Mister Arkadin

Articles avec #ecrivains et cinema

LE CINÉMA À L’ACADÉMIE ET SIMONE VEIL

23 Décembre 2008, 09:22am

Publié par Mister Arkadin

Malgré la tenue de ce blog, il m'arrive encore de publier des articles papier, quand j'estime que leur contenu est plus substantiel que les billets que je publie ici ou se prête mieux à une publication en revue. Le prochain va paraître dans Histoires Littéraires, que me fit connaître voici quelques années Jean-Paul Morel, l'excellent éditeur des écrits cinématographiques de Claude Aveline, Ricciotto Canudo et, prochainement, si mes renseignements sont bons, Elie Faure (dans une version préparée de longue date, bien plus complète que les recueils déjà parus et promettant de ce fait beaucoup). J'apprends, au détour d'un des portraits de son directeur Jean-Jacques Lefrère (éminent biographe de Lautréamont et de Rimbaud, bientôt de Céline) publiés ces jours-ci dans la presse, qu'il s'agit d' « une revue de qualité mêlant analyses pointues et chroniques impertinentes » (L'Express, 18 décembre 2008). Je m'en étais rendu compte à sa lecture, mais ignorait que sa grande réputation (parfaitement méritée au demeurant) excédait le petit milieu des études littéraires. Heureusement ma foi, car, sinon, il est probable qu'intimidé, je n'aurais pas osé lui proposer un fort modeste papier intitulé « L'"Entrée des artistes" : Jean-Loup Dabadie et le cinéma à l'Académie ». Je m'efforce d'y montrer que le raccourci journalistique, repris dans quasiment tous les articles annonçant l'élection de Dabadie et présentant celle-ci comme l'introduction des arts mineurs, en particulier le cinéma, dans le sein des seins de la vie intellectuelle était abusif (1).

Le goût du paradoxe pourrait m'inciter à écrire qu'avec l'élection de Simone Veil, l'Académie continue de s'intéresser aux personnalités ayant un rapport étroit avec le cinéma. Dans le cas de la Conscience et de la Sagesse de la France, le rapport est mince (2). Il me semble cependant mériter d'être signalé. Dans le dernier chapitre d'Une vie (Stock, novembre 2007), « La lumière des justes », Simone Veil revient en effet longuement (p.325-329) sur son opposition, alors qu'elle siégeait au conseil d'administration de l'ORTF, au début des années 1970, à l'achat du Chagrin et la pitié. Persévérante, comme aurait dit Daney, elle juge toujours ce documentaire « injuste et partisan », n'épargnant au spectateur « aucun raccourci mensonger », surfant sur la pensée dominante d'alors (qui demeure plus que jamais en vigueur), « tout aussi simplificatrice » que la précédente, notamment en ne rendant pas justice aux Français qui ont permis que la France soit « de loin le pays où le pourcentage de Juifs déportés s'était révélé le plus faible ». Vu l'idolâtrie dont jouit désormais Marcel Ophuls et les révérences que suscite quasi unanimement son film (remember Annie Hall !), vu l'inquisition qu'a fréquemment dû subir à ce sujet Simone Veil (par exemple dans une émission d' "Arrêt sur images" où Daniel Schneidermann, d'ordinaire mieux inspiré, s'acharna à essayer d'obtenir l'aveu d'une erreur, sinon d'une faute), la fidélité à ses convictions mérite un coup de chapeau (3).


(1) Il n'a en revanche guère été noté que, d'une certaine façon, le Nobel de littérature avait lui aussi célébré un cinéphile, l'avant-dernier livre de Jean-Marie Gustave Le Clézio s'intitulant Ballaciner, ouvrage qui présente l'avantage d'être aussi vite lu qu'oublié.

(2) Il sera un peu plus étroit le jour, prochain n'en doutons pas, où sera adaptée à l'écran sa biographie, qui est loin d'être aussi indigente littérairement que de mauvais esprits l'ont sous-entendu en s'offusquant qu'un "non-écrivain" soit reçu à l'Académie française. 

(3) Par ailleurs, Simone Veil reproduit dans son livre le discours qu'elle prononça le 26 novembre 1974 à l'Assemblée nationale pour appuyer la dépénalisation de l'avortement. La meilleure manière de rappeler qu'elle n'est pas responsable des dérives qu'a connues la loi qui porte son nom, comme le démontre Thierry Bouclier dans La République amnésique (Éditions Rémi Perrin, septembre 2008).

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BÉRAUD SELON "1895"

17 Septembre 2008, 23:16pm

Publié par Mister Arkadin

Depuis quelques années, la revue de l’Association française de recherche en histoire du cinéma (AFRHC), 1895, publie de plus en plus de notes de lecture, de taille très variable et dont les deux principales qualités, mis à part le simple fait qu’elles sont publiées régulièrement (Dieu sait si est précieuse l’information bibliographique pour les chercheurs en histoire), sont de ne pas se limiter aux livres, tous types de publications pouvant faire l’objet d’un recensement (catalogue, revues, plaquettes, etc.), et de ne pas se limiter au domaine français, ni même franco-anglo-saxon, les publications d’autres pays étant largement représentées, en particulier les publications italiennes (très abondantes en matière de cinéma), suisses et russes (on aura reconnu là deux des principaux centres d’intérêt de François Albéra, secrétaire de rédaction de la revue).

