HENRI TROYAT, OUBLIÉ DU CINÉMA FRANÇAIS
Il y a un an disparaissait Henri Troyat. Voici une nécrologie rédigée en avril 2007, suivie de deux critiques de cinéma publiés par Henri Troyat en 1946 et 1948.
Henri Troyat figure-t-il parmi les oubliés de l’histoire du cinéma français ? Nous n’entendons pas par là toutes les personnalités qui ont un jour ou l’autre été en rapport avec le cinéma, même de très loin, parfois même sans s’y intéresser vraiment. Car, à ce compte, vu le degré d’imprégnation du cinéma dans la société française, pratiquement tout le bottin de la vie artistique et intellectuelle du XXème siècle s’y bousculerait. Non, nous l’entendons au sens que Claude Beylie et Philippe d’Hugues ont donné à l’expression d’ « oubliés du cinéma français » dans le livre qu’ils leur ont consacrés en 1999 (Editions du Cerf). Il s’agit de personnalités mineures de l’histoire du cinéma, délaissées par les grandes synthèses historiques, ou de personnalités tellement plus connues pour d’autres aspects de leur œuvre qu’on en oublie la part qu’y prit le cinéma, même si cette dernière ne fut pas négligeable.
Le cinéma n’ayant été évoqué par quasiment aucune des nombreuses nécrologies consacrées à Henri Troyat, né le 1er novembre 1911 à Moscou et mort le 2 mars dernier à Paris, la cause paraît entendue. Certes, quelques films ont été adaptés de ses romans (The White Mountain, par exemple, en 1955, d’après La Neige en deuil) ; certes, Troyat semble avoir lui-même collaboré, plus ou moins (difficile de statuer sur ce point), à l’écriture des scénarios et dialogues de quelques films (par exemple Le Château de la dernière chance [1946], Le Grand chef [1959], Tendre et violente Elisabeth [d’après son roman, 1960]). Mais, comparé à l’intense activité dont Troyat a fait preuve dans le domaine des Lettres, ce ne sont là que détails d’une carrière que presque rien ne relie donc au cinéma. Pas de quoi s’étonner par conséquent qu’une partie aussi mineure de son œuvre ait été passée sous silence et que même de fins limiers comme Claude Beylie et Philippe d’Hugues ne lui aient pas consacré de chapitre.
Cependant, dans leur avant-propos, Beylie et Hugues soulignaient que leur choix avait forcément été restreint et que bien des pans de l’histoire du cinéma français pourraient être éclairés par l’évocation d’autres oubliés du cinéma. Ils mentionnaient notamment Jean Benoit-Lévy, cinéaste dont le nom n’est pas inconnu des connaisseurs (1), mais dont les films sont très peu diffusés désormais et les écrits assez rares (Les Grandes missions du cinéma, livre publié à la Libération, vaut pourtant le détour). On retrouve Benoit-Lévy dans le chapitre consacré à Robert Lynen, le jeune acteur du Poil de carotte de Julien Duvivier (1932), dont la carrière fut interrompue par son exécution sous l’Occupation pour faits de Résistance (2). Philippe d’Hugues y rappelait que le dernier long métrage de Jean Benoit-Lévy, Feu de paille, sorti en mai 1940, était adapté de l’un des premiers romans de Henri Troyat, Grandeur nature (Plon, 1936). Or, Robert Brasillach, dans sa chronique littéraire du quotidien L’Action française (12 novembre 1936), avait fait jouer sa mémoire de critique et d’historien du cinéma pour faire le rapprochement entre le thème de Grandeur nature et l’histoire de Robert Lynen. Henri Troyat se serait inspiré du suicide du père de l’acteur, auquel la presse populaire avait donné un assez large écho. « M. Robert Lynen, le père du jeune artiste de cinéma qui joua "Poil de carotte" se tue en se jetant par la fenêtre – c’est la gêne qui le poussa à cet acte de désespoir », titra ainsi Le Petit parisien (27 mai 1935). Parmi les motifs qui furent invoqués pour tenter d’expliquer ce geste, Troyat ne retint pas le désespoir qu’aurait ressenti le père de Robert Lynen de n’avoir pu faire fructifier suffisamment le succès de son fils, dont la carrière connaissait un creux au milieu des années 1930. S’éloignant délibérément de l’histoire de Lynen, auquel il n’est pas fait explicitement référence dans Grandeur nature, Troyat préféra se concentrer sur le dépit que peut connaître un père exerçant une activité artistique (peintre pour Lynen) quand son fils réussit bien mieux que lui, qui plus est dans le même métier (acteur dans le roman). Il décrit le désarroi d’un père dont le prestige est éclipsé aux yeux de sa femme par la gloire