Mister Arkadin

« UN DE CES FILMS QUE PERSONNE NE VOIT AU CINÉMA »

28 Mars 2017, 10:59am

Publié par Mister Arkadin

Et si, somme toute, il y avait plus de cinéma dans Le Bloc (Gallimard, « Série noire »), le roman de Jérôme Leroy dont Lucas Belvaux s’est inspiré pour son film Chez nous :

p.25 : Tu n’auras rien choisi, en fait. As-tu le souvenir d’avoir pris une décision par toi-même ? D’avoir une seule fois vraiment dit oui ou vraiment dit non. D’avoir été autre chose que l’Ulysse de ta propre vie ? Et encore, un Ulysse sans Ithaque, seulement fasciné par les aléas du voyage. Pour un facho, toi qui aurais dû t’identifier au Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl, tu as plutôt l’impression de ressembler au Petit Soldat de Godard. D’ailleurs, le cinéma allemand, nazi ou pas, t’a toujours profondément ennuyé. Tu as toujours préféré la nouvelle vague et la comédie italienne.

p.44 : Tu as peut-être perdu conscience cinq ou six minutes, mais pas davantage, si tu en crois ta montre. Tu es toujours dans la même position, assis sur un canapé club devant le grand écran plat qui a renoncé un instant à diffuser ses images anxiogènes d’émeutes raciales pour les remplacer par des flashs de sport. Et c’est un match qui oppose entre elles des basketteuses sud-coréennes sur lequel tu tombes. Elles ont des moues concentrées dans l’effort et les cheveux graphiques asiatiques, vaguement sado-maso-bondage, que tu as appréciés, sois honnête, à une certaine période de ta vie.

p.47 : Tu tombais de surcroît à une bien mauvaise époque. C’était la mode de Rosemary’s Baby, de L’Exorciste et autres fantaisies cinématographiques satanistes qui remplissaient les salles obscures. Polanski et Friedkin furent sans doute pour beaucoup dans la façon dont votre vieille bonne t’interdisait de toucher aux tiroirs de la cuisine renfermant des couteaux et te préparait elle-même, d’un air craintif, ton goûter quand tu rentrais de l’école, puis du collège.

p.56 : Don’t Play that Song d’Adriano Celentano passait sur le juke-box. Septembre, comme souvent à Rouen, était très chaud. La Roumaine avait mis ses lunettes de soleil. Elles changèrent son visage mobile de musaraigne surdouée en celui d’une créature qui rappelait davantage les femmes fatales des films noirs que tu consommais sans modération à l’Ariel, le cinéma d’art et d’essai de la fac, à Mont-Saint-Aignan.

- Tu veux coucher avec moi ? J’ai une chambre, rue des Minimes. A deux pas.
Tu fus un peu surpris. Un peu mais en même temps tu savais que ce genre de chose allait bien finir par arriver. Tu étais encore puceau à vrai dire. Tu fus tenté d’en rajouter, de faire le malin, l’affranchi, de lui demander si ce n’était pas son côté maso, genre Portier de nuit, qui la rendait si rapide avec toi. Mais la perspective de passer enfin cette étape indispensable avec cette petite brune aux cheveux longs te fit sagement te taire.

p.117 : […] tu veux la voir en contre-plongée, tu veux le mouvement de ses cheveux noirs, chignon noir défait lui rendant un visage encore plus jeune, dans le clair-obscur de la chambre, ses cuisses enserrant ton bassin et se reflétant dans les miroirs de la chambre qui a l’ameublement d’un baisodrome pour call-girl de l’époque pompidolienne, genre Creezy de Félicien Marceau, avec une moquette épaisse, en laine vierge, des poufs orange et ces fauteuils poire où vous aimez baiser parce qu’ils prennent la forme de vos étreintes.

