Mister Arkadin

VUILLERMOZ VU PAR BAECQUE - « DOWN, DOWN, DOWN… »

14 Juillet 2008, 03:36am

Publié par Mister Arkadin

« Down, down, down… Would the fall never come to an end… »
Ou
Quand un historien devenu "critique ciné" puis historien du cinéma puis journaliste
révolutionne subrepticement la manière d’écrire l’histoire de la critique de cinéma

 

Une information capitale pour les lecteurs des pages cinéma de Libération leur a peut-être échappé il y a un an. Au hasard de son article « La critique ciné se découvre un père », paru le 29 décembre 2003, Antoine de Baecque leur a permis de déduire quels sont ses rejets en matière de "vieux films", comme les appellent ceux qui n’en regardent pas. L’affaire est plus importante qu’il n’y paraît de prime abord puisque la formation cinéphilique, la conformation serait-on tenté d’écrire, du rédacteur en chef adjoint en charge des pages culturelles, qu’on imagine particulièrement attentif aux articles sur le cinéma en tant qu’ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, ne peut qu’avoir une forte influence sur sa perception du cinéma contemporain, et donc sur sa couverture par l’un des deux grands arbitres quotidiens de la pensée correcte en la matière.

La sortie d’un livre que j’ai publié en octobre 2003 chez L’Harmattan ("Le Temps" du cinéma) a donné l’occasion à Antoine de Baecque d’écrire un portrait à charge d’ « Émile Vuillermoz père de la critique cinématographique » (sous-titre de mon livre). Prétendant que Vuillermoz n’était « pas un très fameux critique » et que « le cinéma [ne] sortit pas toujours grandi » de « ses combats dans Le Temps pour faire reconnaître la légitimité des films », il ajoute que « l’académisme menaçait [s]es textes qui montraient patte blanche au cinéma français le plus officiel, parfois le plus conformiste » (1) Émile Vuillermoz n’étant plus là pour se défendre, Antoine de Baecque gagne au change, tant Vuillermoz avait la plume beaucoup plus acérée que moi. Car celui qu’il veut faire passer pour un publi-rédacteur inféodé au cinéma français fut au contraire un polémiste redoutable qui rompit des lances contre « les "débitants" de pellicule », les « empoisonneurs publics » exploitant les « bistrots de l’écran ». Il suffit de lire les réactions très négatives de la presse corporative (cf. p.52-55 de mon livre) pour se rendre compte que les prises de position du franc-tireur qu’était Vuillermoz ne faisaient aucunement plaisir aux "professionnels de la profession". Mais au fait, pourquoi Antoine de Baecque ne cite-t-il aucun exemple de ces films bien convenables dont Émile Vuillermoz aurait assuré la promotion ? Serait-ce parce qu’il n’en est qu’assez peu question dans mon livre, qui porte plus sur la lutte pour la reconnaissance du cinéma comme art que sur quelques films ou une cinématographie en particulier ? Les articles d’Émile Vuillermoz n’ayant jamais été regroupés en volume, on se doit plutôt de supposer qu’en journaliste consciencieux, en plus de la lecture forcément attentive de mon livre, à tout le moins du premier chapitre (la page 17 surtout), dont Antoine de Baecque se sert presque exclusivement pour démolir Vuillermoz, il a passé des heures et des heures à les chercher et à les lire dans les gros volumes du Temps, ce journal sérieux, synonyme d’ « ennuyeux » en langage journalistique, qu’il a à n’en pas douter dépouillé de long en large pour être en mesure de proférer des sentences aussi tranchées à son propos.

On peut en déduire qu’Antoine de Beacque relègue dans l’enfer du mauvais cinéma les cinéastes suivants, qu’Émile Vuillermoz défendit avec vigueur et conviction dès leurs débuts, en un temps où le "septième art" naissant était assez largement méconnu parmi les intellectuels : les Antoine, Baroncelli, Clair, Feyder, Gance et L’Herbier des années 1910 et 1920, Kirsanoff, Féjos, Ince, Griffith, Chaplin (y compris L’Opinion publique), Keaton, Ford, Lubitsch, Lang, Murnau, Pabst, Schwartz, Starevitch, Sjöström, Stiller, Dreyer, Oliveira (dès 1931), etc. Libre à lui de ne pas partager les goûts de Vuillermoz. J’avouerai pour ma part que ce palmarès me convient assez, quoique je ne me sente pas « si sûr de [moi-même] et de [mon] temps » « pour séparer, dans la troupe de nos pères, les justes des damnés », pour « élev[er] à l’absolu les critères, tout relatifs, d’un individu, d’un parti ou d’une génération », et « d’en infliger les normes à la façon dont Sylla gouverna Rome ou Richelieu les États du roi Très Chrétien » (Marc Bloch). Ce qui importe le plus étant à mes yeux le « carnet d’expériences » (idem), je me réjouis de partager avec plusieurs historiens du cinéma le sentiment que, dans les revues de presse que nous étudions, c’est presque systématiquement les articles d’Émile Vuillermoz, ce « styliste hors pair capable de rendre poétiques jusqu’aux discussions les plus techniques sur les procédés de synchronisation de la musique et de l’image » (2), qui sont les plus pertinents et les mieux écrits. Et je souhaite à tout critique de lire sous la plume d’un cinéaste de la dimension de Max Ophuls ce qu’Émile Vuillermoz a pu lire : « le sentiment que rarement j’ai été compris par quelqu’un comme je me sens compris par vous » (3).