La dernière livraison (n°55, juin 2008) offre une belle moisson, dont je prélève sans vergogne la note suivante (page 247) :

La Gerbe d’or, roman de Béraud, contient une des plus belles descriptions de séance du cinéma des premiers temps. Chardère l’avait citée lors du Centenaire dans un article et on pouvait rêver de trouver d’autres liens avec le cinéma dans l’œuvre de romancier et de journaliste de cet auteur oublié aujourd’hui (après une compromission impardonnable durant l’Occupation). Heu, déjà thuriféraire du mal connu Émile Vuillermoz s’est attelé à cette tâche paradoxale. En effet il n’y a a priori aucun rapport entre Béraud et le cinéma : ni scénario, ni critique de film… Pourtant la moisson est abondante et passionnante : adaptations, fréquentations du monde du cinéma (il est l’ami de Vuillermoz mais aussi bien d’Epstein ou de Jeanson) et multiples allusions dans des textes. Béraud se révèle au centre d’un ensemble qui brille même d’une révélation, la filiation, tue par Henri Jeanson et Christian-Jaque, entre Un revenant et le roman de Béraud Ciel de suie.

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LE ROMAN DE LA CINÉPHILIE

1 Septembre 2008, 23:01pm

Publié par Mister Arkadin

« On ne peut imaginer aujourd’hui une littérature sans trace du cinéma
et le jour est lointain où l’on s’essaiera à un cinéma sans littérature. »
Paul Fournel
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Un ami m’a récemment donné la meilleure définition de la cinéphilie que je connaisse. Un cinéphile, c’est quelqu’un qui organise sa vie afin d’être en mesure de voir le plus de films possibles. Mon emploi du temps n’ayant été principalement déterminé par ce facteur que durant quelques années de ma vie, je reconnais bien volontiers ne pas être, de ce point de vue, un véritable cinéphile. Il me faudrait proposer une définition moins exigeante pour me rattraper. Le cinéphile serait quelqu’un qui voit au moins un film par jour (de façon absolue ou en moyenne). Il lui faudrait sa ration quotidienne de cinéma. Un autre gage de cinéphilie est à mon avis la façon dont un passionné de cinéma ne peut s’empêcher de mettre en relation quasiment tous les événements avec le septième art (1). Cela en devient à la longue agaçant. C’est toujours mieux que de n’avoir pour centre d’intérêt que le cinéma. Au moins ce cinéphile-là s’intéresse-t-il à autre chose, comme le préconisait Éric Rohmer, pour qui une cinéphilie exclusive était pathologique.

Je suis de très loin les rentrées littéraires. Comme de juste, en feuilletant distraitement les pages que Le Nouvel Observateur a consacré aux livres à venir dans son édition du 21 août 2008, c’est le titre « Chaînes conjugales », page 76, qui a attiré mon attention (page 70, la photo d’Isild Le Besco, une actrice et cinéaste, d’après ce que je me suis laissé dire, ne m’a curieusement pas du tout arrêté). Il est question dans cet article du roman Paradis conjugal d’Alice Ferney. Celui-ci s’inspire ouvertement de Chaînes conjugales. Les écrivains français ont décidément une prédilection pour les films de Mankiewicz, Tanguy Viel ayant pour sa part écrit tout un roman à partir du Limier (Sleuth). Il l’intitula Cinéma. Voici au moins un roman dont le titre pourrait attirer le plus borné des cinéphiles !


P.S. : Dans le numéro suivant du Nouvel Observateur, c'est comme de juste le compte rendu des Accommodements raisonnables, roman de Jean-Paul Dubois se déroulant en partie à Hollywood, qui a attiré mon attention. De même, dans les nouveautés en poche, c'est bien sûr Un roman russe d'Emmanuel Carrère qui me tente.

Complément : La Beauté du monde, de Michel Le Bris (Éditions Grasset), évoque aussi le cinéma, à travers l'aventure de cinéastes.

Note :

(1) (7 septembre 2008) Cela vaut bien sûr aussi pour toute évocation d'un pays, que l'on reliera immédiatement à sa cinématographie. Une page de publicité pour Taïwan, dans Le Monde 2 d'hier, me rappelle instantanément que j'aurais voulu faire mon service militaire dans le pays d'Edward Yang, Hou Hsiao-Hsien et Tsaï Ming-Liang, ce qui n'était pas possible, Taïwan, non reconnu par l'ONU, n'ayant pas d'accord en ce sens avec la France.


