L’article reproduit ci-dessous a paru dans le n°XV des Cahiers Henri Béraud (hiver 2007-2008, p.7-12), dont nous avons donné le sommaire complet ici.
Dans le précédent numéro des Cahiers Henri Béraud consacré au cinéma, nous avons affirmé que Le Martyre de l’obèse, réalisé en 1932 par Pierre Chenal, était l’unique adaptation cinématographique d’un roman de Béraud. Or, les béraldiens et les Lyonnais, à plus forte raison les béraldiens lyonnais, considèrent que son roman Ciel de suie, dont l’action se déroule dans le milieu des soyeux de la Croix-Rousse, a directement inspiré un film réalisé peu après la Seconde Guerre mondiale, Un revenant. Il en serait « la seule et unique source », nous a par exemple écrit Francis Lacassin, qui reconnut aussitôt, dès 1946-1947, « les personnages et situations de Ciel de suie ».
Pour ma part, j’ai longtemps pensé que les deux œuvres devaient surtout leur proximité à leur source d’inspiration commune, l’"affaire Gillet", fait divers très célèbre à Lyon. Les personnages et situations se ressembleraient forcément, mais le traitement, l’intrigue, les thèmes mis en avant, les dialogues et motivations des personnages différeraient sensiblement. Ils seraient surtout fonction de la personnalité d’auteurs distincts, Henri Béraud pour le livre, Henri Jeanson et Christian-Jaque pour le film. L’analyse comparative reproduite plus loin, publiée par un éminent universitaire lyonnais, critique et historien du cinéma, bat en brèche cette interprétation. Les rapprochements entre les deux œuvres, la façon dont sont rendues l’atmosphère et les mentalités lyonnaises notamment, s’avèrent trop proches pour qu’ils soient seulement fortuits.
Les raisons d’en vouloir à Henri Jeanson, le principal scénariste et dialoguiste du film, ne manquent donc pas. N’a-t-il pas profité de l’indisponibilité forcée de Henri Béraud à la Libération pour s’approprier l’œuvre de son ancien ami ? Sa rupture avec Béraud au moment du Front populaire, dont témoigne l’article « Le cœur de Monsieur Béraud » (reproduit dans le présent cahier), ne l’autorisait pas à lui faire ainsi les poches. N’était-il pas pour le moins indélicat de n’avoir pas reconnu tout ce que son scénario devait à Ciel de suie, Béraud ayant par ailleurs contribué, vingt-cinq ans plus tôt, à lancer la carrière journalistique de Jeanson ? La part de droits d’auteur que toucha Jeanson fut très supérieure à celle de ses co-scénaristes. D’après le « devis définitif du film arrêté par le cabinet Chéret » pour la section du Service des prêts du Crédit national, organisme créé par Vichy pour les « Avances à l’Industrie Cinématographique » et reconduit après guerre (1), Jeanson devait toucher 400.000 francs pour avoir écrit le scénario et « intégralement les dialogues ». Pour leur part, Christian-Jaque (pour le découpage) et Louis Chavance (aide aux dialogues) n’en toucheraient respectivement que 150.000 et 75.000. La part des uns et des autres aurait-elle été tellement moindre si l’on avait associé Béraud au pactole ? Je préfère croire que l’occultation de Béraud fut décidé moins pour des raisons financières que pour des raisons idéologiques. Associer le nom d’un proscrit à un film de prestige, présenté par la France au tout nouveau festival de Cannes et marquant le retour en France du grand Jouvet, n’aurait pas été le meilleur moyen de faire sa promotion. A moins de chercher à susciter la curiosité du public par la polémique que cela aurait pu entraîner. Il était assurément plus habile pour Jeanson, par le truchement d’"Huguette ex-micro", de lancer des piques contre des bourgeois lyonnais qui auraient cherché à censurer le film (voir l’article du Canard enchaîné reproduit dans ce cahier). Ce genre de succès de scandale était certes moins risqué pour lui qu’un scandale provoqué par un procès pour plagiat !
Même omerta dans le reste de la presse de l’époque, y compris lyonnaise (2), Ciel de suie n’y étant nulle part mentionné. Toutefois, quelques allusions percent ici ou là, par exemple dans un petit écho encadré paru dans Le Film français (n°71, 12 avril 1946, p.16, « On tourne ») : « Christian-Jaque poursuit aux Buttes-Chaumont les prises de vues du Revenant commencées sous le ciel de suie de Lyon. » Manifestement, le rapport entre le roman de Béraud et le scénario de Jeanson n’était pas ignoré, mais il fut soigneusement omis par les journalistes, sinon dissimulé aux lecteurs. Le grand historien du cinéma Raymond Chirat, dont le nom a été donné au centre de documentation de l’Institut Lumière, à Lyon, procéda souvent de la même façon, par exemple dans son introduction au numéro de L’Avant-Scène Cinéma consacré à Un revenant (n°398, janvier 1991), qui comprend quatre références à Béraud en trois pages sans qu’aucun lien direct entre le roman et le film ne soit établi. Dans le même numéro, le tout aussi Lyonnais Bernard Chardère réussit l’exploit de consacrer six pages aux « Méandres lyonnais autour d’Un revenant », en consacrant deux longs paragraphes aux « auteurs » du film, mais en faisant encore moins le lien. Béraud n’y est cité qu’allusivement, en note de bas de page ! En revanche, dans un entretien donné par Raymond Chirat à Libération, reproduit plus loin, la filiation apparaît plus nettement.