naissante de son fils. Délaissé, courant le cachet et les emplois secondaires (dans la figuration et doublage notamment), alors que, parallèlement, son fils devient une vedette, le père en est réduit a accepter une tournée médiocre en province pour échapper tant bien que mal à son sentiment de déclassement. Le film de Benoit-Lévy, passablement oublié malgré une distribution attrayante (Lucien Baroux, Jean Fuller, Orane Demazis, Aimos, Jeanne Fusier-Gir), semble respecter assez fidèlement la trame du livre, à quelques détails près. La détresse du père y est ainsi rendue plus symbolique encore par le fait qu’il finit par entrer à la Comédie-Française « … mais comme souffleur d’une tournée pour y donner à d’autres les répliques de ses rôles favoris » : « Son ressentiment ne cessera qu’avec l’échec de son fils qui aura manqué un film », d’après le critique de La Liberté (2 mai 1940). Ce dernier soulignait aussi que « le public a toujours eu un goût marqué par l’envers du décor. » Or, même si le cinéma est loin d’être absent de la littérature de l’époque, Brasillach s’étonnait que le roman de Troyat fût « la première œuvre de valeur » à se situer presque entièrement dans le monde du cinéma et du théâtre. Pourtant, cet « univers aussi curieux et aussi riche » fascinait déjà depuis longtemps le public, comme en témoignent les nombreux reportages des années vingt et trente sur Hollywood, qui comportent presque tous une description de la foule des postulants au vedettariat, ou à défaut à la figuration, qui se pressaient aux portes des studios. Troyat réussit également à traiter adroitement, en se concentrant sur le personnage de l’acteur raté, proche de « la fin du jour », de la rivalité entre théâtre et cinéma.
Osons une hypothèse : Troyat parvint à écrire un roman essentiel sur le cinéma français de l’entre-deux guerres parce que la vie par procuration et la "rivalité mimétique", sujets éminemment cinématographiques, étaient justement deux des thèmes privilégiés de son propre univers. Il les développa dans L’Araigne (Plon, 1938), dans lequel le personnage principal vit à la fois reclus sur lui-même et dans la constante volonté de maîtriser la vie de son entourage, dans une "volonté de puissance" sur les autres qui se retournera contre lui. La lecture du roman qui valut le Goncourt à Troyat confirme que ce dernier ne saurait décidément être réduit à l’auteur de grandes biographies et de romans historiques, genres auxquels il est un peu abusivement identifié. Il fut aussi un bon artisan du roman psychologique, sinon subtil, du moins habile, dans la veine d’un Jean-Paul Sartre. Nous pourrions tout aussi bien écrire : « dans la veine de l’époque », à laquelle appartenait également Jean-Paul Sartre. Ce rapprochement n’est pas fortuit, tant L’Araigne fait penser à La Nausée, presque constamment (Brasillach, déjà, avait comparé les deux auteurs, à l’avantage de Troyat, dans sa chronique de L’Action française du 17 novembre 1938), et particulièrement dans le passage suivant : « Le premier qui l’accoste est le bienvenu. C’est de propos arrêté qu’elle refuse de le voir dans sa laideur et dans son mensonge. Elle veut aimer, vite, n’importe qui, pour n’importe quoi, mais que ce soit de toutes ses forces. Le monde est grotesque, puant, méchant jusqu’à la nausée. N’est-il pas affreux de penser qu’après une longue visite d’un ami, d’une maîtresse, il faut tout de même ouvrir la fenêtre parce que la chambre sent mauvais ? Mais nul ne le remarque et n’en souffre. Il y a chez les hommes, chez les femmes, une immonde complaisance pour ce qu’ils ne peuvent éviter. Les odeurs, les besoins physiques, les maladies, ne tuent pas le sentiment. On ferme les yeux. L’expression est commode. Tout le monde fermait les yeux, autour de lui. Il avait l’impression, parfois, qu’on ne l’avait pas endormi pour subir l’interminable opération de la vie. Une anesthésie soigneuse émoussait les douleurs des autres. Lui seul était éveillé, lucide, les chairs et l’esprit à vif. Le moindre attouchement le faisait hurler. Oui, ce qui lui manquait pour accepter l’existence, c’était ce narcotique précieux dont ses "semblables" étaient saouls comme des brutes. Et ce narcotique était l’amour. L’amour seul pouvait provoquer leur soumission à toutes les hideurs, leur sommeil artificiel au centre du monde. » (L’Araigne, Le Livre de poche, 1967, p.201).
