Site personnel de Pascal Manuel Heu, consacré à ses publications, au cinéma et à la critique. Page complémentaire : https://www.facebook.com/Mister-Arkadin-1041074065975069/
Articles avec #vuillermoz
"CHARLIE HEBDO", VUILLERMOZ ET MOI
Viennent d'être mises en ligne sur un blog consacré à Émile Vuillermoz deux coupures de Charlie Hebdo où Michel Boujut attira l'attention, en septembre 1998, sur le critique, puis ensuite, selon lui, sur le collaborateur nazi. Ma réponse parut dans 1895, la revue de l'Association française de recherche sur l'histoire du cinéma : « Faking evidence – nobody framed that wasn’t guilty. Mise au point sur l’attitude d’Émile Vuillermoz sous l’Occupation ».
UN CRITIQUE DE CINÉMA, ÉGALEMENT CRITIQUE MUSICAL
Critique musicale. 1902-1960. Au bonheur des soirs
Recueil d'écrits d'Émile Vuillermoz rassemblés par Jacques Lonchampt, Paris, Éditions L'Harmattan, septembre 2013, 578 p.
Voilà un volume particulier qui séduira les amateurs de musique. Emile Vuillermoz, joua un très grand rôle dans l'actualité artistique, par ses articles comme par ses qualités d'animateur. Ardent défenseur de Claude Debussy, Maurice Ravel et Gabriel Fauré pendant les cinquante-huit ans de son activité, il excerça son talent dans toute l'envergure de la scène musicale. Cet ouvrage compile des extraits de ses critiques musicales.
"EDUCATION OF THE EYE"
Prêcher dans le désert n'est pas forcément déprimant. Il y a même une certaine volupté à constater que ce que l'on affirme, voire démontre, ne devient pas un lieu commun, même si ce serait le signe qu'on a emporté l'adhésion, que l'on a pleinement convaincu. Ainsi ne cacherai-je pas que la lecture du sommaire d'une récente anthologie du cinéma, qui ignore complètement le critique sur lequel j'ai le plus travaillé, Émile Vuillermoz, m'a beaucoup moins scandalisé qu'amusé (sont aussi omis Juan Arroy, Émile Jaques-Dalcroze, Lionel Landry, Paul Ramain, et autres importants pionniers). Ainsi, les travaux d'Emmanuelle Toulet, de Richard Abel, de Nourredine Ghali, de Laurent Guido, et, plus modestement, les miens, n'ont-ils pas suffi pour que d'éminents professeurs de faculté parisiens se délestent de leurs oeillères !
A contrario, il est tout de même réjouissant que d'autres chercheurs prennent le relais. C'est donc avec joie que j'ai découvert le sommaire du dernier numéro de la remarquable revue britannique Studies in French Cinema (n°11-3, 2011), dans lequel paraît un article d'un professeur à l'Université de Bristol, Kristian Moen, intitulé « The 'Education of the Eye': Social Aesthetics and Émile Vuillermoz’s Early Film Criticism ».
Saisissons cette occasion pour glisser une petite citation de Vuillermoz, qu'un récent film israélien paraît presque illustrer littéralement :
« ... comme si le rectangle de toile blanche était le miroir d'un mystérieux périscope dont l'oeil aurait surveillé les champs de bataille », Émile Vuillermoz, Le Temps, 25 avril 1917.