Complément (25 avril 2009) : Dans « Citizen Cannes » (L'Histoire, n°342, mai 2009, p.98), Pierre Assouline décrit ce phénomène à propos des mémoires de Gilles Jacob (La vie passera comme un rêve, Robert Laffont) : « Mû par un véritable réflexe conditionné, l'auteur associe ce qu'il voit à ce qu'il a visionné. Toute réalité est aussitôt historicisée par le biais quasi exclusif du cinéma. Rencontre-t-il une femme les cheveux roulés dans une serviette lavande nouée au-dessus de la tête qu'il croit voir Lana Turner dans Le facteur sonne toujours deux fois. »

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ÉCRIVAINS ET CINÉMA

31 Mai 2008, 09:15am

Publié par Mister Arkadin

Dans le beau numéro spécial que le magazine Lire vient de consacrer à Céline, deux pages reviennent sur les multiples projets d'adaptation du Voyage et la malédiction qui semble poursuivre les cinéastes tentés par l'aventure. A cette occasion, voici trois pages d'une petite bibliographie sur les rapports entre un homme de lettres français et le cinéma : voir sur la colonne de droite la section "Écrivains et cinéma".


Informations et liens complémentaires :
A propos de Céline, Marc Laudelout, le dynamique éditeur du remarquable
"Bulletin célinien", est l'invité de Derrière la porte, sur Radio Bandera Nera, le 17 juin, de 22h00 à 0h00 : émission qui pourra être écoutée et récupérée ici.
A noter également une émission spéciale de Radio Courtoisie consacrée à Céline, le 2 juillet 2008, de 18 à 21 heures, animée par Marc Laudelout et Emmanuel Ratier, avec David Alliot, Alain de Benoist, François Gibault et Henri Thyssens. Émission dont dont les deux parties peuvent être récupérées ici et .

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LES "CAHIERS HENRI BÉRAUD" ET L’ARAHB

9 Avril 2008, 11:37am

Publié par Mister Arkadin

En avant-première, voici des pages de présentation de l’Association rétaise des Amis d’Henri Béraud, qui a accueilli mon étude sur « Henri Béraud et le cinéma » (compte rendu ci-dessous), pages dont la matière constitue le cahier n°XVII de l’ARAHB (« Henri Béraud. Bilan général de 15 années de publication, par l’Association Rétaise des Amis d’Henri Béraud », printemps 2008).

Des portraits de l’écrivain lyonnais Henri Béraud (1885-1958) sont disponibles sur les encyclopédie et site d’information en ligne Wikipédia et Novopress.

On lira aussi avec intérêt l’article de Pierre Assouline sur le reporter Henri Béraud.

 

Et, pour faire plus ample connaissance, on se reportera aux trois biographies successives de Jean Butin et à celle de Francis Bergeron.



Notre inventaire des cahiers Béraud étant un peu long, nous l’avons fragmenté en plusieurs pages :

1. Présentation générale de l’ARAHB et sommaire des cahiers n°I à VII (1996-2002)

2. Sommaire des cahiers n°VIII à XVIII (2003-2008)

3. Index des cahiers : textes de Henri Béraud

4. Index des cahiers : articles et documents contemporains (« Béraud aujourd’hui »)

5. Index des cahiers : conférences du 14 juillet

6. Index des cahiers : articles et documents anciens (« Béraud hier »)

7. Autres publications et activités de l’ARAHB

8. Couvertures des cahiers

9. Béraud : Bibliographie (actualisation du cahier Béraud n°V, reproduite avec l’aimable autorisation d’Alain de Benoist)

 

10. Bilan d’étape, par Francis Bergeron, président de l’ARAHB


Compte rendu parus dans Cinéscopie (n°9, mars 2008, p.55)

 

 

 

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HENRI BÉRAUD, "AUTEUR" CACHÉ DU FILM "UN REVENANT" ?

26 Février 2008, 18:43pm

Publié par Mister Arkadin

L’article reproduit ci-dessous a paru dans le n°XV des Cahiers Henri Béraud (hiver 2007-2008, p.7-12), dont nous avons donné le sommaire complet ici.


Dans le précédent numéro des Cahiers Henri Béraud consacré au cinéma, nous avons affirmé que Le Martyre de l’obèse, réalisé en 1932 par Pierre Chenal, était l’unique adaptation cinématographique d’un roman de Béraud. Or, les béraldiens et les Lyonnais, à plus forte raison les béraldiens lyonnais, considèrent que son roman Ciel de suie, dont l’action se déroule dans le milieu des soyeux de la Croix-Rousse, a directement inspiré un film réalisé peu après la Seconde Guerre mondiale, Un revenant. Il en serait « la seule et unique source », nous a par exemple écrit Francis Lacassin, qui reconnut aussitôt, dès 1946-1947, « les personnages et situations de Ciel de suie ».undefined
 

Pour ma part, j’ai longtemps pensé que les deux œuvres devaient surtout leur proximité à leur source d’inspiration commune, l’"affaire Gillet", fait divers très célèbre à Lyon. Les personnages et situations se ressembleraient forcément, mais le traitement, l’intrigue, les thèmes mis en avant, les dialogues et motivations des personnages différeraient sensiblement. Ils seraient surtout fonction de la personnalité d’auteurs distincts, Henri Béraud pour le livre, Henri Jeanson et Christian-Jaque pour le film. L’analyse comparative reproduite plus loin, publiée par un éminent universitaire lyonnais, critique et historien du cinéma, bat en brèche cette interprétation. Les rapprochements entre les deux œuvres, la façon dont sont rendues l’atmosphère et les mentalités lyonnaises notamment, s’avèrent trop proches pour qu’ils soient seulement fortuits.

