neutre et la coupe au carré », « uniforme obligatoire chez les grandes prêtresses du néopuritanimsme sexuel [Caroline Fourest, Christine Delphy, Judith Butler, Joy Sorman, Caroline de Hass [promue rééducatrice de ministres], Natacha Chetcuti, Fiammetta Venner » (Éléments, n°145, octobre-décembre 2012, p.75) qu'arbore(nt) bien entendu elle-lui-eux aussi Chris Blache, ainsi que Clémentine Autain et autres Christine Bard (auteur de Ce que soulève la jupe, qui fait écho au téléfilm La Journée de la jupe, avec Isabelle Adjani) ou La P'tite Blan, subtile blogueuse.
[C2 (14 novembre 2012)] Toujours de tous les bons combats, Jacques Attali prône "le droit à changer de prénom" (version "Slate" d'une chronique paru dans L'Express du 14 novembre 2012, n°3202, page 194) : « Pourquoi faudrait-il accepter le nom, et le prénom que nos parents nous imposent ? Ne peut-on s’en choisir un ? », demande-t-il, faussement naïvement. Pas un seul moment dans son texte, si j'ai bien lu, il ne se place du point de vue des parents et n'envisage qu'ils pourraient ressentir ce changement de nom comme une sorte de répudiation, un manque de reconnaissance pour ce qu'ils ont apporté à l'individu-roi, qui se veut absolument autonome (si je puis me permettre ce jeu de mots, puisque le suffixe "nome" en question ne désigne pas le nom). Cette proposition d'institutionnaliser ce nouvel élément de la révolte contre les pères est une marque supplémentaire de l'ingratitude contemporaine diagnostiquée par Alain Finkielkraut dans un livre portant ce titre, L'Ingratitude.
[C3] Ce "débat" entre Autain et Lévy est une joute "intellectuelle" des plus divertissantes. Deux semaines plus tard, le 30 octobre 2012 donc, non contente de se réjouir que l'avortement soit désormais "remboursé à 100 % pour tous" (décidément, c'est moi qui souligne ; en revanche, pour les lunettes de vue et les frais dentaires, par exemple, on repassera - malgré, entre autres, ce qu'avait promis Nicolas Sarkozy), la Clémentine suggérait que les frais de maternité et d'accouchement soient soumis à conditions de ressources (minute 4/7,5). Et le 7 novembre ("débat" mis en ligne le 6), on apprend que le fait que ce soit les femmes qui mettent les enfants au monde « ne change rien » aux rôles des hommes et des femmes et n'implique nullement qu'il y ait une quelconque différence entre les uns et les autres. A ce degré de fanatisme, ça en devient grandiose !
[C4] ... et qui renvoie à un article montrant que le fameux film de Demy n'était pas fantaisiste, mais prémonitoire : « Dans quelques décennies, les couples d'hommes pourront en outre bénéficier de l'utérus artificiel. Le biologiste et philosophe Henri Atlan - grand spécialiste du sujet - défend l'idée qu'il n'y a guère de différence fondamentale entre une couveuse pour prématurés et l'utérus artificiel. »
[C5] « Séparer le mariage traditionnel de l'État ».
[C5] Nouvelle couverture d'Éléments faisant appel au cinéma, en l'occurrence l'art du générique selon Saul Bass :
[C6] « Vers l'humanité unisexe » ("Slate.fr", 22 janvier 2013), par Jacques Attali, qui anticipe les naissances dans une "matrice artificielle" : « nous allons inexorablement vers une humanité unisexe, sinon qu’une moitié aura des ovocytes et l’autre des spermatozoïdes, qu’ils mettront en commun pour faire naitre des enfants, seul ou à plusieurs, sans relation physique, et sans même que nul ne les porte. Sans même que nul ne les conçoive si on se laisse aller au vertige du clonage. »
[C7] L'une des grandes partisanes de l'ectogénèse est la merveilleuse Marcela Iacub, la féministe la plus "conséquente" (« le pire ennemi des femmes, c'est l'enfant, c'est la famille » ; bis). Joy Sorman n'est pas mal non plus. Il n'y a guère que Ruwen Ogien pour les surpasser.
[C9] Gageons dès lors que, dans une génération ou deux, l'un des bons mots les plus fameux de Woody Allen sera devenu incompréhensible : « La vie est une maladie mortelle sexuellement transmissible. »
[C8] Voir aussi : l'inscription du "mariage burlesque" dans le Code civil.
[C9]
1952 :
1954 :
1959 :
[C10] La question du prénom fait l'objet de nombreux développements dans l'œuvre de Renaud Camus et, à sa suite, dans celle d'Alain Finkielkraut, qui se livre, dans un entretien récent donné à Philippe Bilger, à une diatribe contre la disparition quasi complète du patronyme de l'usage courant. Je suis tombé par hasard dernièrement sur l'un de ces exemples d'incongruité dans l'usage du prénom, au détour de la consultation d'une étude tout ce qu'il y a de plus sérieux de l'Institut Montaigne. La présentation de "L'Auteur", Iana Dreyer, avant la page de titre, décline une brassée de diplômes, titres, publications et autres breloques impressionnante. Dernière ligne : « Iana est diplômée de Sciences Po Paris et de la London School of Economics. »
[C11] Une affiche d'un film de Jacques Demy a été choisie pour illustrer son article. Bien d'autres de ses films anticipent l'idéologie dominante du temps : « Avant l'heure, Demy a exploré des thèmes chers aux gender studies, la déconstruction des rôles sexués, le reformatage de l'idée de famille, la multiplicité du féminin, et la fluidité du genre. Les Demoiselles de Rochefort peut être perçu aujourd'hui comme un film politique où le féminin domine, et où les femmes n'ont pas besoin de gars pour avoir des enfants et des carrières » (conclusion de l'article « Jacques Demy repense la famille, de l'absence des pères à la multiplicité du féminin », par Iris Brey, L'Avant-scène Cinéma, n°602, avril 2013, p.81)