MOI NON PLUS JE T’AIME, BONI : LA MÉMOIRE LONGUE D’OLIVEIRA
A contrario de nombreux cinéphiles, je ne fais guère usage des boni de DVD, n’ayant pas sauté dans le train de cette pratique pouvant révolutionner la perception des films. Vais-je m’y convertir après avoir vérifié ce que j’avais pressenti dès l’annonce de la sortie en DVD, le 4 mai 2010, de Je t’aime… moi non plus. Artistes et critiques (documentaire de Maria de Medeiros sorti à l’Espace Saint-Michel de Paris le 9 mai 2007), avec en "boni" « 4h40 d’interviews exclusives et inédites », dont une avec Manoel de Oliveira (17 min. 48 sec.) - à savoir que l’oubli que j’avais attribué à ce dernier dans mon billet « Éloge d’un critique », tempéré par « Gratitude d’Oliveira », résultait du montage effectué pour ne retenir dans le documentaire que quelques bribes de son entretien. Dans ces dernières n’est pas mentionné le nom d’Émile Vuillermoz. Le bonus montre qu’Oliveira n’a toutefois pas oublié de rendre hommage à celui-ci puisque voici la retranscription du premier extrait figurant sur le DVD (sous le titre « La plus belle phrase ») :
« La phrase la plus belle, qui m’a le plus touché, c’est en 1931, Émile Vuillermoz, qui était critique dans le journal Le Temps. Après la première de mon film, le documentaire Douro Faina Fluvial, sous un tonnerre de chahuts et de sifflets, de la part du public portugais et des critiques alors présents. Mais comme c’était une projection destinée à la critique internationale, Vuillermoz était là, un grand critique français de l’époque autant de musique que de cinéma, pour le journal Le Temps. Il voulait me rencontrer, et on me l’a présenté. Je ne parlais pas français à l’époque. Alors on m’a traduit ce qu’il me disait, que le cinéma était entre les mains d’une nouvelle génération, et qu’il avait senti cela dans mon film. Et que je l’avais réellement ému par l’expression et la richesse du montage. Et ces premiers mots, alors que je présentais mon premier film, j’avais vingt-et-un ou vingt-deux ans, quelque chose comme ça, après ce tonnerre de sifflets, ce fut pour moi une joie. Ce fut la première joie que j’ai connu par mon travail de cinéaste. Après, j’ai connu la répétition de cela tout au long de ma vie jusqu’à aujourd’hui. »
Un autre document permet de se rendre compte qu’Oliveira mentionne quasiment toujours Émile Vuillermoz quand il est question de ses débuts dans le cinéma et de la reconnaissance comme cinéaste : l’enregistrement vidéo d’une discussion entre le metteur en scène et l’écrivain Antonio Tabucchi, organisée à la suite de la projection de Douro, Faina Fluvial à la Cinémathèque française le 3 juillet 2008. Il lui reconnaît la prééminence bien que Tabucchi tente de la minorer pour mettre en avant un auteur autrement plus connu. Entre la sixième et la septième minute, tandis que Tabucchi lui parle de la « recension enthousiaste » d’Émile Vuillermoz, « le critique français, une autorité de la critique », « la France vous [ayant] reconnu tout de suite », tout en ajoutant « mais le premier critique en absolu est Luigi Pirandello », Oliveira trouve le temps de glisser, mezza voce, « pour la première fois » (à propos de sa reconnaissance comme cinéaste, par la France donc, et plus précisément par Vuillermoz). Il enfonce le clou entre la dix-neuvième et la vingtième minute : « Vuillermoz en a parlé très bien ; et Pirandello aussi. Sans cela, ce serait fini. Alors je ne peux oublier ce moment. » Il évoque ensuite Amour de perdition, film sorti à Paris le 13 juin 1979 qui, grâce à son succès en France dû à l’enthousiasme des journaux français, connut un retour triomphal au Portugal, puis conclut ce chapitre fondamental de sa reconnaissance critique :
« Ces deux moments sont dans mon cœur et cela m’a donné la continuité. Sinon je crois que [j’aurais été] fini. Alors, j’ai la France dans mon cœur. »
Complément (20 août 2010) : Dans Politis (n°1110, 8 juillet 2010, p.25), Christophe Kantcheff cite des propos tenus par Wim Wenders que je reprendrais bien à mon compte : « [Une bonne critique] n'est pas une opinion. C'est le récit de l'expérience que quelqu'un a eue avec un film. Si, en lisant son texte, je ressens que le critique a vécu quelque chose en voyant le film, alors il m'intéresse. »
GRATITUDE D'OLIVEIRA