Antoine de Baecque, s’il daignait répondre aux importuns, s’exclamerait que, certes, il n’a pas cité de films français, mais qu’il cite trois films étrangers, dont Émile Vuillermoz ne parla pas, ce qui prouverait indubitablement qu’il fut un piètre critique de cinéma. En bon historien de la critique, Beacque sait en effet repérer le film qu’il fallait impérativement aimer à ce moment-là, en l’occurrence Forfaiture, comme de nombreux cinéphiles l’ont déclaré à la suite de Louis Delluc sans que l’on puisse vérifier qu’ils l’avaient vraiment vu et tellement apprécié à l’époque. Peut-être est-ce vrai pour la majorité d’entre eux. Mais, premièrement, pourquoi faut-il que certains caporaux de la critique veuillent imposer une seule et unique voie d’accès aux cieux cinéphiliques ? Deuxièmement, il n’est pas certain, ainsi que je l’explique dans mon livre, qu’Émile Vuillermoz n’ait pas lui aussi été touché par le coup de foudre du film de Cecil B. de Mille. Pourquoi n’en parla-t-il pas ? Peut-être tout simplement parce que Forfaiture est sorti à l’été 1916, soit plus de trois mois avant qu’il ne débute sa critique de films ! Quant à affirmer, comme le fait Antoine de Baecque, que Christus et Cabiria (sorti fin 1915, soit dit en passant) furent des films de référence pour Louis Delluc, et donc pour tout cinéphile digne de ce nom (selon quel curieux syllogisme ?), c’est là encore aller un peu vite en besogne. Qu’écrivait donc Delluc sur ces deux films italiens ? « On ne nous fit grâce d’aucun de leurs films à cortège : Caligula, Antoine et Cléopâtre, Quo Vadis ?, Christus et autres chienlits. Une fois, cependant, cette manière fut heureuse avec Cabiria, mais, depuis, les Américains ont fait du grand spectacle historique et l’ont mieux fait » (Comœdia illustré, 5 novembre 1919) (4).

Pourquoi une telle hargne, aussi hâtive, à l’égard d’Émile Vuillermoz ? La raison en est simple, de la part de quelqu’un qui intitule La Cinéphilie un livre portant sur certains courants et quelques personnalités du phénomène, circonscrit à Paris et à l’après-guerre (la Seconde, comme de bien entendu) (5). Cette méconnaissance de Vuillermoz – et cette désinformation à son propos – résulte du souci de maintenir dans l’ombre les prédécesseurs de l’équipe des Cahiers du Cinéma, pères fondateurs vénérés de la "modernité" en matière de critique cinématographique, à peu près la seule tendance qui soit réellement digne de considération. Avant elle, mise à part bien sûr La Revue du cinéma de Jean George Auriol, ancêtre de la revue mère, seuls méritent d’être loués Ricciotto Canudo (6) et Louis Delluc, trop reconnus désormais pour qu’il soit possible de les évacuer d’un trait de plume. Vivement une anthologie ou des recueils d’articles d’Alexandre Arnoux, Robert Brasillach, André Levinson, Jean Prévost, François Vinneuil (7) ! Voire d’André Antoine, Maurice Bardèche, Charles-François Bauer, Pierre Costar, Henri et Maurice Diamant-Berger, Eva Elie, Nino Frank, Paul Gilson, Marcel Lapierre, Paul Ramier, Pierre Scize, Lucien Wahl, etc. Et en premier lieu d’Émile Vuillermoz !

À défaut de rendre compte de mon livre ou de présenter loyalement Émile Vuillermoz, l’article d’Antoine de Baecque aura en effet eu un mérite : rappeler la nécessité de publier un volume des écrits de Vuillermoz sur le cinéma, en ne reprenant pas seulement ses articles théoriques, ses textes relatifs à des aspects esthétiques, techniques, sociaux, institutionnels, etc., aussi fondateurs soient-ils (8), mais aussi des critiques de films proprement dites (9). Un tel volume paraîtra bien un jour et les lecteurs, enfin, pourront juger sur pièces de la qualité du critique qu’il était. Ainsi pourront-ils constater qu’effectivement, comme Baecque consent tout de même à le reconnaître, ses articles étaient toujours argumentés et que Vuillermoz, au moins, respectait suffisamment ses lecteurs et les sujets dont il traitait pour ne jamais les bâcler.

Pascal Manuel HEU
(13 février 2004 ; texte revu en janvier 2006).
 


