TRIBUT
« Immense cinéaste » (une radio), « génial touche-à-tout » (RTL), « géant du cinéma français » (Le Figaro), « une des grandes figures du cinéma français » (Christine Albanel, Ministère de la Culture), le « patron » (Métro), etc. On ne compte plus les hommages dithyrambiques rendus à Claude Berri, dont je donne quelques exemples en ce qui concerne la radio, la télévision n'ayant pas été en reste, plus de programmes spéciaux ayant été concoctés pour la mort de Berri que pour les morts quasi simultanées d'Antonioni et de Bergman l'année dernière. Au cas où tout média de cinéma se devrait de se joindre obligatoirement aux concerts de louanges, je m'y prête bien volontiers. Voilà qui est fait.
Seule note un peu discordante, quoique assez équilibrée, dans Libération, qui, malgré une très généreuse "une" (un gros « Tchao Berri » accompagné de la formidable trogne de l'acteur, bizarrement désigné uniquement comme « réalisateur et producteur de cinéma ») et une nécro guère enthousiaste, mais plutôt bienveillante (voir ci-dessous), ne peut manquer de rappeler les conflits qui opposèrent le nabab au journal. Je reviendrai un de ces jours sur la querelle entre Berri et Daney au sujet d'Uranus, en introduisant un arbitre inattendu en la personne d'Éric Rohmer.
Libération, mardi 13 janvier 2009
En une : « Tchao Berri »
p.5 : « Claude Berri sans amnésie », par Gérard Lefort
Claude Berri, dit-on, aimait bien les affaires de famille. Et les histoires qui vont avec : passionnelles, compliquées, exténuantes. En apprenant dimanche qu'il venait d'être hospitalisé pour une nouvelle attaque cérébrale, une pensée s'envola vers son fils, Thomas Langmann, qui, physiquement, ressemble beaucoup à son père jeune. Puis vint le temps de la nécrologie qui, comme de coutume, n'est jamais écrite d'avance. Ce qui autorise l'émotion et n'empêche pas pour autant la réflexion. En attaquant violemment, et à plusieurs reprises, les critiques cinéma de Libération dont les écrits avaient eu l'heur de lui déplaire, Claude Berri voulait-il nous faire entrer dans le cercle de sa famille qui, comme toute famille, carbure à l'amour-haine ? En exigeant par voie de justice un droit de réponse particulièrement calamiteux pour une analyse de Serge Daney sur Uranus parue en 1991 dans Libération, Claude Berri, à nos yeux, se dégrada. Après la mort de Serge Daney, il s'en excusa. On lui pardonna. Mais on ne pouvait pas occulter cet épisode navrant. Ce doit être ça un «parrain» : il vous embrasse, il vous étouffe, il vous embrasse...
p.22-23 :
« Berri, mort d'un baron du cinéma », par Gérard Lefort et Didier Péron
Le producteur omniprésent du cinéma français est mort hier à 74 ans d'une attaque cérébrale. Retour sur un parcours jalonné de gros succès et de beaux ratés.
«Si j'avais réussi comme acteur, je me demande si j'aurais fait de la mise en scène. C'est parce que j'étais inoccupé que j'ai convaincu mon père et quelqu'un de ses amis fourreurs de mettre de l'argent dans une pièce de théâtre de François Billetdoux. D'une carrière d'acteur ratée est née ma volonté de faire de la mise en scène. Il fallait que je mange. C'est tout. Puis d'une carrière de metteur en scène plus ou moins ratée est venue mon envie de devenir producteur.» Ainsi s'autodéfinissait Claude Berri dans un entretien à Paris Match en novembre 2006. Il serait excessif de résumer sa vie, dense et compliquée, à l'aune de cette citation. Elle contient pourtant le paradoxe d'un homme qui, venu d'un milieu modeste, s'est fait tout seul et ne pouvait s'empêcher de jeter sur son passé, voire sur son avenir, l'œil mélancolique d'un homme ayant perdu bien des illusions.
