Mister Arkadin

ÉLOGE D'UN CRITIQUE

2 Septembre 2009, 23:05pm

Publié par Mister Arkadin

Quelques fois ne sont pas coutume, les critiques sont plutôt flattés par les cinéastes en ce moment. Après les propos très amènes de Quentin Tarantino et de Jacques Audiard à leur égard, voici que Manoel de Oliveira fait lui aussi l’éloge de la critique. Plus précisément, il revient dans un entretien sur un article qui lui permit de persévérer dans le cinéma, alors même que son premier film n’avait pas eu de succès :

« C’est en regardant Berlin, symphonie d’une grande ville, de Walter Ruttmann, que je me suis dit que je pourrais faire la même chose avec ma ville de Porto et le Douro. Mon documentaire Douro, travail fluvial a été présenté en 1931 au 5e Congrès international de la critique à Lisbonne. Le film a été sifflé, mais un grand critique français du journal Le Temps, en a fait l’éloge, se demandant pourquoi les Portugais applaudissaient avec leurs pieds ! (Rire.) C’est donc grâce à la France si j’ai continué à faire des films… » (Le Figaro, 1er septembre 2009, p.29).

Oliveira avait déjà eu l’occasion de montrer sa gratitude envers la critique française dans Je t’aime… moi non plus, documentaire que sa ravissante compatriote l’actrice Maria de Medeiros a consacré aux rapports entre cinéastes et critiques. Mais, dans les deux cas, il a omis de mentionner le nom du critique en question, dont il ne se souvient probablement pas. Il a au moins deux excuses : cela commence à sérieusement dater ; ce critique est passablement oublié aujourd’hui, puisqu’il ne figure même pas dans le dictionnaire que le syndicat français de la critique de cinéma a publié sur les critiques français ! Aussi me permettrais-je de rafraîchir leur mémoire.

De Manuel à Manoel, veuillez me permettre : la prochaine fois que vous racontez cette anecdote, pensez à mentionner le nom de ce critique envers lequel vous êtes toujours reconnaissant, engagez pour cela Michel dans votre prochain film en guise de pense-bête s’il le faut, il s’appelle Émile VUILLERMOZ !

Pour faire bonne mesure, je reproduis ci-dessous l’article de ce dernier, publié dans Le Temps du 3 octobre 1931.

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LE CINÉMA AU PORTUGAL

Le cinquième congrès international de la critique, qui s’est tenu à Lisbonne, m’a permis de prendre contact avec la production cinématographique portugaise. J’ai déjà eu l’occasion de parler ici même du film le plus caractéristique de ce pays, ce documentaire romancé qui s’appelle « A Severa », et qui contient des qualités de premier ordre.

Ce film a obtenu au Portugal un succès qui ne se dément pas. Sa partition, en particulier, s’est répandue avec une rapidité foudroyante. Tout le monde la fredonne, la chante ou la danse. M. Frederico de Freitas a, d’ailleurs, trouvé des formules de fados, de marches ou de danses extrêmement heureuses dans leur simplicité exempte de toute trivialité.

Nous avons revu et réentendu avec beaucoup de plaisir cet ouvrage caractéristique en regrettant seulement ses dimensions excessives et son développement trop complaisant. Pour que ce film ait la carrière internationale qu’il mérite, il sera indispensable de le ramener à des proportions plus normales. Il y gagnera, d’ailleurs, un mouvement et un rythme meilleurs.

Auprès de cet ouvrage déjà classique, nous avons pu applaudir une réalisation de deux jeunes cinégraphes portugais que je n’hésite pas à saluer comme de véritables artistes. Ils nous ont présenté un simple documentaire sur la vie d’un fleuve. MM. Antonio Mendes et Manoel de Oliveira ont étudié le Douro à son passage à Porto. Ils ont, en particulier, joué un jeu de virtuoses en désarticulant le magnifique pont métallique d’Eiffel et en jonglant féeriquement avec tous ses éléments et ses pièces détachées. Ils ont vraiment organisé sous nos yeux un ballet fantastique de l’eau et du fer. Et ils se sont haussés jusqu’au lyrisme en prenant tour à tour pour personnages invisibles les naïades du fleuve portugais et les gnomes métallurgistes qui forgent des boulons et des rivets sous la direction d’un descendant des Niebelungen. Jamais le pathétique nouveau de l’architecture du fer et la poésie éternelle de l’eau n’avaient été traduits avec plus de force et d’intelligence.

Avant de connaître l’état civil des deux auteurs, il nous avait été facile de pressentir leur âge. On retrouve chez eux, en effet, un certain nombre de tendances et de procédés que nos cinématographistes d’avant-garde ont épuisés au début de leurs recherches. Ce sont là des « clichés » déjà fatigués auxquels ils feront bien de renoncer résolument. Nous sommes blasés sur les abus du « montage rapide ». D’autre part, comme tous les Portugais dont la générosité naturelle va jusqu’à la prodigalité, ces auteurs ne savent pas donner à leur œuvre un équilibre satisfaisant. De nombreux coups de ciseaux seraient nécessaires pour conserver tout son sens à cette composition.

Mais, cette réserve faite, il faut louer hautement les dons magnifiques de cinématographistes révélés par cette réalisation. Voilà, enfin, de jeunes artistes qui pensent et voient cinématographiquement. Leur œil saisit immédiatement dans un objet l’angle essentiel, l’éclairage éloquent, le volume expressif, la ligne chargée de pensées. Ils savent manier la nature, la prendre dans leurs mains, la tourner et la retourner sous le projecteur ou sous le soleil et capter au vol les moindres nuances de son visage.

C’est là le don que rien ne remplace.

C’est là le privilège des nouvelles générations qui ont été élevées dans l’ambiance de l’écran et qui trouvent d’instinct la solution optique exacte de problèmes visuels que les plus illustres metteurs en scène de la génération précédente s’obstinent stérilement à chercher dans les traditions glorieuses mais trompeuses du théâtre, de la peinture et de la sculpture, quand ce n’est pas, hélas ! dans celles de la littérature.

Retenez les noms de MM. Antonio Mendes et Manoel de Oliveira. Retenez aussi celui d’Antonio Lopes Ribeiro, critique dont le goût et la clairvoyance ne sont jamais en défaut. Vous verrez que, grâce à des forces aussi neuves et aussi pures, le Portugal ne tardera pas à jouer un rôle fort intéressant dans la cinématographie européenne.

Émile VUILLERMOZ.