Le 3 septembre dernier, dans le billet « Éloge d’un critique », j’ai émis l’hypothèse que la raison pour laquelle Manoel de Oliveira avait omis de mentionner le critique français envers lequel il a, à maintes reprises, exprimé sa reconnaissance était qu’il ne se souvenait probablement pas de son nom. D’abord parce que cela commence à dater sérieusement (près de quatre-vingt ans désormais !) ; ensuite parce que ce critique est aujourd’hui passablement oublié, le dictionnaire que le syndicat français de la critique de cinéma a publié sur les critiques français l’ignorant superbement. J’ai fait erreur, puisque Oliveira a rendu explicitement hommage, plusieurs fois, à Vuillermoz dans un entretien donné à l’occasion de la réception d’un prix à Montréal : « [En 1931, Douro, Faina Fluvial (De l’autre côté du fleuve)] était projeté devant les délégués du 5e Congrès international de la critique à Lisbonne. La réaction de la salle fut terrible. Le cinéaste remue ses pieds sous la table pour donner une idée du bruit qui avait accueilli cette projection, sans parler des huées et des sifflements. Seuls quelques étrangers avaient apprécié son film. Parmi eux, Pirandello et le critique français Émile Vuillermoz. "Si j’ai persisté c’est grâce à lui. Il m’avait encouragé à continuer." » (Luc Perreault, La Presse, 1er septembre 1998, p.B5). Le plus ironique dans l’affaire est qu’Oliveira a raconté avoir alors rencontré Vuillermoz, l’auteur de « la critique la plus longue et la plus juste de Douro », dans Conversations avec Manoel de Oliveira (Éditions du cinéma, 1996), ouvrage retranscrivant un long entretien avec son ami Jacques Parsi et avec un critique parisien, Antoine de Baecque, ce dernier ayant par ailleurs assimilé les goûts d’Émile Vuillermoz au « conformisme du convenable et de la bien-pensance » !
La gratitude et la fidélité d’Oliveira envers Vuillermoz me motiveront-elles suffisamment pour achever la thèse que je prépare de longue date sur ce dernier ? Si les mises à jour de ce blog se font encore plus rares dans les mois à venir que dans les précédents, c’est que je me serai enfin attelé avec constance à la rédaction de ce travail universitaire, autrement plus difficile que celle de billets et notes cinéphiliques. Pour concilier les deux, j’essaierai d’en publier périodiquement des extraits sur ce blog, ainsi que des documents sur Vuillermoz. Pour commencer, voici un autre compte rendu du premier film d’Oliveira, après celui reproduit dans « Éloge d’un critique », paru dans Radio Magazine le 11 octobre 1931 (page « Le film sonore », p.7), compte rendu que la réalisatrice Anne Huet mentionnait en mai 2003 dans une étude pour le "Forum des images" sur « le Paris de Manoel de Oliveira » :
Au cours de la séance de cinéma organisée à Lisbonne à l'occasion du cinquième Congrès international de la Critique, nous avons eu l'occasion de voir, avant le film A Severa, une composition documentaire d'un très haut intérêt. Il s'agit d'une étude cinégraphique sur le Douro au moment de son entrée à Porto.
Cette œuvre, dont les auteurs sont dans toute la fraîcheur de la jeunesse, est un ravissement pour les yeux, pour la sensibilité et pour l'esprit.
J'ai toujours proclamé que l'écran ne trouverait ses véritables poètes que dans la génération des moins de trente ans qui, dès leur jeunesse, ont pu former leur œil au langage optique des images mouvantes. Ceux-là seuls seront affranchis de l'écrasante hérédité théâtrale et picturale qui pèse sur leurs aînés. Seuls, les jeunes gens de cet âge sauront penser en images, examiner les hommes et les choses sous leur angle le plus photogénique et créer dans l'enchaînement des visions des rythmes neufs et des équilibres inédits.
MM. Antonio Mendes et Manoel de Oliveira, qui viennent d « écrire » avec une aisance et une élégance incomparables une page lumineuse sur le fleuve Douro, confirment une fois de plus cette observation de bon sens.
Voilà de véritables jeunes qui ont de l'univers une vision pleine de fraîcheur et d'éclat. Ils sont sensibles à toutes les formes nouvelles de poésie créées par le machinisme moderne.
Ce qu'ils ont pris dans la vie du Douro, ce ne sont pas les motifs faciles de son existence rustique et pastorale, ses aspects de chromos, ses fonctions stéréotypées par la littérature ou par le lyrisme purement verbal. Ils ont abordé résolument un épisode de sa carrière beaucoup plus prenant et beaucoup plus fort : celui où le fleuve, parvenu à l'apogée de sa puissance, se mêle à l'activité des hommes, fait du commerce et de l'industrie, porte de lourds bateaux, travaille et souffre avant d'aller goûter dans l'océan proche un anéantissement bien gagné. Ils ont étudié en particulier cette minute pathétique de la rencontre du fleuve avec les deux splendides ponts métalliques de la ville de Porto.
