Mister Arkadin

GRACQ ET LE CINÉMA (SUITE) : AVIS SUR LES ADAPTATIONS DE ROMANS

21 Janvier 2008, 17:11pm

Publié par Mister Arkadin

Une pièce supplémentaire à verser au dossier sur les rapports entre Gracq et le cinéma, esquissé dans mon article « Gracq cinéphobe », a paru dans « Les dernières confidences de Julien Gracq » (Nouvel Observateur, n°2254, 17-23 janvier 2008, p.98-101). Des propos recueillis par Noël Herpe et Michka Assayas le 16 décembre 1995, extrayons l’avis de Julien Gracq sur les adaptations cinématographiques des romans (p.101 ; version longue en ligne).

 
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« Les bons romans évoquent, et le film est obligé de faire voir »

 

N. O.- Pensez-vous que « La Côte sauvage » [roman de Jean-René Huguenin] pourrait donner lieu à une adaptation cinématographique intéressante ?

 

J. Gracq.– Probablement ; mais les adaptations cinématographiques ne m'intéressent pas beaucoup - surtout lorsqu'il s'agit d'un bon roman... Pendant plusieurs années, j'ai été membre de la commission d'avance sur recettes ; on voyait de mauvais romans qui se transformaient en bons films. Mais les bons romans évoquent, et le film est obligé de faire voir. Le roman ne doit jamais faire voir, il est lui-même vision. On ne peut pas dessiner ni inventer une scène de roman ; et moi-même, lorsque j'écris, je ne vois pas mes personnages, ce n'est pas ainsi que cela se passe: c'est la sonorité du mot, de la phrase, qui évoque des présences, mais un peu nébuleuses. Tout se passe comme si le romancier, ou le lecteur de romans, disposait de plusieurs écrans : ils voient les choses de face, mais parallèlement, l'auteur ayant la possibilité de retourner en arrière, d'utiliser les divers temps du verbe, le présent cohabitant avec le futur et le passé, il existe aussi des écrans latéraux où ils perçoivent d'autres éléments. Tandis qu'au cinéma, le flash-back est un procédé brutal, qui consiste à plaquer un morceau de passé...

 

Dans le roman, le jeu est continuel, ce qui crée une irréalité ; en outre, il escamote les trois-quarts des scènes qu'il décrit. Cela m'a beaucoup frappé quand « Un balcon en forêt »a été adapté; la dramatique m'a plu d'ailleurs, mais c'était autre chose : par exemple, dans le roman, il y a quatre soldats qu'on ne voit pas, dont on sait seulement qu'ils sont là; à l'écran, on les voit, ce qui est tout à fait différent. Pour qu'un grand roman devienne un très bon film (il n'y a pas d'impossibilité absolue), il faut que le film soit autre chose, il s'agit de chercher une sorte d'équivalent qui ne se limite pas à la transposition visuelle. Si je prends l'exemple des deux adaptations que j'ai vues de « Madame Bovary », ou de celle de « Guerre et Paix », ce n'était pas si mal, mais cela n'avait rien à voir avec le roman.

 

En revanche, les films inspirés de Stendhal, comme « le Rouge et le noir »et « la Chartreuse de Parme », étaient à mon avis tout à fait ratés, mal faits... Surtout, le fait de donner un visage photographié à un personnage de roman le réduit considérablement. Le lecteur ne voit pas le personnage, ou du moins il le voit comme il l'entend - et même contre l'auteur : celui-ci a beau le vouloir blond, celui-là peut s'il en a envie le voir brun. Je l'ai dit dans un de mes livres, et je crois que c'est vrai : l'enveloppe d'un personnage de roman est modelée pour le lecteur sur l'image qu'il se fait de son âme ; comme l'écrit Spinoza : «Le corps est dans l'âme». D'après l'idée qu'il en a («C'est un séducteur», «C'est un escroc»...), le lecteur remanie le portrait que propose l'auteur.

 

N. O. - Il y a un exemple limite qui infirme peut-être votre propos : celui de Bresson, adaptant Bernanos avec une neutralité où on peut mettre beaucoup...

 

J. Gracq.- Oui, parce que Bresson a fait autre chose que Bernanos, il a proposé un équivalent. Et en effet, il est sûr que le jeu un peu terni, effacé, de ses personnages, les caractérise moins. Je connais Bresson et j'aime bien ses films, je m'intéresse beaucoup à son ton. Il avait d'ailleurs perçu cette difficulté ; je ne sais pas si la solution qu'il a donnée est universellement valable. Certes, elle déclasse les autres : après un de ses films, on trouve souvent le jeu des acteurs un peu artificiel - alors que celui des personnages de Bresson l'est aussi, à sa manière, dans la mesure où il y entre tout de même une part d'arbitraire : il neutralise les éléments, il en gomme la réalité. Mais c'est quand même intéressant...

 

 

Informations et liens complémentaires :

 

- L’intégralité de l’entretien avec Julien Gracq.

 

- Un autre hebdomadaire revient sur Julien Gracq quelques semaines après sa mort (le 22 décembre 2007). Dans son n°2841 du 18 janvier 2008, Rivarol cite les considérations peu amènes sur les « directives culturelles du vertueux Maréchal » que Gracq a publiées dans En lisant en écrivant. Or, l’ancien directeur de Rivarol, Maurice Gaït, serait intervenu auprès d’Abel Bonnard, dont il était le directeur de cabinet durant l’Occupation, pour que « son ancien camarade de la rue d’Ulm » ne fût pas déplacé, malgré un passé de militant communiste qui faisait grincer des dents, du poste d’assistant de géographie à la faculté de Caen que Gracq avait obtenu en 1942 (« seul poste qu’il ait jamais occupé dans l’Enseignement Supérieur », est-il précisé).

 

Ces faits ne sont pas rappelés pour insinuer que Gracq, comme Beauvoir (nous y reviendrons), fut un Collabo, mais pour signaler qu’ils font partie de ces intellectuels quelque peu ingrats à l’égard d’un régime qui ne leur fut pas défavorable, alors que les traces de leur Résistance sont bien moindres que celles de leur accommodation à l’Occupation, et plus encore à Vichy. Craignaient-ils qu’on leur reprochât quelques peccadilles, pour s’être joints ainsi à l’hallali, de façon précoce et tonitruante pour Beauvoir, de façon plus tardive et discrète pour Gracq ?