Coup d'essai. Il est né Claude Langmann, le 1er juillet 1934, passage du Désir (Xe arrondissement de Paris) dans une famille d'artisan fourreur, d'un père communiste qui échappe aux nazis en se cachant dans les environs de Lyon. Au lendemain de la guerre, le jeune homme, fasciné par le théâtre et le TNP de Jean Vilar en particulier, veut devenir acteur. Il apprend le métier (cours Simon) et figure dans des troisièmes rôles au cinéma au début des années 50. Sa carrière ne démarre pas et il se tourne vers la réalisation d'un court métrage en 1962, le Poulet,le Vieil Homme et l'Enfant, dialogue entre pépé réac et petit garçon juif qui met en piste pour une des dernières fois le «monstre» Michel Simon. Le film est salué par François Truffaut qui voit en Claude Berri un nouveau Jean Renoir. pour lequel il crée la société Renn Production, nom inspiré de l'actrice Katharina Renn avec qui il avait joué au théâtre. Ce coup d'essai d'un inconnu obtient un oscar à Hollywood. Il poursuit dans la veine quasi autobiographique avec
Allégeance. En 1968, c'est d'ailleurs avec Truffaut qu'il part en Tchécoslovaquie pour acquérir les droits d'Au feu les pompiers de Milos Forman. Ils débarquent en plein printemps de Prague. Ils en profitent pour ramener en France les enfants de Forman menacés par l'invasion soviétique. Paul Rassam faisait partie du voyage. Il est le frère du producteur Jean-Pierre Rassam et Claude Berri a épousé leur sœur, Anne-Marie. Dès lors, dans le giron de Renn Production, rue Lincoln à Paris, va se nouer la légende brillante et névrotique d'un clan, familial au sens large, qui, de l'extérieur, pouvait donner parfois l'impression d'hésiter entre la mafia et la secte. Une affaire de passions en tout cas, faite d'alliances, de ruptures et de beaucoup de fidélité. Entre haine et amour fou, tous les protagonistes de cette saga, de l'attachée de presse au directeur financier, témoigneront régulièrement de ce roman russe. Cette allégeance obligée des proches collait avec la marque de fabrique de celui que l'on a appelé parfois «le parrain du cinéma français».
Au fil du temps, la suractivité de Berri se démultiplie, gagne en puissance. Il crée sa société de distribution, AMLF, et à la fin des années 70, c'est surtout comme producteur qu'il va s'imposer et devenir le manitou régulièrement remercié par la grande famille du cinéma à longueur de cérémonie des césars. Il fait preuve d'un instinct commercial à toute épreuve même s'il risque sa chemise à plusieurs occasions, notamment pour des cinéastes étrangers (Valmont de Milos Forman, Tess de Roman Polanski). Il alterne les grosses comédies populaires (Inspecteur La Bavure) et des films plus ambitieux (l'Homme blessé de Patrice Chéreau en 1983, Trois Places pour le 26 de Jacques Demy en 1988, la Reine Margot de Chéreau à nouveau, en 1994). Lui-même revient en force en 1983 avec Tchao Pantin qu'il réalise en ayant le pif de distribuer Coluche dans un rôle de pompiste dépressif. Nouveau carton et césar du meilleur acteur pour Coluche.
C'est le même homme, imprévisible, protéiforme, qui met en chantier la superproduction qu'il réalise lui-même, le doublon Jean de Florette-Manon des Sources en 1986, projet qu'il impose contre l'avis général. Résultat : des millions de spectateurs. C'est à cette même époque que les rapports de Berri vont devenir houleux avec la critique, et notamment celle de Libération. Cas le plus fameux, Uranus (1991), adaptation du roman de Marcel Aymé, que Serge Daney disqualifie dans les colonnes de ce journal. S'ensuit une de ces colères légendaires de Berri, qui fait un procès à Libération et fait publier un droit de réponse qui se voulait drôle. Après la mort de Daney, Berri s'en excusera...
Il redonnera dans l'invective lors de la sortie de l'Amant de Jean-Jacques Annaud, en envoyant un fax à la rédaction en réponse à la critique titrée «Blaireau chinois, mon amour» : «Achtung ! Achtung ! Si le film ne marche pas, j'attaque !» Suivront Germinal (1993) avec à la clé le chantage «touche pas à la culture populo de gauche». Germinal n'en est pas moins, et plus encore avec le recul, un gros film académique passablement ridicule. Un mystère donc sur les goûts cinéphiles de Berri qui a toujours préféré Lola de Demy à Garçon ! de Claude Sautet (qu'il a pourtant produit) ou un seul Truffaut contre tout Claude Zidi, à qui il confiera la réalisation du premier Astérix, en 1999. Et une intrigue encore plus sombre sur sa propre impuissance comme metteur en scène. En avait-il conscience ? Certaines déclarations de ces dernières années tendraient à le prouver. Il crée encore l'événement et la polémique en 1997 avec Lucie Aubrac. Le film désignait René Hardy comme étant le traître ayant permis l'arrestation de Jean Moulin. La veuve de Hardy portera plainte et obtiendra des dommages et intérêts.