« Le pont met une bague au doigt de la rivière », a dit le poète. La minute où cette bague se glisse au doigt d'un fleuve aussi vigoureux est toujours émouvante. Mais ici, grâce à l'intelligente vision de deux jeunes hommes de ce temps, qui sont sensibles au pathétique de l'architecture du fer, la présentation de la bague splendide ciselée par l'orfèvre Eiffel prend une valeur émotive exceptionnelle.
Les auteurs ont su obtenir de l'objectif une souplesse et une plasticité indescriptibles. L'œil mécanique se coule entre les croisillons de fer avec une curiosité et une adresse qui provoquent chez les spectateurs un émerveillement sans cesse renouvelé. Il se glisse partout, court après un reflet, rattrape les perspectives les plus fuyantes, happe les angles les plus inattendus, saisit ce que l'œil humain est incapable de voir, opère des analyses minutieuses et des synthèses souveraines, joue et jongle avec ces tonnes de fer, leur enlève toute pesanteur, déplace leur centre de gravité et les oblige à se plier à leur éblouissante prestidigitation. C’est une féerie inoubliable.
Sans doute, ce film n'est pas sans défauts. Il est d'abord trop long, comme la plupart des ouvrages de l'esprit né de la terre portugaise. De plus, ces deux jeunes réalisateurs ne sont pas encore affranchis de certaines petites élégances périmées dont nos médiocres avant-gardes ont épuisé depuis longtemps l'efficacité. Il est bien évident que nous sommes blasés sur le procédé facile et vite fatigant du « montage rapide » lorsqu'il n'est pas exigé par le sujet.
Mais ce sont là des imperfections que l'on pourrait très facilement faire disparaître. La seule chose qui importe, c'est que MM. Mendes et de Oliveira sont de véritables cinégraphes, admirablement doués pour leur métier et dont on peu attendre beaucoup. Je n'ai pas besoin d'être un somnambule extra-lucide pour leur prédire le plus brillant avenir.
Emile VUILLERMOZ.
ÉMILE VUILLERMOZ (1878-1960)
Étant plongé dans la rédaction d’une thèse sur le critique d’art Émile Vuillermoz, je retrouve incidemment la version intégrale d’un article publié dans le « Dictionnaire du cinéma français des années vingt » de la revue 1895 (n°33, juin 2001). La voici ci-dessous.
En 1929, le journaliste Henri Béraud écrit qu’« Émile Vuillermoz est un de ces esprits infiniment rares et précieux qui, toute leur vie durant, devancent de quelques années les contemporains », avant d’ajouter :
Demain, l’on pourrait bien proposer à Vuillermoz son propre enseignement. Ce ne serait pas la première fois. Cinéastes et debussystes l’ont bien montré. Mais Vuillermoz ne s’en est même pas aperçu. Il est dans son jardin solitaire (1).
Ce n’est qu’une soixantaine d’années plus tard que l’importance primordiale d’Émile Vuillermoz dans la reconnaissance du cinéma comme art, nécessaire à sa légitimation auprès des milieux intellectuels, fut non seulement affirmée, mais aussi démontrée avec rigueur. Deux chercheurs sortirent presque simultanément Émile Vuillermoz de l’oubli (2) : l’un, l’Américain Richard Abel, dans une Histoire / Anthologie de la théorie et de la critique françaises de cinéma parue en 1988 (3) ; l’autre, le Tunisien Nourredine Ghali, dans une thèse sur l’avant-garde cinématographique en France dans les années vingt soutenue en Sorbonne en 1989 (4). Ils rejoignaient l’avis émis une trentaine d’années plus tôt par le premier chercheur ayant à notre connaissance dépouillé de façon approfondie la presse cinématographique (y compris les articles paraissant dans la presse non spécialisée) des années 1920 et 1930. Jean Giraud écrit en effet dans Le lexique français du cinéma des origines à 1930, thèse de lettres soutenue en 1956 et publiée par le C.N.R.S. en 1958 :
« [...] il est juste de rendre à certains les mérites qui leur reviennent. Ainsi, la langue du cinéma de l’entre-deux-guerres doit beaucoup à l’impulsion que lui a donnée M. Vuillermoz. Celui-ci publia, dès novembre 1916, dans le journal Le Temps, les premières véritables chroniques du film (signées « V ») qui aient paru dans notre presse quotidienne » (5).