Aux « oubliés du cinéma » qui firent des films, Claude Beylie et Philippe d’Hugues n’adjoignirent pas, dans le livre cité plus haut, les « oubliés du cinéma » qui en parlèrent, bien qu’ils aient consacré de nombreux autres écrits aux critiques de cinéma, notamment ceux que l’histoire officielle de la critique, très parcellaire, a jeté aux oubliettes. Parmi ceux-ci, nous n’aurions pas non plus tiré Henri Troyat de l’oubli si une assez importante collection de La Bataille – Politique et Littéraire ne nous avait pas été donné récemment (3). Nous savions bien qu’une nouvelle génération de critiques avaient émergé dans l’effervescence de la Libération, que de nouveaux venus (Alexandre Astruc, Jean-José Marchand, Edgar Morin, Jean-Charles Tacchella, etc.), qui se firent ensuite un nom dans le cinéma ou dans d’autres domaines, avaient rejoint les critiques rescapés de l’Occupation, les anciens, restés actifs pendant la guerre (Charles Ford, René Jeanne, Nino Frank, Roger Régent) ou non (Georges Charensol et Jean Vidal, par exemple), ainsi que les nouveaux (entre autres François Chalais et France Roche). Nous nous doutions que les nouveaux journaux furent si nombreux que certains recrutèrent forcément des novices en critique de cinéma. Mais nous ignorions que, parmi eux, figurait Henri Troyat. Or, il fut le titulaire de la rubrique cinématographique de La Bataille pendant au moins deux ans, de manière assidue et assez originale. Les articles de Troyat contribuaient à la bonne tenue de « l’hebdomadaire de Paris » gaulliste dirigé par François Quilici, qui compta de très bons collaborateurs aussi bien en littérature (Jacques Perret notamment) que dans les domaines culturels, réguliers (Henri Sauguet pour la musique, Denis Marion puis Thierry Maulnier pour le théâtre, Max Favalleli pour les portraits d’acteurs) ou intermittents (Serge Veber, Françoise Giroud, Hugues Panassié sur le jazz), ainsi que d’excellents dessinateurs (Dubout, surtout, et Bib pour accompagner la rubrique de Troyat) et une courriériste du cœur épatante, dont se furent peut-être les dernières apparitions publiques (« Marguerite Moreno écoute vos confidences », du 2 juin au 7 juillet 1948 ; nécrologie signée Bernard Zimmer le 21 juillet).
S’il ne fallait retenir qu’une seule qualité du Troyat critique de cinéma, ce serait une subjectivité nettement affirmée, qui donne à sa chronique une allure de journal d’un cinéphile. Plus que les avis d’un expert, Troyat donne des impressions écrites à la première personne du singulier. Il commence très souvent par indiquer qu’elles étaient ses a priori, ce qu’il attendait d’un film après la découverte de son titre et de l’affiche, de la publicité et de la distribution annoncée, du genre du film et de son histoire. Il compare son "horizon d’attente" avec sa perception du film lors de la projection. Très peu souvent satisfait par les films dont il est chargé de rendre compte (4), il les traite fréquemment avec ironie et se permet même parfois de suggérer comment il aurait fallu les traiter ou les réécrire pour les rendre plus attrayants. « Je rêve à un tout autre spectacle, illustrant un thème identique. », écrit-il ainsi le 14 juillet 1948 à propos de Honni soit qui mal y pense. Le romancier pointe ici le bout du nez, et l’on en vient à regretter qu’il ne se soit pas plus souvent mué en scénariste. A peu près dépourvu de l’auteurisme qui sévira ensuite (Troyat parle ainsi, sans mentionner Mankiewicz des « réalisateurs » de Mme Muir !), ses chroniques gardent ainsi un intérêt et une fraîcheur que l’on serait bien en peine de retrouver chez beaucoup d’autres critiques, d’hier comme d’aujourd’hui. Il serait dès lors bienvenu qu’un éditeur audacieux ait l’idée de reprendre une partie de ses critiques en volume afin que Henri Troyat ne soit plus l’un des plus illustres "oubliés du cinéma français".
