Mister Arkadin

IGNORANCE SATISFAITE - "GOUPI" ET LES CRITIQUES COLLABOS

27 Septembre 2010, 23:30pm

Publié par Mister Arkadin

Au "Masque et la plume" du 14 juin 2010 (aux alentours de la quarante-huitième minutes), Alain Riou, à propos de La Tête en friche, a prétendu que Goupi mains rouges, autre film tourné en Charente (et qui passe ces jours-ci sur la chaîne "Histoire"), fut aussi attaqué par la critique, en ces temps là des collabos qui l’avaient "flingué" (et pourquoi pas coupé à la hache, celle du journaliste de Je suis partout joué par Jean-Marc Rouve dans Monsieur Batignole ?). A quoi Jérôme Garcin a rétorqué que l’argument était un peu « vicieux », qu’en plus « il n’y avait pas de "Masque et la plume" à cette époque là ».

Une erreur partout, balle au centre. Goupi fut au contraire soutenu par la presse la plus collaborationniste, par exemple Lucien Rebatet dans l’article que je reproduis ci-dessous (repris de Quatre ans de cinéma) ; pas d’émission s’appelant "Le Masque et la plume" sous l’Occupation bien sûr (le titre n’aurait pas pu être repris, même les émissions dont la formule a été reprise quasi telle quelle ayant camouflé l’emprunt, par exemple l’émission de Roland-Manuel remplaçant « L’initiation à la musique » d’Émile Vuillermoz, cette dernière ayant apparemment marqué ses auditeurs, un certain Éric Rohmer en parlant dans la préface de son ouvrage De Mozart à Beethoven), mais un « Tribunal de l’Actualité cinématographique » (ou « Le débat sur les films qu’on projette », avec notamment… Rebatet et Vuillermoz !), dont j’ai déjà parlé ici, y ressemblant furieusement.

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Paysans véridiques

(Madeleine : Goupi mains-rouge)

Les spectateurs français ont appris, l’été dernier, avec Dernier atout, le nom de Jacques Becker, l’ancien assistant de Jean Renoir. On a dit ici même les qualités et l’attrait de Dernier atout, où nous avons retrouvé avec infiniment de plaisir le brio, la sûreté d’un homme qui, à l’encontre de tant de pseudo-metteurs en scène, a fait un apprentissage complet de son métier, est arrivé à la maîtrise de sa technique.

Cependant, Dernier Atout pouvait encore passer pour un brillant exercice sur le thème classique du gendarme et du voleur. Goupi Mains-Rouges, le nouveau film de Jacques Becker, porte bien davantage la marque d’une vraie personnalité. Il nous montre, d’après un roman de Pierre Véry, une famille de paysans charentais, dont la vie moderne n’a point estompé les caractères rudement dessinés, et qu’évoquent des surnoms expressifs : Goupi Mains-Rouges, le braconnier farouche et rusé ; Goupi-Tonkin, l’ancien marsouin qui a rapporté de la colonie les fièvres et la nostalgie d’un exotisme naïf ; Goupi-Mes Sous, le cabaretier riche et ladre ; Goupi-Cancan, son épouse ; Goupi-Dicton, le cousin qui a la manie des proverbes ; Goupi-L’Empereur, le centenaire qui a conservé le culte du Petit Tondu ; Goupi-La-Loi, le gendarme en retraite, auxquels s’ajoutent Goupi-Muguet, une gentille et sentimentale pucelette, et Goupi-Monsieur, le fils de Mes Sous, calicot à Paris, d’où il revient avec des cravates à la mode, une canne, des souliers fins et des cigarettes blondes.

Un drame éclate la nuit même ou Goupi-Monsieur débarque de la capitale. On découvre, assassinée, dans le bois, Goupi-Tisane, une vieille fille grondeuse et gorgée de médecine. L’Empereur a été également agressé, semble-t-il. On l’a relevé dans le cabaret, paralysé, la langue nouée, le crâne contusionné. Dix billets de mille francs ont disparu. Le magot légendaire, et jusqu’ici introuvable, du vieux paraît avoir subit le même sort. Les soupçons se portent sur Monsieur, que son père séquestre, puis sur un petit domestique simple d’esprit, Jean des Goupi. La famille entend régler l’affaire elle-même et se moque des gendarmes qui viennent tenter une enquête. La Loi lui-même fait chorus avec les autres Goupi contre ses anciens confrères. Enfin, Main-Rouges, par son astuce, démasquera le coupable, en même temps qu’il dénichera le fameux magot.

On reconnaît bien, dans Goupi Mains-Rouges, le talent de Pierre Véry, son imagination pleine de pittoresque, un peu nonchalante dans les péripéties. Cette nonchalance, savoureuse dans un livre, peut offrir quelques inconvénients au cinéma, pour lequel Pierre Véry avait déjà beaucoup travaillé. Il ne l’ignore point, et l’adaptation qu’il a faite de son roman pour l’écran, en compagnie de Jacques Becker, en tient adroitement compte. Il n’empêche que la trame de son récit ne demeure par endroits un peu lâche.

Becker et Véry, dans Goupi Mains-Rouges, ne s’intéressent pas continuellement à leur cadavre, à leurs innocents. Par instants, cette intrigue est plutôt, pour eux, un prétexte. Je le leur reproche un peu. Lorsque, dans un film, il y a meurtre, soupçons, enquête, c’est cela – pour mon goût du moins – qui doit retenir avant tout notre attention. Mais je me hâte d’ajouter qu’il y a, dans Goupi Mains-Rouges, beaucoup d’autres éléments d’intérêt, certainement plus originaux qu’une affaire policière conduite dans les règles.