 

Les raisons d’en vouloir à Henri Jeanson, le principal scénariste et dialoguiste du film, ne manquent donc pas. N’a-t-il pas profité de l’indisponibilité forcée de Henri Béraud à la Libération pour s’approprier l’œuvre de son ancien ami ? Sa rupture avec Béraud au moment du Front populaire, dont témoigne l’article « Le cœur de Monsieur Béraud » (reproduit dans le présent cahier), ne l’autorisait pas à lui faire ainsi les poches. N’était-il pas pour le moins indélicat de n’avoir pas reconnu tout ce que son scénario devait à Ciel de suie, Béraud ayant par ailleurs contribué, vingt-cinq ans plus tôt, à lancer la carrière journalistique de Jeanson ? La part de droits d’auteur que toucha Jeanson fut très supérieure à celle de ses co-scénaristes. D’après le « devis définitif du film arrêté par le cabinet Chéret » pour la section du Service des prêts du Crédit national, organisme créé par Vichy pour les « Avances à l’Industrie Cinématographique » et reconduit après guerre (1), Jeanson devait toucher 400.000 francs pour avoir écrit le scénario et « intégralement les dialogues ». Pour leur part, Christian-Jaque (pour le découpage) et Louis Chavance (aide aux dialogues) n’en toucheraient respectivement que 150.000 et 75.000. La part des uns et des autres aurait-elle été tellement moindre si l’on avait associé Béraud au pactole ? Je préfère croire que l’occultation de Béraud fut décidé moins pour des raisons financières que pour des raisons idéologiques. Associer le nom d’un proscrit à un film de prestige, présenté par la France au tout nouveau festival de Cannes et marquant le retour en France du grand Jouvet, n’aurait pas été le meilleur moyen de faire sa promotion. A moins de chercher à susciter la curiosité du public par la polémique que cela aurait pu entraîner. Il était assurément plus habile pour Jeanson, par le truchement d’"Huguette ex-micro", de lancer des piques contre des bourgeois lyonnais qui auraient cherché à censurer le film (voir l’article du Canard enchaîné reproduit dans ce cahier). Ce genre de succès de scandale était certes moins risqué pour lui qu’un scandale provoqué par un procès pour plagiat !

 

undefinedMême omerta dans le reste de la presse de l’époque, y compris lyonnaise (2), Ciel de suie n’y étant nulle part mentionné. Toutefois, quelques allusions percent ici ou là, par exemple dans un petit écho encadré paru dans Le Film français (n°71, 12 avril 1946, p.16, « On tourne ») : « Christian-Jaque poursuit aux Buttes-Chaumont les prises de vues du Revenant commencées sous le ciel de suie de Lyon. » Manifestement, le rapport entre le roman de Béraud et le scénario de Jeanson n’était pas ignoré, mais il fut soigneusement omis par les journalistes, sinon dissimulé aux lecteurs. Le grand historien du cinéma Raymond Chirat, dont le nom a été donné au centre de documentation de l’Institut Lumière, à Lyon, procéda souvent de la même façon, par exemple dans son introduction au numéro de L’Avant-Scène Cinéma consacré à Un revenant (n°398, janvier 1991), qui comprend quatre références à Béraud en trois pages sans qu’aucun lien direct entre le roman et le film ne soit établi. Dans le même numéro, le tout aussi Lyonnais Bernard Chardère réussit l’exploit de consacrer six pages aux « Méandres lyonnais autour d’Un revenant », en consacrant deux longs paragraphes aux « auteurs » du film, mais en faisant encore moins le lien. Béraud n’y est cité qu’allusivement, en note de bas de page ! En revanche, dans un entretien donné par Raymond Chirat à Libération, reproduit plus loin, la filiation apparaît plus nettement.

 

Le numéro de L’Avant-scène mentionné plus haut propose un « découpage plan à plan » rédigé en visionnant le film, par conséquent extrêmement fidèle à celui-ci. Plutôt que de reproduire ce découpage, la revue L’Avant-Scène étant assez facile à consulter en bibliothèque (à Paris, tout du moins), voire à acheter, nous avons préféré reprendre un document bien plus rare, le scénario tel qu’il a paru dans le n°18 de la revue Paris Théâtre, en 1948, avec l’aval de Henri Jeanson (qui signe un hommage à Louis Jouvet en guise de préface). Il diffère quelque peu de la version finale du film, surtout dans les dialogues. Un seul exemple, dès la première scène. La deuxième réplique de "tante Jeanne" commence par « Ne nous égarons pas » alors qu’elle dit dans le scénario publié : « A mon âge, je n’ai plus de temps à perdre. Résumons-nous » Marguerite Moreno aurait-elle rechigné à évoquer son âge, du moins celui de son personnage, dont il était également fait mention à la réplique suivante ?

