GRATITUDE D'OLIVEIRA
Le 3 septembre dernier, dans le billet « Éloge d’un critique », j’ai émis l’hypothèse que la raison pour laquelle Manoel de Oliveira avait omis de mentionner le critique français envers lequel il a, à maintes reprises, exprimé sa reconnaissance était qu’il ne se souvenait probablement pas de son nom. D’abord parce que cela commence à dater sérieusement (près de quatre-vingt ans désormais !) ; ensuite parce que ce critique est aujourd’hui passablement oublié, le dictionnaire que le syndicat français de la critique de cinéma a publié sur les critiques français l’ignorant superbement. J’ai fait erreur, puisque Oliveira a rendu explicitement hommage, plusieurs fois, à Vuillermoz dans un entretien donné à l’occasion de la réception d’un prix à Montréal : « [En 1931, Douro, Faina Fluvial (De l’autre côté du fleuve)] était projeté devant les délégués du 5e Congrès international de la critique à Lisbonne. La réaction de la salle fut terrible. Le cinéaste remue ses pieds sous la table pour donner une idée du bruit qui avait accueilli cette projection, sans parler des huées et des sifflements. Seuls quelques étrangers avaient apprécié son film. Parmi eux, Pirandello et le critique français Émile Vuillermoz. "Si j’ai persisté c’est grâce à lui. Il m’avait encouragé à continuer." » (Luc Perreault, La Presse, 1er septembre 1998, p.B5). Le plus ironique dans l’affaire est qu’Oliveira a raconté avoir alors rencontré Vuillermoz, l’auteur de « la critique la plus longue et la plus juste de Douro », dans Conversations avec Manoel de Oliveira (Éditions du cinéma, 1996), ouvrage retranscrivant un long entretien avec son ami Jacques Parsi et avec un critique parisien, Antoine de Baecque, ce dernier ayant par ailleurs assimilé les goûts d’Émile Vuillermoz au « conformisme du convenable et de la bien-pensance » !
La gratitude et la fidélité d’Oliveira envers Vuillermoz me motiveront-elles suffisamment pour achever la thèse que je prépare de longue date sur ce dernier ? Si les mises à jour de ce blog se font encore plus rares dans les mois à venir que dans les précédents, c’est que je me serai enfin attelé avec constance à la rédaction de ce travail universitaire, autrement plus difficile que celle de billets et notes cinéphiliques. Pour concilier les deux, j’essaierai d’en publier périodiquement des extraits sur ce blog, ainsi que des documents sur Vuillermoz. Pour commencer, voici un autre compte rendu du premier film d’Oliveira, après celui reproduit dans « Éloge d’un critique », paru dans Radio Magazine le 11 octobre 1931 (page « Le film sonore », p.7), compte rendu que la réalisatrice Anne Huet mentionnait en mai 2003 dans une étude pour le "Forum des images" sur « le Paris de Manoel de Oliveira » :
Au cours de la séance de cinéma organisée à Lisbonne à l'occasion du cinquième Congrès international de la Critique, nous avons eu l'occasion de voir, avant le film A Severa, une composition documentaire d'un très haut intérêt. Il s'agit d'une étude cinégraphique sur le Douro au moment de son entrée à Porto.
Cette œuvre, dont les auteurs sont dans toute la fraîcheur de la jeunesse, est un ravissement pour les yeux, pour la sensibilité et pour l'esprit.
J'ai toujours proclamé que l'écran ne trouverait ses véritables poètes que dans la génération des moins de trente ans qui, dès leur jeunesse, ont pu former leur œil au langage optique des images mouvantes. Ceux-là seuls seront affranchis de l'écrasante hérédité théâtrale et picturale qui pèse sur leurs aînés. Seuls, les jeunes gens de cet âge sauront penser en images, examiner les hommes et les choses sous leur angle le plus photogénique et créer dans l'enchaînement des visions des rythmes neufs et des équilibres inédits.
MM. Antonio Mendes et Manoel de Oliveira, qui viennent d « écrire » avec une aisance et une élégance incomparables une page lumineuse sur le fleuve Douro, confirment une fois de plus cette observation de bon sens.
Voilà de véritables jeunes qui ont de l'univers une vision pleine de fraîcheur et d'éclat. Ils sont sensibles à toutes les formes nouvelles de poésie créées par le machinisme moderne.
Ce qu'ils ont pris dans la vie du Douro, ce ne sont pas les motifs faciles de son existence rustique et pastorale, ses aspects de chromos, ses fonctions stéréotypées par la littérature ou par le lyrisme purement verbal. Ils ont abordé résolument un épisode de sa carrière beaucoup plus prenant et beaucoup plus fort : celui où le fleuve, parvenu à l'apogée de sa puissance, se mêle à l'activité des hommes, fait du commerce et de l'industrie, porte de lourds bateaux, travaille et souffre avant d'aller goûter dans l'océan proche un anéantissement bien gagné. Ils ont étudié en particulier cette minute pathétique de la rencontre du fleuve avec les deux splendides ponts métalliques de la ville de Porto.
« Le pont met une bague au doigt de la rivière », a dit le poète. La minute où cette bague se glisse au doigt d'un fleuve aussi vigoureux est toujours émouvante. Mais ici, grâce à l'intelligente vision de deux jeunes hommes de ce temps, qui sont sensibles au pathétique de l'architecture du fer, la présentation de la bague splendide ciselée par l'orfèvre Eiffel prend une valeur émotive exceptionnelle.
Les auteurs ont su obtenir de l'objectif une souplesse et une plasticité indescriptibles. L'œil mécanique se coule entre les croisillons de fer avec une curiosité et une adresse qui provoquent chez les spectateurs un émerveillement sans cesse renouvelé. Il se glisse partout, court après un reflet, rattrape les perspectives les plus fuyantes, happe les angles les plus inattendus, saisit ce que l'œil humain est incapable de voir, opère des analyses minutieuses et des synthèses souveraines, joue et jongle avec ces tonnes de fer, leur enlève toute pesanteur, déplace leur centre de gravité et les oblige à se plier à leur éblouissante prestidigitation. C’est une féerie inoubliable.
Sans doute, ce film n'est pas sans défauts. Il est d'abord trop long, comme la plupart des ouvrages de l'esprit né de la terre portugaise. De plus, ces deux jeunes réalisateurs ne sont pas encore affranchis de certaines petites élégances périmées dont nos médiocres avant-gardes ont épuisé depuis longtemps l'efficacité. Il est bien évident que nous sommes blasés sur le procédé facile et vite fatigant du « montage rapide » lorsqu'il n'est pas exigé par le sujet.
Mais ce sont là des imperfections que l'on pourrait très facilement faire disparaître. La seule chose qui importe, c'est que MM. Mendes et de Oliveira sont de véritables cinégraphes, admirablement doués pour leur métier et dont on peu attendre beaucoup. Je n'ai pas besoin d'être un somnambule extra-lucide pour leur prédire le plus brillant avenir.
Emile VUILLERMOZ.