Inattaquable. En pointillé, comme un remord qui ne l'a jamais quitté, il continue de faire l'acteur. Micheton de l'Homme blessé, exhibitionniste fou du dernier film de Gainsbourg, Stan The Flasher (1990). Deux rôles où il se présente nu, défait. Aucun nabab de cet acabit ne prendrait cette liberté d'afficher ainsi une sorte d'impudeur. Sur le tard, en pleine dépression après la mort d'un de ses fils, Julien Rassam, il écrit une autobiographie, Autoportrait, où il vide son sac sans se ménager.
Les succès à répétition transforment Claude Berri en autorité inattaquable au prétexte qu'il fait tourner à bloc la machine du cinéma français. Dans cet esprit, il fonde en 1988 l'ARP (Association des auteurs réalisateur producteurs), «syndicat» censé défendre les intérêts de la profession, notamment contre les majors américaines. Ces dernières années, après le rachat de Renn Production par Pathé, Berri se consacra en priorité à sa passion pour l'art contemporain (lire ci-dessous). Il présida aussi la Cinémathèque française entre 2003 et 2007. Ultime démonstration de son intrigante schizophrénie, il produira conjointement Bienvenue chez les Cht'is (20 millions d'entrées en France) et la Graine et le Mulet d'Abdellatif Kechiche (recouvert de tous les césars en 2007).
Sa dernière compagne, l'écrivain Nathalie Rheims, décrivait Claude Berri (dans le Monde du 23 mars 2007) : «C'est un mélange incroyable d'égoïsme et de don de lui total. Il peut être très dur et très tendre. C'est un homme relativement autiste, sauf quand il va bien, ce qui est rare. Il ne sait pas qu'il est Claude Berri.»
« Le champion du box-office », par Olivier Séguret
Producteur, il a régné sur la profession ; cinéaste, il n'a pas toujours convaincu.
Dans les pays ayant connu un cinéma industriel, on voit bien par exemple comment un Spielberg a pu pendant toute une période être identifié à l'essence de Hollywood ou un Fellini habiter à lui tout seul le grand cimetière de Cinecittà.
Influence. En France, c'est une spécialité historique continue. A des degrés divers, un certain nombre de grands noms ont incarné, de gré ou de fait, quelque chose comme la figure tutélaire symbolique du cinéma national. Chacun à sa fenêtre et à sa manière, Langlois, Truffaut, Toscan, Godard, peut-être même le couple Signoret-Montand, ont tour à tour été les volontaires ou les désignés pour endosser ce costume. Au moment de sa disparition, la question de savoir si Claude Berri a pu lui aussi tenir ce rôle du parrain est délicate. C'est un peu comme si, malgré tous ses efforts, il n'avait fait qu'une partie du boulot. Certes, Claude Berri a été maintes fois l'homme le plus puissant du cinéma français. Clairement ambitieux en ce domaine, il a obtenu la position qu'il a sans aucun doute voulue : la première. Son influence sur l'industrie du cinéma hexagonal des trente dernières années est sans équivalent.
Dans les guerres du box-office, le producteur Berri n'a eu que deux grands concurrents : Alain Poiré et Christian Fechner, eux aussi disparus récemment (en 2000 et en 2008). A la différence de ces derniers, Berri a aussi remporté la bataille de la notoriété médiatique. Mais surtout, Berri a gagné sur tous les autres en termes d'influence interne à l'industrie, où sa puissance en faisait un maître incontournable, aussi craint qu'admiré. A cet égard, ses razzias régulières sur les palmarès des césars fournissent un bon indicateur des rapports très profonds tissés par Claude Berri avec la profession. En tant que producteur surdoué sachant faire fonctionner la complexe machine du cinéma et de ses financements, Berri ne peut qu'inspirer le respect.
Carrière. Cela n'a jamais fait de lui un homme très populaire pour autant. Ses inimitiés dans le métier sont aussi nombreuses que sa carrière a été longue et réussie. En tant que cinéaste, la critique a pu occasionnellement lui porter attention (pour le Vieil Homme et l'Enfant ou Tchao Pantin) mais pas au point de le tenir pour un artiste d'importance.
Alors oui, Claude Berri a bien été un des parrains majeurs du cinéma français. Mais dans une époque plus médiocre que celle où il avait rêvé de le devenir.