p.128-130 : Tu zappes, machinalement. L’alcool te chauffe les tempes. On passe Masculin-Féminin de Godard sur une chaîne cinéma du câble. Tu vas revoir Catherine-Isabelle Duport. Tu prends cela comme un heureux présage, en cette nuit pleine d’incertitudes.
Tu te souviens d’avoir emmené Stanko voir ce film dans un cinéma de Rennes, pendant que vous étiez à Coëtquidan. Il était autant intimidé par les potes avec lesquels tu allais voir cette rétrospective que par le cinéaste et sa réputation "intello". Stanko ne s’avalait que des blockbusters ou des séries Z gore. D’ailleurs, dans la salle à côté, cette année-là, on devait jouer un Romero, peut-être bien La Nuit des morts-vivants 2 et tu as deviné chez ce gamin, qui avait quelques années et beaucoup de diplômes en moins que vous, qu’il avait comme un regret à rentrer dans la salle obscure sous les regards de Chantal Goya, de Jean-Pierre Léaud et surtout de cette actrice disparue des écrans depuis, Catherine-Isabelle Duport.
Catherine-Isabelle Duport, c’était pour elle que tu avais vu ce film de Godard une bonne demi-douzaine de fois. […]

p.161-162 : […] n’importe quel Chinois de Belleville, qu’on avait connu rasant les murs et baissant les yeux pendant des années, maintenant, il se promenait en prenant des poses à la Chow Yun-fat dans les John Woo de la bonne période, la première.
Le nombre de fois, avec Antoine, qu’on a pu se faire des après-midis, chez lui rue La Boétie ou chez moi rue Brézin, portables fermés, à se regarder à la chaîne des VSH pourries de The Killer, d’Une balle dans la tête ou du Syndicat du crime I et II. Dans les rares bons moments de ma vie, dans ce top ten des meilleurs passages de notre vie sur terre que Dieu, s’il existe, doit te laisser te repasser en boucle pour l’éternité, et c’est ce qu’à mon avis on appelle le Paradis, il y a aura ces grandes heures de glande avec Antoine, ces moments volés, à vider des bières et à regarder Tequila sortir un bébé d’un hôpital investi par la maffia en tenant le chiard d’une main et le flingue de l’autre.
- Cette violence-là, elle est tellement stylisée, elle est tellement chorégraphique, disait Antoine, on n’arrive pas à y croire.
Je lui aurais bien dit que c’était quand même de la violence, que nous-mêmes nous étions des hommes violents et que cela ne changeait rien à l’affaire que le spectateur y croie ou pas. Mais je n’étais pas certain d’avoir raison ou même de pouvoir lui expliquer clairement ce que j’aurais voulu dire alors je préférais gardes mes réflexions pour moi.

p.170-174 : Masculin-Féminin défile devant tes yeux. Au moins tu n’as plus le compteur de morts sur l’écran. (…)

P.188-189 : Charles Versini te serra la main. Il était chaleureux et respirait une certaine bonne santé, ce qui n’était pas fréquent chez les fachos. Cette soirée te le prouvait encore. Beaucoup des invités avaient un défaut physique ou un handicap. La gueule brûlée de Brou, mais aussi tel type qui louchait, tel autre qui boitait, un autre encore avec une main atrophiée. Ce n’était pas Freaks mais la proportion était tout de même plus élevée dans une soirée normale.

p.202-204 : Ils n’ont pas fait de difficulté, après que j’ai fait basculer un stadier par-dessus une rambarde, pour m’emmener dans leurs bagnoles pourries, direction un squat de Liévin.
- Tu seras bien avec nous, ont-ils dit pendant le retour alors que la bière coulait à flots. Tu vas défendre la race blanche et tu vas même faire du cinéma !
Sur le coup je n’ai pas compris. Jusqu’à ce que je rencontre le Docteur.
J’ai raconté le Docteur à Antoine. Les snuff au bord de la Lys ou dans des villas vides du Touquet, l’hiver. On ne tuait pas, sauf la fois où Paslovski a pété les plombs. […]

p.218-219 : Brou t’accueillait. Étranger Brou, te disais-tu. Tu te souvenais de son appartement au petit matin et tu avais vaguement pensé, surtout avec l’affiche de recrutement pour la LVF qui participait de l’atmosphère, à cette scène des Damnés de Visconti quand les SA, après une nuit d’orgie, vont se faire massacrer par les SS au petit matin.

