(à propos du film de Raoul Walsh présenté au Champollion, le 3 mai 2011,
dans le cadre du cycle "IMAGES D’HIER")
Quand Le Cri de la victoire sortit dans trois salles parisiennes, le 1er juin 1955, Raoul Walsh n’était, aux yeux de la plupart des cinéphiles, qu’un réalisateur hollywoodien parmi tant d’autres, ne se distinguant guère que par sa longévité et par son habilité à « traiter les grands espaces, les bagarres viriles et les amours brutales » (Cahiers du cinéma, noël 1955, « Situation du cinéma américain »). Bien qu’un film sur la guerre du Pacifique, sujet sur lequel il s’était déjà illustré, semblât particulièrement propice au déploiement des qualités reconnues à Walsh, plusieurs critiques, et non des moindres (André Bazin dans Le Parisien libéré et Jean Thévenot dans Les Lettres françaises) le passèrent sous silence, alors même qu’ils rendirent compte le même mois de deux autres films représentant l’armée, 08-15 et Les Gaietés de l’escadron, dont on a peine à imaginer qu’ils pouvaient soutenir la comparaison. Si le trio Chabrol/Doniol-Valcroze/Truffaut (respectivement dans les Cahiers du cinéma, France-Observateur et Arts) sut déceler que Le Cri de la victoire était bien plus qu’un film de série, ils auraient fait ricaner s’ils y avaient vu la patte d’ « un immense cinéaste », « dont certains films valent très largement les tragédies de Shakespeare », ainsi que Michel Mourlet a récemment pu qualifier Walsh sur une radio culturelle, le plus sérieusement du monde et sans provoquer la stupeur de quiconque. C’est qu’entre-temps, les Mac-Mahoniens, dont Mourlet entretient vaillamment le souvenir, ont érigé Walsh au rang des maîtres vénérés, au sein de leur fameux quatuor (Lang-Losey-Preminger-Walsh). Le n°13 de Présence du cinéma (mai 1962), tout simplement intitulé « Raoul Walsh », assura la consécration de leur idole. On notera cependant qu’aucun des six critiques du mouvement[1] appelés à désigner ses « six meilleurs films » ne mentionna Le Cri de la victoire. Il est presque surprenant qu’ils n’aient pas saisi l’occasion de faire la nique à la frange la plus "progressiste" de la critique, qui s’était, en pleine Guerre froide, déchaînée contre un film-sergent-recruteur de l’armée américaine. Donnons une idée de la violence des controverses suscitées alors par le cinéma en citant deux descentes en flamme parues au moment de sa sortie : « Tous les mensonges de la propagande figurent dans cette chronique des exploits d’un bataillon de "marines". Le sergent Flick dissimule un cœur d’or sous sa tunique de brute, le colonel est le père du régiment et le prestige de l’uniforme fait tomber les filles, belles comme la nuit et pures comme le jour, dans les bras de Croquebol. […] malades ou blessés, [ils] ne rêvent qu’à retourner en première ligne pour étriper du Jap… avant que la bombe atomique se charge du travail en gros. La censure accorde sans difficulté le visa à ce genre de film obscène » (Le Canard enchaîné) ; « du début à la fin, une exaltation constante du dressage à la prussienne qui réduit l’individu au niveau d’un robot dressé pour la bagarre. C’est l’apologie du dur, du bagarreur sportif telle qu’elle s’étalait sur les affiches des recruteurs de la sale guerre. Et comme l’armée américaine a largement participé à la réalisation de cette bande, on conçoit dans quel but elle a pu être conçue. Ainsi, les moyens spectaculaires mis en œuvre et le talent de certains acteurs ne peuvent supprimer la répulsion du spectateur devant cette basse propagande guerrière qui démontre que le superman yankee est bien le frère jumeau des SS » (L’Humanité).
A contrario, Michel Marmin voyait en 1970 dans cette « chronique de l’apprentissage de la guerre » montrant « le maniement des armes, les marches répétées de cinquante kilomètres, les exercices inlassablement recommencés, les pieds ensanglantés, les courbatures, le poids du fusil et du sac », « mais aussi la joie collective, l’amitié, les farces, les chants de marche, les longs repos silencieux, l’échauffement fraternel des corps », « de belles et graves leçons qui s’incrustent dans le chair le cœur, de réels et profonds enseignements enregistrés, selon la belle expression de Charles Péguy, dans "la mémoire des muscles et des cuisses" ». La « courte séquence » de débarquement et de charge, « qui dépasse peut-être en violence et en beauté Objective Burma et The Naked and the Dead », lui inspirait la conclusion suivante : « Battle Cry, c’est aussi une ouverture sur l’héroïsme. » On mesure à quel point un changement d’époque a bouleversé le paysage idéologique en lisant sous la plume de Pierre Giuliani, en 1986, que le propos de Walsh, dans Le Cri de la victoire, n’était « de magnifier ni la guerre, ni l’esprit guerrier, encore qu’il soit toujours très sensible à l’esprit de corps. Au contraire, la guerre et l’armée sont montrées antagonistes de la vie, même s’il y a de la vie dans ce qui lui est étranger, même si elles permettent les apprentissages d’où naîtront la capacité que chacun a de vivre et la fatalité que chacun peut avoir de mourir. Guerre et amour, la même carte et les mêmes failles : blessure, mutilation, mort. Entre les deux, essayer de survivre si cela se peut. » Que de circonvolutions pour que le film d’un réalisateur devenu intouchable ne soit pas taxé de militarisme ! Notre attention est désormais attirée par le soin, et partant le temps (justifiant une durée inhabituelle pour un "film d’action" de l’âge d’or hollywoodien), que Walsh prend a décrire ses personnages, leurs relations et les drames intimes qui se nouent, davantage que par la description de la vie militaire, et plus encore l’action proprement dite, les batailles étant réduites à la portion congrue.