Ce simple fait d’avoir pris l’initiative de consacrer au cinéma une chronique régulière indépendante dans la presse d’information générale (et qui plus est dans un journal jouissant d’un grand crédit) conférait au « cinquième art » la légitimité qui lui manquait encore. La preuve était apportée qu’un intellectuel le prenait réellement au sérieux, puisqu’il allait jusqu’à considérer qu’il fallait prendre les films pour objet de recension, jusqu’à considérer que même les plus faibles d’entre eux, et plus seulement quelques « événements » comme L’Assassinat du Duc de Guise, Forfaiture ou Intolérance, étaient dignes de se voir analysés et discutés. Il n’est à cet égard pas indifférent que cet acte fondateur ait été accompli par un journaliste qui était à la fois une personnalité extérieure au monde cinématographique et une personnalité dont la réputation était déjà établie dans un autre domaine, puisqu’Émile Vuillermoz était déjà dans les années 1910 l’un des critiques musicaux les plus célèbres de la presse parisienne. Son impact s’en trouvait renforcé.
De surcroît, Émile Vuillermoz ne s’est pas contenté de passer en revue les films nouveaux. Il examina à peu près tous les aspects du spectacle nouveau, la plupart du temps avec une grande pertinence. Les rapports entre musique et cinéma ont bien sûr retenu tout particulièrement son attention, « La Musique des images » étant par exemple le titre qu’il donna à une conférence prononcée au Vieux-Colombier. Il convient toutefois de préciser qu’il s’est également intéressé de près aussi bien aux problèmes techniques (de l’invention du cinéma à l’adoption du parlant), économiques (de la production à l’exploitation et aux conditions de projection des films) et institutionnels (du statut du cinéma à la censure), qu’à leurs implications esthétiques (par exemple l’intérêt qu’il y aurait à effectuer des tournages en extérieurs, souligné en 1917, ou la querelle des sous-titres), etc.
Dans les années vingt, Émile Vuillermoz continue à écrire dans le Temps de brèves chroniques hebdomadaires. Toutefois, c’est désormais dans Cinémagazine (à partir de 1921), dans Comoedia (1922-1923), mais surtout dans L’Impartial Français (à partir de 1924) et, dans une moindre mesure, dans La Revue des vivants (à partir de 1927) qu’il donne ses articles les plus riches. Le discours sur le cinéma d’Émile Vuillermoz, qui a désormais acquis une grande réputation dans les milieux cinématographiques - au moins dans les cercles cinéphiliques (en témoigne la reprise fréquente de ses articles dans la presse spécialisée), aux activités desquels il participe en franc-tireur solidaire, mais sans doute aussi au-delà -, ne connaît pas alors de profonds renouvellements. Il véhicule au fur et à mesure du temps toutes sortes d’idées que l’on pourrait dire reçues, tout simplement parce qu’elles sont littéralement devenues des lieux communs tellement elles ont été reprises, au point d’imprégner le discours général de la critique française. Cependant, autant il pourrait donner une impression de redites sur le fond, autant il demeure soutenu par un style éblouissant, qui le distingue de celui de la plupart de ses confrères, malgré sa facture apparemment très classique. La richesse des analogies et la diversité des images, la profusion des néologismes, le souci pédagogique et cette propension inouï à « rendre poétiques jusqu’aux discussions les plus techniques sur les procédés de synchronisation de la musique et de l’image », malgré la rapidité d’écriture propre au journaliste, ont valu à Émile Vuillermoz d’être qualifié à juste titre de « styliste hors pair » par Olivier Kohn. C’est cela aussi qui a rendu nécessaire sa reconnaissance.
Notes :
(1) De la Musique avant toute chose,..., 1929, Éditions du Tambourinaire, p.30.