 

Quoi qu’il en soit, pas plus qu’à la sortie du film, ne figure dans ce document la moindre référence à Béraud, plus d’un an après, alors que le climat de terrorisme intellectuel des premiers mois de la Libération, et parfois de chasse à l’homme, commençait à retomber quelque peu. Aussi, la preuve que l’idée d’Un revenant est venue à Jeanson en pensant au roman de Béraud n’a-t-elle été donnée par Christian-Jaque que bien plus tard :

 

« Parfois avec [Henri Jeanson], les projets cheminaient bizarrement, ainsi pour Un Revenant, qui marquait le retour de Jouvet après la guerre, on a passé quinze jours à décortiquer le projet qu’il avait avec le producteur Roitfeld. Ça n’allait pas… En furetant dans sa bibliothèque, on trouve un bouquin de Henri Béraud, qui était de Lyon… L’idée de Lyon était acquise, une ville peu traitée au cinéma, et là-dessus s’est greffé le souvenir d’un roman de Simenon qui raconte un crime chez les grand-bourgeois soyeux lyonnais. On est petit à petit arrivés au thème de Un Revenant » (propos recueillis par Gilles Cèbe, Jacques Fieschi et Jean-Charles Sabria, Cinématographe, n°74, janvier 1982, p.32).

 

On le voit, même quand le réalisateur "avoua" enfin comment était née l’idée de son film, il noya le poisson en prétendant que Ciel de suie ne fut qu’une source d’inspiration parmi d’autres, pas même la principale. Or, cherchez quel peut être ce roman de Simenon dont Christian-Jaque ne donna pas le titre. Vous n’arrivez pas à trouver ? Vous pensez, comme moi-même ou quelques-uns des plus fervents simoniens de mes amis, interrogés à ce sujet, que, décidément, l’œuvre de Simenon est si vaste qu’on y découvre toujours de l’inconnu ? Ne cherchez plus, vous n’êtes pas si ignorants que cela, puisque même le plus grand spécialiste, à la fois de Béraud et de Simenon, Francis Lacassin, m’a affirmé que Simenon n’avait « jamais écrit de roman situé à Lyon ou faisant intervenir un grand bourgeois lyonnais ». Simenon a certes évoqué « un tel personnage tragique » dans certains de ses romans, dont deux avaient fait l’objet d’une adaptation cinématographique sous l’Occupation (Les Inconnus dans la maison et Le Voyageur de la Toussaint), mais dont l’action se déroulait dans une autre ville (Moulins ou La Rochelle). Il faudrait « beaucoup d’imagination pour trouver un lien si ténu soit-il avec Un revenant », Lacassin pensant que cette référence à Simenon ne servait à Christian-Jaque et Jeanson qu’à « brouiller les cartes ».

 

Dès lors, force est de conclure qu’à travers la réception des deux films inspirés par des romans de Henri Béraud, l’adaptation du Martyre de l’obèse au début des années trente, le démarquage de Ciel de suie à la Libération, c’est bien l’image et la place de Béraud dans le monde intellectuel français qui peuvent se lire en creux, de son intégration glorieuse à sa piteuse expulsion. Leur consacrer deux cahiers, à part presque égale, nous a paru une manière de contribuer à sa réhabilitation littéraire… et cinématographique !undefined

 

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Notes, liens et informations complémentaires :

 

 

(1) Les dossiers du Crédit national relatifs aux films sont conservés à la Cinémathèque français (Paris, Bibliothèque du film ; cote CN 15-B-99 pour Le Revenant, devenu Un revenant à la sortie du film).

(2) Voir sur ce point : Barnier (Martin), « L'accueil lyonnais d'Un revenant », 1895, n°28, « Christian-Jaque », octobre 1998, p.111-126.
 
 
 

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HENRI BÉRAUD ET LE CINÉMA

26 Février 2008, 18:12pm

Publié par Mister Arkadin

J’ai évoqué ma petite étude sur « Henri Béraud et le cinéma », parue dernièrement (Cahiers Henri Béraud, n°XIV et XV), dans un article sur Fatty Arbuckle. Voici les sommaires de ces deux numéros, que l’on peut se procurer auprès de l'association rétaise des Amis d’Henri Béraud (ARAHB, BP n°3, 17 111 Loix-en-Ré) – 15 € pièce (port compris) ou adhésion à l’association pour 2007 et 2008 (19 € par année) :

 

Cahiers-B-raud---XIV0001-1.jpgN°XIV (4ème trimestre 2007, 88 p.) : Henri Béraud et le cinéma. I (Les écrits sur le cinéma d’Henri Béraud - Le Martyre de l’obèse au cinéma)

 

Textes de Henri Béraud :

 

« "L’Age du cinéma" dans les œuvres de Henri Béraud », relevé de toutes les occurrences du cinéma dans ses écrits, par Pascal Manuel Heu

 

« Émile Vuillermoz » (Les Cahiers d’aujourd’hui, n°10, 1922)

 

undefined« Henri Béraud nous parle du "Martyre de l’obèse" », Pour vous (22 décembre 1932)

 

Conférence sur Henri Béraud du 14 juillet 2006 :

 

Heu (Pascal Manuel), « Henri Béraud et le cinéma »

 

Reprise de textes sur Henri Béraud :undefined

 

« Un nouveau Martyre de l’obèse : Fatty » (Le Film complet, 14 janvier 1954)