Le numéro de L’Avant-scène mentionné plus haut propose un « découpage plan à plan » rédigé en visionnant le film, par conséquent extrêmement fidèle à celui-ci. Plutôt que de reproduire ce découpage, la revue L’Avant-Scène étant assez facile à consulter en bibliothèque (à Paris, tout du moins), voire à acheter, nous avons préféré reprendre un document bien plus rare, le scénario tel qu’il a paru dans le n°18 de la revue Paris Théâtre, en 1948, avec l’aval de Henri Jeanson (qui signe un hommage à Louis Jouvet en guise de préface). Il diffère quelque peu de la version finale du film, surtout dans les dialogues. Un seul exemple, dès la première scène. La deuxième réplique de "tante Jeanne" commence par « Ne nous égarons pas » alors qu’elle dit dans le scénario publié : « A mon âge, je n’ai plus de temps à perdre. Résumons-nous » Marguerite Moreno aurait-elle rechigné à évoquer son âge, du moins celui de son personnage, dont il était également fait mention à la réplique suivante ?
Quoi qu’il en soit, pas plus qu’à la sortie du film, ne figure dans ce document la moindre référence à Béraud, plus d’un an après, alors que le climat de terrorisme intellectuel des premiers mois de la Libération, et parfois de chasse à l’homme, commençait à retomber quelque peu. Aussi, la preuve que l’idée d’Un revenant est venue à Jeanson en pensant au roman de Béraud n’a-t-elle été donnée par Christian-Jaque que bien plus tard :
« Parfois avec [Henri Jeanson], les projets cheminaient bizarrement, ainsi pour Un Revenant, qui marquait le retour de Jouvet après la guerre, on a passé quinze jours à décortiquer le projet qu’il avait avec le producteur Roitfeld. Ça n’allait pas… En furetant dans sa bibliothèque, on trouve un bouquin de Henri Béraud, qui était de Lyon… L’idée de Lyon était acquise, une ville peu traitée au cinéma, et là-dessus s’est greffé le souvenir d’un roman de Simenon qui raconte un crime chez les grand-bourgeois soyeux lyonnais. On est petit à petit arrivés au thème de Un Revenant » (propos recueillis par Gilles Cèbe, Jacques Fieschi et Jean-Charles Sabria, Cinématographe, n°74, janvier 1982, p.32).
On le voit, même quand le réalisateur "avoua" enfin comment était née l’idée de son film, il noya le poisson en prétendant que Ciel de suie ne fut qu’une source d’inspiration parmi d’autres, pas même la principale. Or, cherchez quel peut être ce roman de Simenon dont Christian-Jaque ne donna pas le titre. Vous n’arrivez pas à trouver ? Vous pensez, comme moi-même ou quelques-uns des plus fervents simoniens de mes amis, interrogés à ce sujet, que, décidément, l’œuvre de Simenon est si vaste qu’on y découvre toujours de l’inconnu ? Ne cherchez plus, vous n’êtes pas si ignorants que cela, puisque même le plus grand spécialiste, à la fois de Béraud et de Simenon, Francis Lacassin, m’a affirmé que Simenon n’avait « jamais écrit de roman situé à Lyon ou faisant intervenir un grand bourgeois lyonnais ». Simenon a certes évoqué « un tel personnage tragique » dans certains de ses romans, dont deux avaient fait l’objet d’une adaptation cinématographique sous l’Occupation (Les Inconnus dans la maison et Le Voyageur de la Toussaint), mais dont l’action se déroulait dans une autre ville (Moulins ou La Rochelle). Il faudrait « beaucoup d’imagination pour trouver un lien si ténu soit-il avec Un revenant », Lacassin pensant que cette référence à Simenon ne servait à Christian-Jaque et Jeanson qu’à « brouiller les cartes ».
Dès lors, force est de conclure qu’à travers la réception des deux films inspirés par des romans de Henri Béraud, l’adaptation du Martyre de l’obèse au début des années trente, le démarquage de Ciel de suie à la Libération, c’est bien l’image et la place de Béraud dans le monde intellectuel français qui peuvent se lire en creux, de son intégration glorieuse à sa piteuse expulsion. Leur consacrer deux cahiers, à part presque égale, nous a paru une manière de contribuer à sa réhabilitation littéraire… et cinématographique !
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Notes, liens et informations complémentaires :
(1) Les dossiers du Crédit national relatifs aux films sont conservés à la Cinémathèque français (Paris, Bibliothèque du film ; cote CN 15-B-99 pour Le Revenant, devenu Un revenant à la sortie du film).
(2) Voir sur ce point : Barnier (Martin), « L'accueil lyonnais d'Un revenant », 1895, n°28, « Christian-Jaque », octobre 1998, p.111-126.