(2) On voudrait pouvoir écrire « définitivement » si tant d’historiens, et par conséquent bien entendu la plupart des ouvrages de vulgarisation, ne persistaient à la minorer considérablement, quand ils ne persévèrent pas dans la pure et simple ignorance (par exemple le Dictionnaire du Cinéma publié par Larousse sous la direction de Jean Loup Passek en 1991 ; nouvelle édition "mise à jour" en septembre 1998), sans doute parce qu’aucun livre d’Émile Vuillermoz sur le cinéma n’a jamais été édité. Un recueil de ses principaux textes est en préparation aux éditions Paris Experimental.
(3) French Film Theory and Criticism. A History / Anthology. 1907-1939, Princeton, New Yersey, Princeton University Press, vol. I : 1907-1929, 1988, réed. 1993, XXV-452 p.
(4) Lire en particulier le chapitre 21 (« Canudo, Delluc, Vuillermoz ») de L’Avant-garde cinématographique en France dans les années vingt. Idées, conceptions, théories, Paris, Paris Expérimental / Librairie du Premier Siècle du Cinéma, 1995, p.321-333.
(5) Le Lexique français du cinéma des origines à 1930, CNRS, 1958, p.12 (note 3).
(6) Pour plus de développements sur le rôle d’Émile Vuillermoz à la fin de la Première Guerre mondiale, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Émile Vuillermoz et la naissance de la critique de cinéma en France », 1895, n°24, juin 1998, p.54-75.
(7) Texte publié dans L’Art cinématographique, Paris, Librairie Félix Alcan, 1927, Tome III, p.39-66 ; repris dans Musique d’écran. L’accompagnement musical du cinéma muet en France. 1918-1995, Emmanuelle Toulet / Christian Belaygue, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1994, p.113-120.
(8) En témoigne par exemple à nos yeux le titre donné par Cinémagazine à un article paru dans son numéro du 25 novembre 1927 : « Abel Gance et Napoléon, vus par Émile Vuillermoz ».
(9) Positif, n°421, p.109.
LA FONTAINE D'ARÉTHUSE
La Fontaine d’Aréthuse n’est pas seulement l’un des premiers films d’Ingmar Bergman (1949), édité en DVD l’année dernière par Opening avec Cris et chuchotements. C’est également le titre d’un court métrage, précurseur des clips, conçu en 1935 par le critique musical et cinématographique Émile Vuillermoz, et réalisé par Dimitri Kirsanoff. Le film, qui fait partie d’une série de "Cinéphonies" réalisés par quelques-uns des meilleurs cinéastes des années 1930 (Kirsanoff, Marcel L’Herbier et Max Ophuls), est assez rare, même s’il a été montré dans quelques manifestations parisiennes relatives au patrimoine cinématographique (au musée d’Orsay ou à l’auditorium du Louvre). Des copies de qualité relativement médiocre circulent sur le Net, par exemple sur Qobuz, où même des contempteurs de Vuillermoz doivent reconnaître l’importance des "Cinéphonies". Raison de plus pour ne pas le manquer demain soir sur Arte au sein d’un programme concocté par Philippe Truffault (déjà diffusé le 31 décembre 2005), dont je reproduis le détail ci-dessous.
Informations complémentaires :
C’est dans deux travaux universitaires sur des cinéastes ayant réalisé des "Cinéphonies" que l’on trouve le plus de renseignements sur celles-ci et sur La Fontaine d’Aréthuse :
- Roger (Philippe), Max Ophuls. Un cinéaste exilé en France (1933-1941), Thèse de Doctorat (nouveau régime) en sciences de l’information et de la communication, Université de Lyon II (Louis-Lumière), dir. Jean-Louis Leutrat, soutenu le 25 octobre 1989 [Philippe Roger consacre également quelques pages aux deux cinéphonies de Max Ophuls, ainsi qu’à celles de Dimitri Kirsanoff et Marcel L’Herbier, dans Lyon. Lumière des ombres. Cent ans de cinéma (Lyon, Ed. LUGD, 1995, p.49-53].
- Trebuil (Christophe), L’œuvre singulière de Dimitri Kirsanoff, Paris, L’Harmattan, septembre 2003.
Présentation du programme sur le site d’Arte :
Cliposaurus rex
(France, 2005, 28mn)
Réalisateur: Philippe Truffaut
Vendredi, 19 septembre 2008 à 22:20
Rediffusions : 24.09.2008 à 04:30 ; 24.09.2008 à 16:20 ; 06.10.2008 à 04:30 ; 13.10.2008 à 11:25
Avant les clips, il y avait déjà des clips ! Philippe Truffaut redonne vie à quelques fossiles étonnants, objets rares et bizarres.