 

« Le Martyre de l’obèse vu par son réalisateur, Pierre Chenal »

 

Champeaux (Georges), Compte rendu du film Le Martyre de l’obèse (Gringoire, 7 avril 1933)

 

N°XV (Hiver 2007-2008, 62 p.) : Henri Béraud et le cinéma. II (Un revenant, film inspiré de Ciel de Suie - Henri Jeanson et Henri Béraud)

 

Henri Béraud aujourd’hui :

 

Bergeron (Francis), « Retour sur Un Revenant »

 

Heu (Pascal Manuel), « Henri Béraud, auteur caché du film Un revenant ? »

 

« Raymond Chirat revient sur "le Revenant" », Libération, 29-30 septembre 1990undefined

 

Roger (Philippe), « Un revenant et Ciel de suie : analyse comparative »  (Lyon. Lumière des ombres. Cent ans de cinéma, Lyon, LUGD, 1995)

 

Henri Béraud hier :

 

Jeanson (Henri), Scénario de Ciel de suie (Paris Théâtre, n°18, 1948)

 

Huguette ex-micro (Henri Jeanson), « "Un Revenant" ou quand les soyeux sortent de leur cocon » (Le Canard enchaîné, 9 octobre 1946)

 
Jeanson (Henri), « Le cœur de Monsieur Béraud » (Le Canard enchaîné, 27 novembre 1936)

Un compte rendu paru dans Cinéscopie (n°9, mars 2008, p.55) :
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GRACQ ET LE CINÉMA (NOUVELLE SUITE, ET FIN ?) - AVIS SUR LES ADAPTATIONS DE ROMANS ET LES VIEUX FILMS

25 Février 2008, 14:35pm

Publié par Mister Arkadin

 

Une nouvelle pièce à verser au dossier sur les rapports entre Gracq et le cinéma, esquissé dans mon article « Gracq cinéphobe » et complété ici, est donnée par Régis Debray dans le n°15 de sa revue Médium. Il y décrit ses visites à Julien Gracq et reproduit quelques-unes des fortes pensées du "grand-t’écrivain", notamment sur le cinéma (nous les reprenons ci-dessous, après La Croix du 3 janvier 2008, p.27).

 

Vu ce que Gracq dit une nouvelle fois des films tirés de ses romans, on en vient à se demander pourquoi il accepta de céder les droits d’adaptation cinématographiques, lui qui refusa les honneurs du prix Goncourt, un peu comme Robbe-Grillet refusa de siéger à l’Académie.

 

Ayant l’air de m’acharner sur Gracq, je m’empresse de préciser que toutes ses considérations ne me paraissent pas complètement dépourvues de pertinence. Ainsi préfèrerais-je moi-même que les couvertures de romans restent vierges de toute illustration et un Madame Bovary avec Isabelle Huppert en couverture me tomberait des mains. Mais rien n’y fait. Les déclarations de Gracq sur cinéma s’accumulent et j’y retrouve toujours ce fond d’aigreur, cette saveur de cinéphobie que j’ai traquée dans les textes de Paul Souday ou d’André Suarès. Avec les mêmes arguments, quoique énoncés de façon plus chafouine : le cinéma, simple photographie animée, serait condamné au réalisme, il serait incapable de suggestion.

 

 

« Les vieux films sont datés, comme les automobiles. Les opéras ne le sont pas. Ils échappent au coup de vieux parce qu’il sont protégés du réel par les conventions propres du genre. L’irréalisme du chant et des costumes leur permet de traverser le temps intacts. Il y a aussi des romans qui vieillissent bien, quand l’écriture est assez musicale passer outre le daté de l’intrigue. »

 

« J’ai toujours vu mes personnages de dos. Pour moi, ils n’ont pas de figure, ce sont des silhouettes. Une description n’est pas une photographie. Quand je les vois transposés à l’écran, ces personnages, je me dis : Tiens, ce n’est que ça ! C’est vexant, c’est rétrécissant. Le roman évoque, suggère des choses qui ne sont pas photographiables. Flaubert avait bien raison de ne pas vouloir qu’on "fixe en gravure sur le papier des gens que j’ai mis toute ma vie à empêcher qu’on voie". »

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GRACQ ET LE CINÉMA (SUITE) : AVIS SUR LES ADAPTATIONS DE ROMANS

21 Janvier 2008, 17:11pm

Publié par Mister Arkadin

Une pièce supplémentaire à verser au dossier sur les rapports entre Gracq et le cinéma, esquissé dans mon article « Gracq cinéphobe », a paru dans « Les dernières confidences de Julien Gracq » (Nouvel Observateur, n°2254, 17-23 janvier 2008, p.98-101). Des propos recueillis par Noël Herpe et Michka Assayas le 16 décembre 1995, extrayons l’avis de Julien Gracq sur les adaptations cinématographiques des romans (p.101 ; version longue en ligne).

 
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« Les bons romans évoquent, et le film est obligé de faire voir »

 

N. O.- Pensez-vous que « La Côte sauvage » [roman de Jean-René Huguenin] pourrait donner lieu à une adaptation cinématographique intéressante ?