Notes :
(1) Ne serait-ce que parce que ce patronyme était également porté par son oncle, Edmond, dont Jean-Jacques Meusy a rappelé l’importance (« Qui était Edmond Benoit-Lévy ? », dans Les Vingt premières années du cinéma français, dir. Jean A. Gili / Michel Lagny / Michel Marie / Vincent Pinel, Sorbonne Nouvelle / AFRHC, 1995, p.115-143). Sur Jean Benoit-Lévy lui-même, lire : Vignaux (Valérie), Jean Benoit-Lévy ou le corps comme utopie. Une histoire du cinéma éducateur dans l’entre-deux-guerres en France, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 2007. Et consulter le site http://www.jeanbenoitlevy.net/
(2) Pour plus de détails, lire l’enquête parue depuis : Charles (François), Vie et mort de Poil de Carotte. Robert Lynen acteur et résistant 1920-1944, Strasbourg, Éditions La Nuée Bleue / DNA, 2002, 222 p.
(3) J’adresse mes plus vifs remerciements au généreux donateur, l’écrivain et journaliste Jean-Paul Angelelli.
(4) Il est à cet égard dommage que Troyat n’ait, à notre connaissance, pas débuté dans la critique avant-guerre, le cinéma des années quarante lui semblant souvent bien plus fondé sur des effets appuyés, bien plus démonstratif que celui des années trente, de même que ses acteurs. Ainsi écrit-il sur Claude Jarman, à propos de Jody et le Faon : « Il joue, il charge, il appuie, il grimace. Et tandis qu’il se dépense et se détruit de la sorte, on songe avec tristesse à l’extraordinaire création de Robert Lynen dans Poil de Carotte » (29 janvier 1949).
Illustration : portrait de Henri Troyat paru dans Gringoire le 29 décembre 1938.
Deux articles du critique de cinéma Henri Troyat
La Bataille, 10 mars 1948, p.6 : La Dame d’onze heuresJe m’apprêtais à voir un film policier du modèle courant, avec deux ou trois cadavres, une poursuite en auto, un détective à feutre mou et un assassin nimbé de circonstances atténuantes. Mais l’affiche portait ce sous-titre : « Le record du mystère » et j’eus le tort de ne pas lui prêter une suffisante attention. Elle ne mentait pas, l’affiche. Elle était même au-dessous de la vérité. L’œuvre de M. Jean Devaivre se révéla bourrée de mystère jusqu’à la gueule. Serrés côté à côté, comprimées dans un espace réduit, toutes les sortes d’énigmes se trouvaient représentées dans La Dame d’onze heures. On n’en avait pas oublié une seule. On les avait classées par taille, par espèce, par prix. L’ensemble faisait penser à la mallette d’échantillons d’un placier en sensations fortes.
Dès le début de la projection, pour affirmer le caractère original et terrifiant de son entreprise, M. Devaivre nous présenta pêle-mêle des ampoules aux liquides troubles, des masques grimaçants, des marionnettes balancées au bout de leur fil et la main crochue, osseuse, diabolique du montreur. Cette entrée en matière, dans le plus pur style des épisodiques de 1920, était visiblement destinée à préparer les nerfs du public. Pour ma part, j’eus plutôt envie de rire. Mais je n’étais pas seul dans la salle et me retins.