Ce film a le mérite, avant tout autre, d’être le premier, depuis des années, qui nous montre des paysans français véridiques. Becker a cette vertu exceptionnelle chez nos cinéastes : c’est un observateur, il tient à rendre fidèlement ce qu’il a vu. Il sait que les paysans du vingtième siècle ne sont pas ces espèces de bâtards de Petit-Jean et de Toinon que mélos, vaudevilles et films moralisateurs s’obstinent à aller dénicher dans les recoins les plus poussiéreux de l’Odéon et de l’Opéra-Comique. Il sait également que, s’il y a des casques à indéfrisables dans les trois-quarts des communes françaises, les petites villageoises qui vont maintenant chez les coiffeuses n’en gardent pas moins leur physionomie propre et ne sauraient être confondues avec les demoiselles manucurées arrivées en droite ligne de Saint-Germain-des-Prés et du Fouquet’s, effleurant avec effroi de leurs ongles carminés le pis des vaches, et dont les cinéastes prétendent peupler nos champs.

Jacques Becker s’est refusé avec énergie au patoisement qui, les trois quarts du temps, est une convention insupportable. Il a voulu donner à ses paysans une ressemblance plus profonde, une ressemblance morale, qui se traduit par un geste, une attitude, la démarche d’une idée, le pli d’un vêtement.

Pour y parvenir, il a eu certainement bien du mal à combattre le penchant irrésistible des comédiens qui, lorsqu’on leur demande une composition rustique, vont chercher aussitôt cela dans leur armoire, comme les cabotins parodiques de Jean Anouilh, tirant de leur poche, à volonté, le postiche du père noble ou du brigand calabrais. Les acteurs sont d’autant plus excusables que, neuf fois sur dix, les metteurs en scène ne demandent rien d’autre et les inciteront même à outrer le « j’avions » et le « pèr’ Maglouère ». Que Jacques Becker ait su imposer ses desseins avec tant de précision et d’autorité à ses interprètes, c’est le signe d’un véritable auteur de cinéma. Il possède le don de conduire, de modeler les comédiens, qui est primordial dans son art.

Aussi peut-on dire que Goupi Mains-Rouges, bien qu’il ne comprenne pas des vedettes de premier plan, est un des films les mieux joués de cette saison. Becker a obtenu de Ledoux une variété d’expression assez inattendue chez cet acteur robuste mais monocorde. Les tics souvent irritants de Le Vigan sont, cette fois, bien adaptés à son personnage. Blanchette Brunoy est une vraie petite Muguet, très simple, n’ayant pas une seule fausse note. Après quelques exagérations dans les scènes de frayeur du début, Georges Rollin a bien attrapé le ton de son personnage, « Monsieur ». Maurice Schutz est un étonnant « Empereur ». Arthur Devère, Guy Favières, Marcelle Hainia, Germaine Kerjean, Line Noro sont excellents. Je ne parle pas du bon Génin, dont toutes les compositions valent par le même naturel. Il n’est pas jusqu’à Pérès qui ne fasse un gendarme authentique, embêté de sa mission comme tous les brigadiers de bourgade qui ont à enquêter chez des voisins bien connus, se haussant pour reprendre sa dignité au vocabulaire courtelinesque de la maréchaussée, sans que rien de tout cela ne soit poussé à la caricature. Enfin, il faut signaler un nouveau venu, Rémy, qui arrive, je crois, du cirque, et qui est parfait en innocent moustachu et craintif, vêtu d’un gros tricot ravaudé.

Goupi Mains-Rouges apparaît ainsi comme un film de mœurs paysannes, d’une veine proche des récits de notre ami Marcel Aymé, qui n’est pas seulement l’auteur de Travelingue[1] et de tant de contes d’une cocasserie délicieuse, mais le seul de nos écrivains régionalistes – dans l’admirable Table aux crevés, par exemple – qui ne soit pas tombé dans aucun des poncifs du genre.

Ce n’est pas un mince éloge que l’on fait ainsi à un ouvrage de cinéma. Des scènes comme le retour de l’enterrement, la promenade burlesque et impitoyable de l’Empereur, trimballé dans un fauteuil, de la cave au grenier, à la recherche du magot, ont une densité, un accent assez rares sur notre écran. Le décor, bistrot, cour de ferme, cuisine, est peint avec le même réalisme vigoureux, mais jamais trop appuyé.

Le déroulement du film est assez lent, dans la première partie surtout. C’est la « cadence française », souvent héritée par nos meilleurs ouvrages des bandes muettes de 1920-1925. C’est le style français, où l’auteur s’attarde quelquefois un peu trop à composer un tableau, à nous en faire savourer la lumière ou le sens. Mes prédilections iront toujours à un rythme plus nerveux. Mais il faut reconnaître que l’allure du récit est ici commandée par le sujet, et que Goupi, film plutôt lent, est sans longueurs, parce qu’il est plein. Sa réussite technique, d’un tout autre ordre que dans Dernier Atout, est certainement plus méritoire, avec les nombreux personnages qu’il s’agissait de présenter, de faire vivre, le scénario relativement complexe qu’il fallait débrouiller.

(23 avril 1943).


[1] Roman publié en feuilleton dans Je suis partout du 20 septembre 1941 au 17 janvier 1942.