Mister Arkadin

GRACQ CINÉPHOBE

12 Janvier 2008, 15:55pm

Publié par Mister Arkadin

undefined« On doit la vérité aux morts », m’a rassuré Philippe d’Hugues, lors de son dernier "Libre journal du cinéma", alors que je m’excusais presque auprès des auditeurs d’avoir dit un peu trop vigoureusement à quel point l’écrivain Julien Gracq, mort récemment, me paraissait l’un des plus emblématiques représentants de la cinéphobie, dans ce qu’elle peut avoir de plus idiot qui plus est. Des proches m’ont dit avoir été choqués de m’entendre expliquer que Gracq ne se contentait pas de mépriser le cinéma, de la façon la plus obtuse, comme une partie des intellectuels de sa génération, mais qu’il n’avait pu s’empêcher de vouloir discourir à son propos, avec la morgue et l’assurance satisfaite que procure un regard aussi condescendant qu’ignorant. N’aurait-il pas dû se contenter d’admettre son incompréhension du "7ème art", sans en rajouter ? Un Paul Souday ou un Georges Duhamel, dans les années vingt et trente, faisaient déjà figure de vieux ringards dans leur opposition quasi systématique au cinéma. Au moins avait-il l’excuse d’être les contemporains de l’épanouissement d’une nouvelle forme d’expression artistique, phénomène qu’il n’est pas donné à tout le monde de savoir analyser à sa juste mesure. Lire sous la plume de Gracq, dans En lisant en écrivant, paru en 1980, que le cinéma encourage la passivité, alors que la littérature stimule l’imagination, et autres fadaises, est assez consternant. Surtout quand tous ces clichés sont assénés sur un ton grand seigneur, dans un style outrancièrement recherché ; cela en devient presque risible.

Sans doute aurais-je dû faire preuve de plus de délicatesse, en dissimulant mon opinion à l’égard d’un homme qui venait de disparaître. Un homme que toute la presse a en outre célébré comme le dernier "grand-écrivain". Et peut-être aurais-je pu renvoyer à l’étude de Louis Audibert (« Gracq et le cinéma », Cinématographe, n°107, février 1985, p.46-47), qui s’efforce de montrer que Gracq s’est en fait beaucoup plus intéressé au cinéma qu’on pourrait le penser de prime abord.

Le mieux est de donner la parole à Gracq lui-même, afin de laisser apprécier aux lecteurs quel penseur du cinéma il fut aussi. Voilà donc quelques extraits de ses réflexions sur le sujet, que je reproduirai sans doute en bonne place dans l’anthologie de la cinéphobie que je prépare depuis quelques années – elle s’intitulerait Contre le cinéma… tout contre, en hommage à qui vous savez.

 

 

 

La part de remplissage neutre, inactif et insignifiant (le Q.S. d’eau distillée des préparations pharmaceutiques) nulle en principe dans un tableau, dans un poème, et même dans un roman, atteint dans le cinéma à son maximum. […]

Le personnage de cinéma, pris dans la gelée de la pellicule, comme l’insecte dans son morceau d’ambre, pêle-mêle avec des feuilles, des grains de sable, des écailles de bourgeons, des fragments d’écorce. […]

Tout film, si magnifique soit-il, garde […], à la sortie de sa chaîne de production, le caractère d’un objet manufacturé, à prendre ou à laisser tout entier ; non soluble dans le souvenir ou la rêverie, cerné du contour net et isolant de ses images péremptoires et de ses cadrages rigides, il est – si j’ose risquer cette expression – non psychodégradable, « un bloc » qui peut certes s’enkyster dans le souvenir, mais qui ne s’y dilue pas, ne l’imprègne et ne l’ensemence pas. […]

Car la caméra centre bien […] l’attention du spectateur et la circonscrit comme le cercle lumineux d’une lampe, mais, à l’intérieur de ce cercle, ou plutôt de ce rectangle, elle n’élide rien, tandis que la plume, elle, y promène capricieusement au gré de l’écrivain un de ces spots punctiformes, à luminosité concentrée, qui servent aux démonstrateurs à souligner sur l’écran aux images un détail ou une particularité significative. […]

Tout est bloqué, tout est inhibé, quand je vois projeter un film, de mes mécanismes d’admission et d’assimilation, d’autorégulation mentale et affective : ma passivité de consommateur atteint son maximum. Ni du détail infime de la plus fugitive image il ne me sera fait grâce, ni d’un quelconque raccourci, fût-il de quelques secondes, dans le rythme selon lequel le film m’est administré. […]

Le film est, de toutes les œuvres d’art, celle qui laisse le moins de carrière au talent de ses consommateurs […].

Il y a dans la littérature classique une spoliation abusive de l’inventeur par l’artiste achevé qui s’institue son usufruitier : cette spoliation, le temps du septième art ne la permet plus.