La suite dépassa tout ce qu’on pouvait craindre. Accablant de sa haine la famille de l’infortuné Pierre Renoir, un correspondant anonyme déversait sur la maison une pluie de lettres menaçantes et sibyllines. Les gens mouraient comme des mouches sans qu’il fût possible de déceler les causes exactes de leur décès. Et Paul Meurisse, détective par amour, arrivait, au prix de mille prouesses, à sauver de cette hécatombe la jeune fille chaste et pure dont il convoitait la main.
Pendant près d’une heure et demie, nous vécûmes ainsi dans un drame constamment renouvelé et rarement vraisemblable. Chaque fois qu’une porte s’ouvrait sur l’écran, je m’attendais à voir paraître dans l’embrasure la silhouette oblique d’un assassin. Lorsqu’un personnage tournait le commutateur en pénétrant dans une chambre, je me disais : « Il y a sûrement un mort ou deux sous le lit. » Il suffisait qu’une fenêtre fût entrebâillée pour que je redoutasse les développements mortels de cette imprévoyance. Si deux amis se serraient la main, je me demandais lequel des deux allait tuer l’autre. Les mots de : « Bonjour, comment allez-vous ? » devenaient une menace à peine déguisée. Et quand quelqu’un s’asseyait sur une chaise, je n’étais pas tranquille pour lui, car les meubles les plus inoffensifs, entre les mains de M. Devaivre, peuvent devenir des engins de destruction.
Je dois dire que les acteurs prenaient très courageusement leur parti de ces inconvénients quotidiens. Je n’ai jamais vu manier le revolver avec plus de désinvolture que par les protagonistes de cette sombre histoire. Le revolver faisait partie de leur toilette, comme la pochette ou le trousseau de clefs. On ne sortait pas sans son revolver : c’était une règle de bienséance en même temps qu’une précaution. A la longue d’ailleurs, les coups de feu ne troublaient plus personne. Ça pétait dans tous les coins. Pour un oui, pour un non, les balles pleuvaient. Et les héros passaient entre les gouttes.
Pour renouveler l’intérêt, M. Devaivre eut recours à d’autres stratagèmes. Nous eûmes la bombe à retardement, enveloppée dans un papier banal ; le poison microbien, dont l’écran nous révéla soudain le grouillement barbu et innombrable ; le médaillon à la pointe vénéneuse qui vous pique la main lorsque vous l’ouvrez et vous transforme instantanément en cadavre ; le petit chat victime de sa curiosité ; le juge d’instruction moustachu et idiot ; l’illusionniste qui lit dans les pensées et fait fleurir des boules entre ses doigts ; la visite au cimetière avec tombes fraîchement creusées et fossoyeur fruste et mélancolique ; la maison de fous avec camisoles de force et ricanements hystériques des pensionnaires ; le suicide en auto… J’en passe et des meilleurs !
A l’heure où j’écris ces lignes, je me demande encore comment M. Devaivre a pu faire tenir tant de « clous dramatiques » dans les limites forcément restreintes de son scénario. Sa virtuosité est comparable à celle des architectes de wagons-lits. Sans perdre un pouce de terrain, ces messieurs savent utiliser un placard pour y disposer deux couchettes, un lavabo, des commutateurs, des cintres. On ne peut faire un geste sans se cogner le coude ou le genou. Mais on a tout sous la main. Dans La Dame d’onze heures, nous avons, indiscutablement, tout sous la main. Cependant, rien n’est utile. Nous ne sommes pas émus un seul instant par ce festival de poisons et de revolvers. Nous suivons d’un œil froid les évolutions de ce ballet de victimes et d’assassins, ponctué de coups de feu, de coups de poing et coups de gueule. M. Devaivre a voulu trop bien faire. Il a passé la mesure. Or un film policier ne touche les spectateurs que pour autant qu’il sonne vrai. Ce n’est pas le nombre de morts qui importe, mais, si j’ose dire, la qualité humaine de leur exécution. Si nous ne croyons pas aux personnages, leur agitation sur l’écran nous laissera insensibles. Un simple fait divers, bien monté, bien photographié, portera mieux sur le public que ce feu d’artifice macabre, combiné selon les plus vieilles recettes du cinéma.
