Mister Arkadin

POUR LES BONUS DU DVD

29 Novembre 2011, 00:11am

Publié par Mister Arkadin

Il a filé dans sa tanière et Rodrigue, esseulé, a commencé à tourner en rond et harceler Hélène, qui essayait de somnoler dans une chaise longue au bord de l’immense piscine d’eau de mer où une Allemande âgée mais incroyablement athlétique qui ressemblait à Leni Riefenstahl nageait chaque matin pendant deux heures.

Quelques mois plus tôt, j’ai réalisé un film d’après mon roman, La Moustache. Pendant la préparation et le tournage, il nous est souvent arrivé, à Hélène et moi, de passer la nuit dans le décor principal, l’appartement du couple que jouaient Vincent Lindon et Emmanuel Devos. Nous prenions un plaisir clandestin à dormir dans le lit des héros, à utiliser leur baignoire, à remettre hâtivement les choses en place avant que l’équipe arrive, le matin. Le scénario comportait une scène érotique que je voulais très crue. Les deux acteurs, un peu inquiets, me demandaient régulièrement comment je comptais la tourner et je répondais avec assurance que j’avais mon idée, alors que je n’en avais aucune. Sur le plan de travail, une nuit entière était prévue pour la scène 39 et, cette nuit approchant, j’ai commencé à m’inquiéter aussi. Un soir, dans le décor, Hélène à qui je confiais cette inquiétude a proposé que pour y voir plus clair nous répétions la scène, nous. Deux nuits de suite, devant une caméra vidéo posée sur pied, nous l’avons donc répétée, variée, enrichie, en mettant beaucoup de cœur à l’ouvrage. Le moment venu, elle a été tournée pour de bon, elle n’était pas si mal mais on l’a finalement coupée au montage et c’est devenu une plaisanterie rituelle d’annoncer aux acteurs qu’on la gardait pour les bonus du DVD. En réalité, ce qui serait beaucoup mieux pour les bonus du DVD, ce seraient les deux cassettes de porno domestique rangées dans le tiroir de mon bureau sous l’innocent étiquette : essaies, rue René-Boulanger.

http://www.critikat.com/IMG/jpg/moustache.jpg

À la péripétie, presque invisibles car ils prenaient leurs repas à part, je ne sais où, il y avait les Suisses ayurvédiques et Leni Riefenstahl qui chaque matin continuait à faire ses longueurs de bassin.

Le film que j’avais tourné l’été précédent allait être présenté au festival de Cannes. Je me sentais brillant, important, et cette semi-belle-sœur cancéreuse dans sa petite maison au fond de son patelin de province, cela me faisait de la peine, bien sûr, mais c’était loin. […] Entre Cannes et la sortie du film, il y avait encore une station sur le chemin qui me conduisait vers la gloire, c’était un autre festival, à Yokohama. Je voyageais en classe affaires, il y aurait le gratin du cinéma français, je me voyais déjà fêté en japonais.

J’ai été et je suis encore scénariste, un de mes métiers consiste à construire des situations dramatiques et une des règles de ce métier c’est qu’il ne faut pas avoir peur de l’outrance et du mélo. Je pense tout de même que je me serais interdit, dans une fiction, un tire-larmes aussi éhonté que le montage parallèle des petites filles dansant et chantant à la fête de l’école avec l’agonie de leur mère à l’hôpital.

Comme à la fête de l’école, on avait l’impression que le scénariste avait eu la main lourde.

À l’autre extrémité de l’échelle, le seul autre hôtel où j’avais réellement habité, je veux dire vécu plusieurs semaines, était le luxueux Intercontinental de Hong Kong, où Hélène était venue me rejoindre pendant le tournage de La Moustache.

À plusieurs reprises, tandis qu’il parlait, j’avais senti Hélène à côté de moi s’impatienter et presque se cabrer. C’était comme de regarder un film qu’on aime à côté de quelqu’un qui l’aime moins, et je voyais bien ce qui dans les paroles d’Étienne avait pu la heurter.

On avait l’impression qu’en disant juge il pensait flic, et flic comme les jouait Michel Bouquet dans les films d’Yves Boisset à l’époque : cauteleux et pervers, celui entre les mains de qui il vaut mieux ne pas tomber.