p.219 : « Toi qui aimes tant les bistrots, cette espèce en voie de disparition, aujourd’hui remplacée par des bars à thèmes pour bobos et par des brasseries franchisées pour cadres moyens, tu sais que même ceux qui survivent n’ont plus les mêmes bruits ni les mêmes odeurs. On n’entend plus les flippers, on ne sent plus la cigarette, il n’y a plus d’œufs durs sur le comptoir. Tu trouves même, parfois, que les voix, toutes les voix, n’ont plus la même tonalité, le même grain, et tu te demandes si tu ne vas pas te mettre un film de Sautet sur le lecteur de DVD pour vérifier cette impression. Les meilleures scènes de bistrot du cinéma français…

p.220 : Masculin-Féminin, se termine, Jean-Pierre Léaud est mort stupidement, les filles vont continuer à vivre et la chaîne câblée annonce qu’elle va passer une comédie pour trentenaires, jouée par des trentenaires pour des trentenaires, se passant exclusivement entre deux appartements de trentenaires dans un arrondissement de trentenaires. Un de ces films comme on en ait cinquante ou soixante par an, un de ces films que personne ne voit au cinéma. Tu te dis : comme de toute façon le monde de la culture hurlera à la mort quand vous entrerez au gouvernement, autant vous faire plaisir, épurer la commission d’avance sur recettes et en finir avec des merdes.

p.230 : Peu à peu, sous l’égide de Versini, tu te retrouvas à donner des conférences pour les membres du Bloc-Jeunesse, qui parfois étaient plus vieux que toi, sur des sujets aussi divers que l’autorité, les racines grecques de l’Occident, la pensée de la Tradition chez René Guénon, la lutte des classes chez Marx, mais aussi des choses plus amusantes : les romanciers hussards, Nimier, Laurent, Déon, Blondin, et la droite littéraire en général. Mieux encore, tu te livrais à des lectures politiques des films de Michel Audiard que tu visionnais grâce à ces engins, énormes et fascinants, qui venaient d’arriver sur le marché, les magnétoscopes.

p.234 : Maitron fut surpris : il regardait un porno sur un de ces fameux magnétoscopes. On aurait dit que la machine occupait la moitié du studio qui sentait une odeur sui generis plus abjecte que ce tu pourrais sentir plus tard à l’armée.
Maitron se branlait, le pantalon au bas des jambes. Elles étaient belles, les forces nouvelles !
Maitron se leva et évidemment tomba.
On ne frappe pas un homme à terre sauf quand il s’appelle Maitron.

 

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LJC DU 16 MARS 2017 : CINÉPHILIE DISSIDENTE, AVEC LUDOVIC MAUBREUIL

15 Mars 2017, 15:44pm

Publié par Mister Arkadin

L’invité du "Libre journal du cinéma" (LJC) du jeudi 16 mars 2017, que je devrais diriger, est Ludovic Maubreuil (critique et écrivain de cinéma), à l’occasion de la sortie de son livre Ciné-méta-graphiques (Le cinéma ne se rend pas II) (Éditions Alexipharmaque).

Il sera aussi question de l’actualité, des films (notamment "La La Land", de Damien Chazelle ; "Kong : Skull Island", de Jordan Vogt-Roberts ; "The Lost City of Z", de James Gray ; "Miss Sloane", de John Madden ; "Chez nous", de Lucas Belvaux), des disparitions (notamment Debbie Reynolds), des publications (n°100, « L’écran, l’écrit », de la revue Trafic ; Dossier sur le cinéma de la revue Les Écrits de Paris), des diffusions télévisées ("Compartiment tueurs", film de Costa-Gavras, sur Arte) et des manifestations cinématographiques diverses.


Informations complémentaires :

Horaires de diffusion du LJC, sur Radio Courtoisie : de 12 heures à 13 heures 30 – Rediffusions de 16 heures à 17 heures 30 et la nuit suivante, de 0 heure à 1 heure 30.

Des messages peuvent être adressés à la station en cours d’émission (courtoisie@radiocourtoisie.fr ; 01.46.51.00.85).

Radio Courtoisie en modulation de fréquence (MHz) :
Paris et Ile-de-France, 95,6 | Caen, 100,6 | Chartres, 104,5 | Cherbourg, 87,8 | Le Havre 101,1 | Le Mans, 98,8.

Par satellite :
Sur les bouquets satellite Canalsat (canal 199 pour la mosaïque des radios et canal 641 pour l'accès direct à Radio Courtoisie) et TNTSAT.

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