Grâce à "Images d’hier", nous pouvons aujourd’hui nous faire notre propre opinion sur ce film rarement projeté sur grand écran. À vous de le juger sur pièce et d’assurer la réputation du Cri de la victoire, dans le sens qu’il vous plaira, pour que l’œuvre de Walsh persiste à vivre dans les mémoires cinéphiles !
SOURCES
Réception
- Baroncelli (Jean de), Le Monde, 9 juin 1955, p.12
- G.B. (sans doute Gilbert Bloch), L'Humanité, 11 juin 1955, p.2
- Chabrol (Claude), « Raoul », Cahiers du cinéma, n°49, juillet 1955, p.51-52
- Chazal (Robert), Paris-Presse l’Intransigeant, 4 juin 1955, p.10
- Chauvet (Louis), Le Figaro, 6 juin 1955, p.10
- Doniol-Valcroze (Jacques), France-Observateur, n°276, 23 juin 1955, p.30
- Lisbona (Joseph), Cinéma 56, n°9, février 1956, p.90
- Néry (Jean), Franc-tireur, 10 juin 1955, p.2
- O’Picratt (sans doute Pierre Laroche), Le Canard enchaîné, 8 juin 1955, p.4
- Truffaut (François), Arts, n°520, 15 juin 1955, p.6
Les Écrits de Paris (François Le Grix), Hommes et mondes (François-Régis Bastide), Les Lettres françaises (Georges Sadoul, Jean Thévenot, etc.), La Nouvelle Nouvelle Revue Française (François Nourissier), Le Parisien libéré (André Bazin, André Lafargue), Revue des deux mondes (Jean Fayard), Rivarol (B. de Garambé, Gilles Martain) et Les Temps modernes (Raymond Borde et Colette Audry) n’ont pas rendu compte du film.
Autres comptes rendus d’époque
- L'Aurore, 4 juin 1955 [Revue de presse BiFi]
- France-soir, 9 juin 1955 [Revue de presse BiFi]
- Les Nouvelles littéraires, 16 juin 1955 [Revue de presse BiFi]
- Radio Cinéma Télévision, 19 juin 1955 [Revue de presse BiFi]
- Mon Film, n°470, 24 août 1955, p.3, film raconté, Jeanne R. Morland [Index Calenge]
Textes ultérieurs
- Cahiers du cinéma, tome IX, n°54, noël 1955, « Situation du cinéma américain », « Dictionnaire des réalisateurs américains contemporains », p.61.
- Marmin (Michel), Raoul Walsh, Paris, Éditions Seghers, coll. « Cinéma d’aujourd’hui », 1970, p.36-38 ; Raoul Walsh ou l’Amérique perdue, Coulommiers, Éditions Dualpha, 2003, p.56-58
- Dutourd (Jean), « Le patriotisme des autres », France Soir, 22 janvier 1974, rubrique Télévision ; repris dans Cinq ans chez les sauvages, Paris, Flammarion, 1977, p.157-159
- Giuliani (Pierre), Raoul Walsh, Paris, Éditions Edilig, coll. « Filmo-14 », 1986, p.136-137
- Coursodon (Jean-Pierre) et Tavernier (Bertrand), 50 ans de cinéma américain, Paris, Nathan, 1991, tome 2, p.950
- Brion (Patrick), Le Cinéma de guerre. Les grands classiques américains : Des « cœurs du monde » à « Platoon », Paris, Éditions La Martinière, 1996, p.228-231
- Skorecki (Louis), Raoul Walsh et moi, Paris, Presses Universitaires de France, 2001
- Tulard (Jean), Guide des films, Robert Laffont, mars 2002, tome 1, p.738 (***)
- Moreau (André), Le Guide Cinéma, "Télérama", Hors Série, édition 2009, p.396 (TT)
[1] Marc C. Bernard, Jean Curtelain, Jacques Lourcelles, Michel Mourlet, Pierre Rissient, Jacques Saada, « Les six meilleurs films de Raoul Walsh », Présence du cinéma, n°13, mai 1962, p.33. Jacques Lourcelles a retenu vingt-deux films de Raoul Walsh dans son Dictionnaire du Cinéma. Les Films (Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1992), mais pas Le Cri de la victoire.