Pour animer ce film, qui se présente comme une récapitulation de tous les poncifs du genre, M. Devaivre a convoqué le ban et l’arrière-ban de tous les acteurs français. Rarement distribution plus éclatante fut mise au service d’une plus pauvre cause. Aux côtés de Paul Meurisse, de Jean Tissier, de Micheline Francey, de Junie Astor et de Pierre Renoir. Debucourt accepte de dire trois mots. Gilbert Gil se contente d’un rôle secondaire. A-t-on besoin d’un concierge d’hôtel ? on fait venir Palau. Pour camper la silhouette d’un jardinier, on dérange Sinoël. Cette grosse dame qui sanglote sur sa péniche sera Mady Berry. Devant cette débauche de comédiens célèbres employés à des tâches infimes, on s’étonne de ne pas voir Pierre Fresnay dans le rôle muet d’un balayeur de rues ou Edwige Feuillère mêlée à la troupe compacte des figurants. Mais peut-être se trouvaient-ils réellement dans le film et ne les ai-je point vus. Il y avait tant de monde sur cette barque en perdition !
La Bataille, 15 janvier 1946, p.5 : « Un film vu par Henri Troyat. Dans "Duel au soleil" c’est le bon goût qui est tué »
Le vieux sénateur, à l’œil de poule courroucée, au sourcil hirsute, à la moustache tombante, régnait dans son fauteuil de paralytique, sur le plus vaste ranch du Texas. Hommes et bêtes tremblaient devant sa loi. Sa femme se liquéfiait en sa présence. Et, de tous les être vivants, seuls ses deux fils trouvaient grâce devant ses yeux. L’un, Jesse, était un grand garçon, blond et bon, rose et cultivé ; l’autre, Lewt, brun, basané, cynique, cruel, querelleur.
Les deux frères ne s’aimaient pas, mais auraient continué à vivre pacifiquement, côte à côte, si une jeune orpheline, recueillie par leur mère, n’était venue s’installer au ranch. Elle s’appelait Pearl et avait du sang indien dans les veines. Belle, souple, le cheveu noir, le sein agressif, la croupe éloquente, la lèvre comestible, ses moindres gestes semblaient commandés par l’amour. Son œil s’allongeait, glissait, faisait roue libre. Son visage, mystérieusement traité par le technicolor, était, selon les jours et les sentiments, tantôt orange vif, tantôt jaune citron, tantôt roux limace et tantôt pain d’épice. Il émanait de toute sa peau une radiation aphrodisiaque qui provoquait des ravages dans les cerveaux masculins. L’honnête Jesse et le crapuleux Lewt éprouvèrent, chacun pour son compte, les effets de cet enchantement. Mais Jesse prodigua à la métisse des paroles tendres et dignes qui firent monter les larmes à ses paupières, et Lewt, plus pratique, déchira sa bouche d’un baiser volumineux et goulu.
Cependant, des événements d’une extrême importance se déroulaient aux frontières du ranch. Le gouvernement des États-Unis avait résolu de pousser une ligne de chemin de fer à travers les territoires du sénateur. Le sénateur voulut s’y opposer par la force. Alors, Jesse, qui était pour le progrès, se rangea aux côtés des troupes gouvernementales. A la vue de la bannière étoilée, le père versa une larme et renonça pathétiquement à défendre l’inviolabilité de son sol. Mais, pour punir son fils de lui avoir tenu tête, il le traita de renégat et le chassa.