Si on m’avait demandé de citer trois ou même un seul grand juge je serais resté sec, tout ce que j’aurais trouvé c’est quelques noms dont on parle à propos de dossiers médiatiques, et encore ces juges connus du public – Halphen, Van Ruymbeke, Eva Joly – sont des juges d’instruction, pas des juges siégeant au tribunal avec une robe et un parement d’hermine, personnages que la mythologie romanesque et cinématographique montre plutôt comme d’antipathiques gardiens de l’ordre bourgeois.

À la fin, les figurants s’éclipsent. Nathalie, elle, s’attarde et lui propose d’aller au cinéma. Le film qu’ils vont voir, Rouge, de Kieslowski, raconte l’histoire d’un juge boiteux et misanthrope que joue Jean-Louis Trintignant, mais ils ne prêtent aucune attention à cette coïncidence car au bout de dix minutes elle l’embrasse.

http://3.bp.blogspot.com/-Wz31U6fHDoI/Tji-Yb4nqkI/AAAAAAAAC_M/wkA-5O0UniM/s400/PDVD_032.jpg

Cercle de notables, dynasties de commerce et de robe, façades sévères derrière lesquelles se vident à huis clos les querelles d’héritage : ça amusait plutôt Étienne de se retrouver parachuté dans cette province des films de Chabrol, d’autant qu’il n’était pas question d’habiter Vienne, seulement d’y aller trois fois par semaine, une demi-heure de voiture depuis le quartier de Perrache où ils venaient de trouver l’appartement qu’ils habitent aujourd’hui.

Ils sont entrés à quatre dans son bureau, deux cadres de la société, dont l’un était venu spécialement de Paris, et deux avocats de Vienne. J’aimerais raconter leur entrevue comme une scène de film policier. Cela commencerait doucement, on plaisanterait : alors comme ça, c’est vous, l’empêcheur de tourner en rond ? Mais les plaisanteries tournent à la menace voilée, et bientôt plus voilée du tout.

Ouf. Dans un film, une musique intensément dramatique devrait accompagner la découverte de ces lignes par l’héroïne. On verrait ses lèvres bouger à mesure qu’elle avance dans sa lecture, son visage exprimerait d’abord la perplexité, puis l’incrédulité, enfin l’émerveillement. Elle lèverait les yeux vers le héros en balbutiant quelque chose comme : mais alors… cela veut dire ? Contrechamp sur lui, calme, intense : tu as bien lu.

On faisait des barbecues dans les jardins, on se gardait mutuellement les enfants, on échangeait des DVD : films d’action pour les garçons, comédies romantiques pour les filles, que Patrice et Juliette regardaient sur l’écran de leur ordinateur car, seuls en cela dans le village, ils n’avaient pas la télévision.

Quand Anne-Cécile ou Christine passaient, l’après-midi, prendre une tasse de thé et bavarder, elle disait que les journées coulaient lentement, entre le fauteuil et le canapé, dans une perpétuelle sieste nauséeuse, qu’elle n’avait pas la force de lire, à peine de regarder un film de temps à autre, que la vie se rétrécissait et que ce n’était pas drôle, mais elle ne s’étendait pas davantage, à quoi bon ?

Le mercredi 9 juin, il a loué au vidéoclub de Vienne le film d’Agnès Jaoui Comme une image. Après avoir couché les filles, ils l’ont regardé ensemble sur le canapé du salon, l’ordinateur posé sur le repose-pieds, devant eux. Juliette avait son masque d’assistance respiratoire mais elle ne se sentait pas trop mal. Elle s’est endormie avant la fin, sur son épaule, comme presque toujours désormais quand ils regardaient un film ou qu’il lui faisait la lecture à voix haute.

J’ai donné des nouvelles de Jean-Baptiste, qui fait maintenant ses études dans une université en Irlande, et de son frère aîné, Gabriel, qui débute comme monteur de cinéma.

Patrice raconte, lui, que ses premiers mots ont été : où est Maman ? et que le premier film qu’elle a aimé, c’est Bambi. Elle a revu cent fois la scène où Bambi comprend que sa maman ne se relèvera pas, c’est l’image la plus juste qu’elle se fait de sa propre histoire.

D’autres vies que la mienne, par Emmanuel Carrère,
Paris, P.O.L., 2009 ;
À vue d’œil, 2009
p.9/65/74/100/114/123/128/148/161/163/215/219/259/323/376/388/396/423/433