 

J. Gracq.– Probablement ; mais les adaptations cinématographiques ne m'intéressent pas beaucoup - surtout lorsqu'il s'agit d'un bon roman... Pendant plusieurs années, j'ai été membre de la commission d'avance sur recettes ; on voyait de mauvais romans qui se transformaient en bons films. Mais les bons romans évoquent, et le film est obligé de faire voir. Le roman ne doit jamais faire voir, il est lui-même vision. On ne peut pas dessiner ni inventer une scène de roman ; et moi-même, lorsque j'écris, je ne vois pas mes personnages, ce n'est pas ainsi que cela se passe: c'est la sonorité du mot, de la phrase, qui évoque des présences, mais un peu nébuleuses. Tout se passe comme si le romancier, ou le lecteur de romans, disposait de plusieurs écrans : ils voient les choses de face, mais parallèlement, l'auteur ayant la possibilité de retourner en arrière, d'utiliser les divers temps du verbe, le présent cohabitant avec le futur et le passé, il existe aussi des écrans latéraux où ils perçoivent d'autres éléments. Tandis qu'au cinéma, le flash-back est un procédé brutal, qui consiste à plaquer un morceau de passé...

 

Dans le roman, le jeu est continuel, ce qui crée une irréalité ; en outre, il escamote les trois-quarts des scènes qu'il décrit. Cela m'a beaucoup frappé quand « Un balcon en forêt »a été adapté; la dramatique m'a plu d'ailleurs, mais c'était autre chose : par exemple, dans le roman, il y a quatre soldats qu'on ne voit pas, dont on sait seulement qu'ils sont là; à l'écran, on les voit, ce qui est tout à fait différent. Pour qu'un grand roman devienne un très bon film (il n'y a pas d'impossibilité absolue), il faut que le film soit autre chose, il s'agit de chercher une sorte d'équivalent qui ne se limite pas à la transposition visuelle. Si je prends l'exemple des deux adaptations que j'ai vues de « Madame Bovary », ou de celle de « Guerre et Paix », ce n'était pas si mal, mais cela n'avait rien à voir avec le roman.

 

En revanche, les films inspirés de Stendhal, comme « le Rouge et le noir »et « la Chartreuse de Parme », étaient à mon avis tout à fait ratés, mal faits... Surtout, le fait de donner un visage photographié à un personnage de roman le réduit considérablement. Le lecteur ne voit pas le personnage, ou du moins il le voit comme il l'entend - et même contre l'auteur : celui-ci a beau le vouloir blond, celui-là peut s'il en a envie le voir brun. Je l'ai dit dans un de mes livres, et je crois que c'est vrai : l'enveloppe d'un personnage de roman est modelée pour le lecteur sur l'image qu'il se fait de son âme ; comme l'écrit Spinoza : «Le corps est dans l'âme». D'après l'idée qu'il en a («C'est un séducteur», «C'est un escroc»...), le lecteur remanie le portrait que propose l'auteur.

 

N. O. - Il y a un exemple limite qui infirme peut-être votre propos : celui de Bresson, adaptant Bernanos avec une neutralité où on peut mettre beaucoup...

 

J. Gracq.- Oui, parce que Bresson a fait autre chose que Bernanos, il a proposé un équivalent. Et en effet, il est sûr que le jeu un peu terni, effacé, de ses personnages, les caractérise moins. Je connais Bresson et j'aime bien ses films, je m'intéresse beaucoup à son ton. Il avait d'ailleurs perçu cette difficulté ; je ne sais pas si la solution qu'il a donnée est universellement valable. Certes, elle déclasse les autres : après un de ses films, on trouve souvent le jeu des acteurs un peu artificiel - alors que celui des personnages de Bresson l'est aussi, à sa manière, dans la mesure où il y entre tout de même une part d'arbitraire : il neutralise les éléments, il en gomme la réalité. Mais c'est quand même intéressant...

 

 

Informations et liens complémentaires :

 

- L’intégralité de l’entretien avec Julien Gracq.

 

- Un autre hebdomadaire revient sur Julien Gracq quelques semaines après sa mort (le 22 décembre 2007). Dans son n°2841 du 18 janvier 2008, Rivarol cite les considérations peu amènes sur les « directives culturelles du vertueux Maréchal » que Gracq a publiées dans En lisant en écrivant. Or, l’ancien directeur de Rivarol, Maurice Gaït, serait intervenu auprès d’Abel Bonnard, dont il était le directeur de cabinet durant l’Occupation, pour que « son ancien camarade de la rue d’Ulm » ne fût pas déplacé, malgré un passé de militant communiste qui faisait grincer des dents, du poste d’assistant de géographie à la faculté de Caen que Gracq avait obtenu en 1942 (« seul poste qu’il ait jamais occupé dans l’Enseignement Supérieur », est-il précisé).