Jesse parti, Pearl sombra dans la luxure et le désespoir. Elle regrettait Jesse. Mais elle ne pouvait se passer de Lewt. Vêtue de robes toujours plus légères, plus collantes, plus transparentes, elle s’adonnait à « l’amour-vache » avec toute l’ardeur de son sang. Ce n’étaient que baisers aspirants, morsures délicieuses, coups d’ongles parallèles, gifles étourdissantes, extases humides, baignades impudiques et cris rauques au soleil couchant. Lorsqu’elle apprit que Jesse avait obtenu une situation considérable dans les chemins de fer et songeait à se marier, elle voulut se marier à son tour. Lewt, ensorcelé par ses manières de goule, lui promit, en effet, de l’épouser. Mais, le soir même, devant le mécontentement de son père, il révisa son jugement et rompit ses fiançailles. Folle de rage, Pearl se lance à la tête du premier venu : le régisseur du ranch lui proposa d’être sa femme. Elle accepta, bien que l’homme lui fût indifférent de la tête aux pieds. Et Lewt, hors de lui, tua le prétendant. Après quoi, il se présenta, de nuit, chez l’infortunée jeune femme. Pearl, la bave aux lèvres et le croupion palpitant, sortit un pistolet automatique et le braqua, tout net, sur l’assassin. Négligeant cette menace, Lewt s’avançait pas à pas vers la métisse. En fin de compte, cédant à l’incendie qui lui dévorait les entrailles, elle lâcha son arme, fit un hurlement de chienne et croula d’une seule masse dans les bras de son fol amant. « Je te déteste, je te hais. Tu mérites la mort », criait-elle. Et, entre deux injures, elle lui avalait la moitié du visage dans un baiser vorace. Mais la police recherchait le misérable. Après avoir goûté aux caresses démoniaques de la jeune femme, il s’enfuit en lui promettant de la revoir bientôt.
Sur ces entrefaites, la mère mourut et le bon fils proposa à Pearl de venir habiter chez sa fiancée. Mal lui en prit, car Lewt, averti de cette circonstance et n’écoutant que la voix de la jalousie, quitta sa retraite, se rendit en ville et déchargea un pistolet contre la poitrine de son frère. Heureusement, Jesse, qui avait une santé robuste, guérit de ses blessures. Quant à Pearl, outrée par les procédés de son amant, elle sella un cheval et partit à sa recherche, avec l’intention de le massacrer. Elle chevaucha longtemps dans la clarté d’un soleil couchant rouge cerise. Enfin, elle atteignit le repaire rocailleux où se cachait Lewt. Dès qu’elle le vit, très loin encore, elle épaula son fusil et tira. Il s’écroula en jurant : « Garce, je suis touché. » Puis, ramassant ses dernières forces, il brandit un revolver et le déchargea, à trois cents pas. « Tu m’as tuée, monstre », glapit la jeune femme, le ventre troué. Elle fit feu encore cependant, et il lui répondit, du tac au tac. Bientôt il furent percés tous deux comme des écumoires. Inondés de sueur et de coulis de tomates, ils se tortillaient à une grande distance l’un de l’autre, sur la pierraille. Sûrs de mourir chacun de son côté, ils ne songeaient plus qu’à se rejoindre, car ils ne s’étaient jamais tant désirés.
La légende raconte qu’une fleur mystérieuse poussa à l’endroit même où furent retrouver leurs corps : une fleur pâle, aux pétales tourmentés, que les indigènes n’avaient encore jamais vue. Pour moi, j’ai tout de suite reconnu en elle la fleur blanchâtre du navet.
--« Comme une parodie »
Ce film tragique, bruyant, coloré, violent, est incontestablement l’un des plus drôles qu’il m’ait été donné de voir sur les écrans parisiens. On dirait une parodie magistrale des grandes productions américaines, une apothéose sensationnelle du mauvais goût hollywoodien. Le sujet, les acteurs, les couleurs, évidemment choisis pour nous émouvoir, concourent, en fait, à nous égayer. Les sanglots hystériques de Jennifer Jones (ex-Bernadette Soubirous) et son travail du buste et de l’arrière-train méritent, à eux seuls, le dérangement. Les sottises du texte, les effets comiques du doublage sont un régal pour les amateurs. Quant aux nuances de la pellicule, elles dépassent en fausseté et en prétention tout ce qui a été tenté jusqu’à ce jour. L’horizon est continuellement rouge vif ou jaune citrouille et les visages sont souvent bleus. Je recommande particulièrement le passage où le vieux sénateur, qui baigne tout entier dans la clarté sang de bœuf du soleil, déclare d’un petit air méfiant : « Il y a d’étranges lueurs dans le ciel. » Et les débauches de peinture vermillon sur les habits et sur les mains des deux amants qui s’entretuent ! Si seulement ce Duel au soleil avait pu être un duel à l’ombre ! Mais King Vidor ne nous aura rien épargné. Ajoutons, pour être juste, que les chevaux et les vaches du film jouent leur partie avec une louable conviction.