Cliposaurus rex ressuscite le monde perdu des clips préhistoriques, des chansons illustrées, des bandes promotionnelles avec danseuses sexy, de la musique en images. Ils ne s'appelaient pas clips, mais Vitaphones, Chronophones, Soundies ou Cinéphonies. On retrouve ainsi Fernandel dans un "protoclip" drôle et charmant de 1947 ("La caissière du Grand Café"), Lester Young dans un chef-d'oeuvre de 1944 ("Jammin' the blues"), une très belle symphonie visuelle d'Émile Vuillermoz de 1936 ("La fontaine d'Aréthuse"). On remonte même à la fin du XIXe siècle, avec les song slides, chansons illustrées avec des images fixes et très colorées obtenues grâce à des plaques de verre transparentes.
VUILLERMOZ - COMPTES RENDUS
Comptes rendus du Temps du cinéma. Émile Vuillermoz, père de la critique cinématographique en France
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- Mention sur France Culture (à l'occasion d'un dossier sur la "webcritique").
- Entretien avec Philippe d’Hugues dans son « Libre journal du cinéma », Radio Courtoisie, 26 février 2004.
- Objectif-cinema.com : présentation du livre dans la rubrique « Livres & Presse » de la section « Forum », 12 juillet 2004.
- Cine-studies.net (site de Philippe Chiffaut-Moliard ; rubrique « L’activité éditoriale », dans « Les news ») : présentation (quatrième de couverture et table des matières) + extrait (« D'une incertaine indépendance de la critique : le cas d'Émile Vuillermoz d'après un document de Jean Mitry, 1926 »).
- Libération : « La critique ciné se découvre un père », par Antoine de Baecque, lundi 29 décembre 2003 ; découvert le lundi 5 janvier 2004 ; droit de réponse envoyé le jeudi 7 janvier 2004, non paru ;
- Ma réponse au précédent compte rendu : « Down, down, down... Would the fall never come to an end » (13 février 2004 ; quelques notes complémentaires écrites postérieurement).
- Bref : « De quelques méconnus » [Vuillermoz, mais aussi Kirsanoff et Starewitch], par Jacques Kermabon, printemps 2004, p.76.
- L’Éducation musicale : Jean-Claude Le Saul, n°511/512, mars-avril 2004, p.46.
- 1895 : compte rendu par François Albéra, « La Critique de cinéma, Colette et le sacre de Vuillermoz », n°45, printemps 2005, p.133-139 (136-139).
- Europe : article d’Alain Virmaux, paru dans le n°901, mai 2004, p.352-353.
- Critique d’art : J.L., n°23, printemps 2004, p.42.
- CinémAction : article de Guy Gauthier, n°112 (« Le surhomme à l’écran »), 3e trimestre 2004 [juin], p.279.
- Positif : article de Jean-Paul Morel, n°523, septembre 2004, p.67.
- Éléments : article de Michel Marmin, n°115, hiver 2004-2005 (décembre 2004), p.57.
(cliquer sur l'illustration pour l'agrandir)
VUILLERMOZ - COMPTE RENDU DE "POSITIF"
Morel (Jean-Paul), Positif, n°523, septembre 2004, p.67.
Enfin dépassé le complexe Richard Abel. Enfin surmonté, le terrorisme des néo-baziniens. Sous la houlette de Pascal Ory (université de Saint-Quentin-en-Yvelines), à l'instigation de professeurs « autorisés » tels Jean A. Gili, François Albéra et grâce à la dynamique instaurée à l'intérieur de l'Association française de recherche sur l'histoire du cinéma (AFRHC). De jeunes chercheurs sont en train de débroussailler un terrain qui n'avait pas été fouillé par les historiens reconnus du cinéma, et qui avait même été obscurci par leurs travaux. Ils ne se laissent plus impressionner par les « phares », ils vont voir et revoir les films, dépouillent les revues, les archives, et n'entendent plus se laisser déborder, avec des moyens encore fort limités, par ces équipes venues d'ailleurs et richement pourvues.
