DE LA MÉMOIRE AU "FILM-TRACT"
De la même façon que maints comiques perdent de leur alacrité et de leur capacité à mettre en mouvement nos zygomatiques quand ils se mettent en tête de délivrer des messages, certains documentaristes perdent de leur justesse lorsque l'intention de démontrer l'emporte, dans leur travail, sur celle de montrer.
Le parcours de Yamina Benguigui est à cet égard caractéristique. Après Mémoires d'immigrés, recueil de témoignages remarquable sur l'itinéraire et la condition des immigrés en France, elle a entrepris de démontrer que la société et l'État français seraient responsables, sinon coupables, de leur relégation et de leur discrimination. Il est certes louable de chercher des explications aux phénomènes que l'on décrit. Encore faut-il qu'elles ne finissent pas par primer sur la description et qu'elles ne peinent à convaincre à force d'être assénées du haut de certitudes pré-établies. Ce fut déjà en partie le cas du Plafond de verre, sur les obstacles rencontrés à l'embauche par les minorités que le sabir à la mode exige d'appeler "visibles". C'est plus manifeste encore dans 9/3 mémoire d'un territoire, comme le dénonce Annie Fourcaut, professeur d'histoire contemporaine en Sorbonne, dans « L'honneur perdu du 9-3 » (L'Histoire, n°336, novembre 2008, p.37) : « La réalisatrice avait un objectif : démontrer que le territoire de la Seine-Saint-Denis avait été l'objet, depuis deux cents ans, d'une ségrégation programmée. Tous les chercheurs qu'elle a interrogés (dont je suis) et qui n'allaient pas dans ce sens ont été impitoyablement censurés. Résultat : une histoire mythifiée, la confusion entretenue entre histoire et mémoire et une série de contrevérités. [...] Ecrasement des temporalités, décontextualisation des décisions, diabolisation des acteurs, sélection des images et des témoignages : de ce point de vue, ce film est exemplaire. Pourquoi une telle falsification délibérée qui conduit à la victimisation du 93 ? »
Peut-être Yamina Benguigui a-t-elle répondu à cette attaque, que l'on peut elle aussi suspecter d'être partisane. Cependant, l'intense battage médiatique autour de son film, qui lui a valu les honneurs d'une tournée étourdissante dans toutes les rédactions (de journaux, de tv et de radio), au moment de sa diffusion fin septembre sur Canal +, comme seul un BHL en bénéficie à la sortie de chacune de ses productions et dont même un Michael Moore, pour son 9/11 primé à Cannes (suivez du regard la proximité des titres), ou un Al Gore, pour cette Vérité qui dérange qui lui a valu le Nobel de la paix, seraient en droit d'être jaloux, m'incite à penser que les objections d'Annie Fourcaut doivent être en grande partie justifiées.
Lien complémentaire : "Un usage falsifié de l'histoire".