 (1) Il est plaisant de lire une nouvelle fois sous la plume d’Antoine de Baecque l’injonction au non-conformisme, lui qui aime faire l’éloge de la critique à la Truffaut, mêlant virulence, impertinence et parti pris, voire mauvaise foi, prenant le risque de l’injustice, etc., etc. Est-ce le même homme qui justifia la censure d’un article que j’avais proposé aux Cahiers du cinéma, non parce que j’avais écrit des bêtises, mais parce qu’il fallait être « plus conciliant » ? Est-ce un troisième homme qui m’a déclaré, à propos du chapitre de mon ouvrage où est examinée la façon dont l’histoire de la critique s’est en grande partie écrite, non que je me trompais, mais qu’il fallait prendre garde de « ne pas se mettre trop de gens à dos » ?

(2) Olivier Kohn, Positif, n°421, mars 1996, p.109.

(3) Lettre du 3 août 1933 conservée dans le fonds Vuillermoz de la Médiathèque Musicale Mahler (Paris).

(4) Écrits cinématographiques (Paris, Cinémathèque Française / Cahiers du Cinéma, 1986, tome II, p.260).

(5) Cf. les comptes rendus d’Alain Virmaux (Jeune cinéma, n°284, septembre/octobre 2003, p.72-73) et Michel Ciment (Positif, n°515, janvier 2004, p.71-72). La présentation de Baecque comme auteur d’un article (« Dans le laboratoire des mauvais goûts »), paru dans La Revue des Deux Mondes (juillet-août 2002, dossier « Le temps du luxe », p.130), nous apprend que le titre (ou l’un des titres) initialement prévu était plus conforme au contenu de son ouvrage : « Il achève une Histoire de la cinéphilie à Paris (1944-1968), à paraître à la rentrée chez Fayard. »

(6) À propos de Ricciotto Canudo, écrire que Christophe Gauthier a « réhabilité » « le premier des cinéphiles » est très abusif. Non que le livre de Gauthier (La Passion du cinéma, 1999) soit négligeable, loin de là (cf. Alain Virmaux, Jeune cinéma, n°261, avril 2000, p.55-56), mais passer par pertes et profits Jean-Paul Morel, éditeur – et auteur (avec Giovanni Dotoli) de l’introduction – d’un admirable recueil, entièrement refondu par rapport à l’édition de 1927, des écrits de Canudo (L’Usine aux images, Paris, Nouvelles Éditions Séguier / ARTE Éditions, 1995), témoigne d’un mépris pour son travail quelque peu déplacé de la part d’Antoine de Baecque, qui s’en est servi pour écrire son article « Canudo, premier cinématophile » (Cahiers du cinéma, n°498, janvier 1996, p.52-53). Notons que le livre de Jean-Paul Morel a également suscité un article intitulé « Canudo revient au premier plan », paru le 20 février 1996 dans… Libération ! Enfin, ce n’est pas parce que des hommes comme Georges Michel Coissac, Edmond Benoit-Lévy, Léon Demchy, Jean-Louis Croze, parmi bien d’autres (sans parler des spectateurs anonymes des années 1900-1910), ont choisi d’autres voies que celle de la critique, des écrits théoriques ou de l’animation de ciné-clubs (d’autant qu’ils ne se sont pas forcément désintéressés de ces domaines d’activités), qu’ils n’ont pas exprimé, eux aussi, une forme d’amour du cinéma, c’est-à-dire de cinéphilie.

(7) Depuis la première version de ce texte, a paru un recueil des écrits de François Vinneuil : Rebatet (Lucien), Quatre ans de cinéma (1940-1944), textes réunis, présentés et annotés par Philippe d’Hugues, postface de Pascal Manuel Heu, Grez-sur-loin, Éditions Pardès, décembre 2009, 410 p.

(8) Un bon aperçu est donné par Nourredine Ghali dans son fondamental L’Avant-garde cinématographique en France dans les années vingt. Idées, conceptions, théories (Paris Expérimental, 1995), ainsi que par Christian Belaygue et Emmanuelle Toulet dans Musique d’écran. L’accompagnement musical du cinéma muet en France. 1918-1995, volume où sont reproduits six textes d’Émile Vuillermoz (Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1994, p.81-83, 84-86, 87-90, 95, 99, 113-120).

(9) Un article d’Émile Vuillermoz écrit en 1921, dans lequel il est question du Lys Brisé de Griffith, a été repris dans la rubrique « Voix off » de la revue Positif (n°520, juin 2004, p.46-50). Il est également possible de lire de très larges extraits de sa critique d’Un Roman d’amour et d’aventure, film réalisé en 1918 par René Hervil et Louis Mercanton d’après un scénario de Sacha Guitry (qui y fait sa première apparition dans un film de fiction, avec Yvonne Printemps), ont été reproduits par Jacques Lorcey dans Sacha Guitry. L’homme et l’œuvre (Paris, Editions PAC, 1982, p.173-175). Vuillermoz s’y attache notamment à définir comment les réalisateurs ont crée « un style ».