 

Ces faits ne sont pas rappelés pour insinuer que Gracq, comme Beauvoir (nous y reviendrons), fut un Collabo, mais pour signaler qu’ils font partie de ces intellectuels quelque peu ingrats à l’égard d’un régime qui ne leur fut pas défavorable, alors que les traces de leur Résistance sont bien moindres que celles de leur accommodation à l’Occupation, et plus encore à Vichy. Craignaient-ils qu’on leur reprochât quelques peccadilles, pour s’être joints ainsi à l’hallali, de façon précoce et tonitruante pour Beauvoir, de façon plus tardive et discrète pour Gracq ?

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GRACQ CINÉPHOBE

12 Janvier 2008, 15:55pm

Publié par Mister Arkadin

undefined« On doit la vérité aux morts », m’a rassuré Philippe d’Hugues, lors de son dernier "Libre journal du cinéma", alors que je m’excusais presque auprès des auditeurs d’avoir dit un peu trop vigoureusement à quel point l’écrivain Julien Gracq, mort récemment, me paraissait l’un des plus emblématiques représentants de la cinéphobie, dans ce qu’elle peut avoir de plus idiot qui plus est. Des proches m’ont dit avoir été choqués de m’entendre expliquer que Gracq ne se contentait pas de mépriser le cinéma, de la façon la plus obtuse, comme une partie des intellectuels de sa génération, mais qu’il n’avait pu s’empêcher de vouloir discourir à son propos, avec la morgue et l’assurance satisfaite que procure un regard aussi condescendant qu’ignorant. N’aurait-il pas dû se contenter d’admettre son incompréhension du "7ème art", sans en rajouter ? Un Paul Souday ou un Georges Duhamel, dans les années vingt et trente, faisaient déjà figure de vieux ringards dans leur opposition quasi systématique au cinéma. Au moins avait-il l’excuse d’être les contemporains de l’épanouissement d’une nouvelle forme d’expression artistique, phénomène qu’il n’est pas donné à tout le monde de savoir analyser à sa juste mesure. Lire sous la plume de Gracq, dans En lisant en écrivant, paru en 1980, que le cinéma encourage la passivité, alors que la littérature stimule l’imagination, et autres fadaises, est assez consternant. Surtout quand tous ces clichés sont assénés sur un ton grand seigneur, dans un style outrancièrement recherché ; cela en devient presque risible.

Sans doute aurais-je dû faire preuve de plus de délicatesse, en dissimulant mon opinion à l’égard d’un homme qui venait de disparaître. Un homme que toute la presse a en outre célébré comme le dernier "grand-écrivain". Et peut-être aurais-je pu renvoyer à l’étude de Louis Audibert (« Gracq et le cinéma », Cinématographe, n°107, février 1985, p.46-47), qui s’efforce de montrer que Gracq s’est en fait beaucoup plus intéressé au cinéma qu’on pourrait le penser de prime abord.

Le mieux est de donner la parole à Gracq lui-même, afin de laisser apprécier aux lecteurs quel penseur du cinéma il fut aussi. Voilà donc quelques extraits de ses réflexions sur le sujet, que je reproduirai sans doute en bonne place dans l’anthologie de la cinéphobie que je prépare depuis quelques années – elle s’intitulerait Contre le cinéma… tout contre, en hommage à qui vous savez.

 

 

 

La part de remplissage neutre, inactif et insignifiant (le Q.S. d’eau distillée des préparations pharmaceutiques) nulle en principe dans un tableau, dans un poème, et même dans un roman, atteint dans le cinéma à son maximum. […]

Le personnage de cinéma, pris dans la gelée de la pellicule, comme l’insecte dans son morceau d’ambre, pêle-mêle avec des feuilles, des grains de sable, des écailles de bourgeons, des fragments d’écorce. […]

Tout film, si magnifique soit-il, garde […], à la sortie de sa chaîne de production, le caractère d’un objet manufacturé, à prendre ou à laisser tout entier ; non soluble dans le souvenir ou la rêverie, cerné du contour net et isolant de ses images péremptoires et de ses cadrages rigides, il est – si j’ose risquer cette expression – non psychodégradable, « un bloc » qui peut certes s’enkyster dans le souvenir, mais qui ne s’y dilue pas, ne l’imprègne et ne l’ensemence pas. […]

Car la caméra centre bien […] l’attention du spectateur et la circonscrit comme le cercle lumineux d’une lampe, mais, à l’intérieur de ce cercle, ou plutôt de ce rectangle, elle n’élide rien, tandis que la plume, elle, y promène capricieusement au gré de l’écrivain un de ces spots punctiformes, à luminosité concentrée, qui servent aux démonstrateurs à souligner sur l’écran aux images un détail ou une particularité significative. […]

Tout est bloqué, tout est inhibé, quand je vois projeter un film, de mes mécanismes d’admission et d’assimilation, d’autorégulation mentale et affective : ma passivité de consommateur atteint son maximum. Ni du détail infime de la plus fugitive image il ne me sera fait grâce, ni d’un quelconque raccourci, fût-il de quelques secondes, dans le rythme selon lequel le film m’est administré. […]

Le film est, de toutes les œuvres d’art, celle qui laisse le moins de carrière au talent de ses consommateurs […].

Il y a dans la littérature classique une spoliation abusive de l’inventeur par l’artiste achevé qui s’institue son usufruitier : cette spoliation, le temps du septième art ne la permet plus.

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