Superbe travail que celui-ci (pour une simple maîtrise), réalisé et édité par Pascal Manuel Heu, sur l'un des premiers grands critiques de cinéma. Émile Vuillermoz (né à Lyon en 1878, mort à Paris en 1960), curieusement délaissé malgré la tribune qu'il occupa pendant vingt-six ans au Temps (l'ancêtre du Monde, rappelons-le), de 1916 à 1942. On pourra déjà en juger à ses quarante pages d'index, de sources et de bibliographie. Vuillermoz n'ayant jamais réuni ses articles, à la différence d'autres critiques, on peut placer ce travail au rang de l'inédit.
Faut-il aujourd'hui considérer Emile Vuillermoz comme le vrai « père de la critique cinématographique » ? Disons d'abord que c'est le principe d'une thèse d'amasser tous les arguments qui peuvent la justifier ; on pourra sans doute en disputer longtemps, mais notre auteur ne craint pas de remonter à d'autres précurseurs ou d'évaluer la place de son sujet face à ses concurrents. Premier critique indépendant, il y a de fortes probabilités qu'il le soit, même si l'on peut citer, « parmi les premiers ». Jean Galtier-Boissière, Ricciotto Canudo, Louis Delluc, Léon Moussinac et Lucien Wahl, et compte tenu que son journal, sans jamais l'honorer en particulier, ne lui a accordé une place régulière qu'après six ans d'efforts, à partir de fin 1922. Tous le déplorent à l'époque. Vuillermoz y compris : il n'existait pas de critique indépendante, pas même le droit de critiquer (la fameuse « interdiction de siffler », héritée de la réglementation théâtrale), avant le fameux procès Sapène-Moussinac, qui n'a été gagné pour la critique, contre les producteurs, distributeurs et exploitants, qu'en décembre 1930 ! Le cinéma, dit-on, est né en 1895... l'enfant avait déjà trente-cinq ans. Le deuxième mérite de ce travail de recherche est d'avoir fait resurgir la figure de Paul Souday (Le Havre, 1869/Paris, 1929). Souday n'était ni le premier des « iconophobes » (voir saint Bernard) ou des « cinéphohes » (voir Jules Claretie. de l'Académie française), ni le dernier (cf. Georges Duhamel, lequel sera aussi de l'Académie française), mais il avait pignon sur rue, au rayon théâtre, dans le même journal (ce qui ne manque pas de sel !). Il fallait contrôler les divertissements des masses qui, avec le caf’conc’ et le music-hall, bouclaient déjà la culture.
Peut-on qualifier Vuillermoz de militant ? II dénonce les conséquences d'un système qu'il se garde bien d'attaquer, ne parlant ni d'« usine aux images » (comme Canudo) ni d' « usine à rêves » (llya Ehrenbourg), et n'apporte pas son soutien, malgré sa tribune, à Léon Moussinac. On lira encore avec plaisir sa déclaration du 15 septembre 1928 : « C'est pourquoi, sans aucun parti pris de xénophobie, nous avons le droit de considérer comme un danger national l’investissement de plus en plus menaçant de toutes nos salles obscures par des catéchistes du Nouveau Monde qui prêchent aux badauds de l'Ancien un bien désolant Évangile... » Mais Vuillermoz ne sait pas analyser les ressorts du contingentement. Lui-même se gargarise d'un discours messianique, et, en voulant faire le « nettoyage » dès son entrée dans la carrière, il sera assimilé (par Jean Prévost, en 1927) aux « cinéphobes ». Son héritier spirituel (sans aucun talent critique) dans les années 30 : Daniel Parker, et le Cartel d'action morale. Dans cet impressionnant dépouillement, comment ne pas souligner quelques failles. Pas un mot sur les jugements esthétiques formulés par le critique, malgré la liste précise des films dont il a rendu compte. Pas un mot ou presque sur l'oreille du critique musical converti au cinéma, malgré les musiques dûment commandées qui accompagnèrent le cinéma dit muet. Pascal Manuel Heu, dans son analyse globale du statut du critique, est victime du discours en vogue et du dogmatisme (terrorisme ?) auquel il semblait vouloir échapper : la théorie avant (voire aux dépens de) l'expérience. Les premiers critiques, heureusement, n'ont pas attendu une telle autorisation.