De forts vilains esprits ont suggéré aux vedettes du cinéma qui clament périodiquement devant toutes les caméras leur amour des S.D.F. et s’indignent à tous les micros du scandale que représente la condition des vagabonds dans les rues de Paris (1), de donner l’exemple en en accueillant dans leurs humbles demeures, sans doute assez vastes pour en abriter quelques-uns sans trop avoir à se serrer. C’est médire, assurément. Ainsi Laetitia Masson ne le pourrait-elle pas, puisque elle-même aurait déclaré à Pascal Mérigeau, qui dresse le portrait d’ « une cinéaste qui n’en fait qu’à sa tête » (« L’obstinée », Le Nouvel observateur, 21 février 2008, p.126) : « Nous sommes les SDF du cinéma. » Que le lecteur se rassure ; je pense pouvoir lui certifier que les échecs de ses derniers films n’ont pas obligé la réalisatrice à se transformer en maçon pour se construire un abri sous un pont. Il s’agit d’une analogie, Laetitia Masson attendant que l’avance sur recettes l’aide à financer son prochain film, à l’heure où son dernier, Coupable, sort en salle.
Que le lecteur ne s’offusque pas de cette comparaison en réclamant les coordonnées (du domicile et des comptes en banque) de Masson ! Car, si elle peut paraître quelque peu indécente, elle a au moins l’avantage de dévoiler explicitement le rapport qu’un certain nombre de cinéastes français entretiennent avec l’État : un rapport de mendicité, tant il est devenu indispensable pour eux que l’État se porte à leur secours, les citoyens ne mettant que peu la main à la poche, du moins pour aller voir leurs films, puisqu’ils la mettent tout de même un peu quand ils vont en voir d’autres – par le biais des taxes sur les billets (quelle que soit la nationalité du film).
C’est flagrant dans le cas de Masson, dont j’avais apprécié en 1996 En avoir ou pas, le type de film dont on dit qu’il est prometteur (en plus d’avoir été plutôt un succès public - 213 506 entrées dans l’Europe des 25, d’après la base Lumière). En l’occurrence, c’est peu dire, à mon avis, que les promesses n’ont pas été tenues, puisque j’ai commencé à décrocher dès le film suivant, À vendre, son plus gros succès à ce jour (parions qu’il le demeurera, tant elle semble depuis vivre sur cet acquis ; 468 522 entrées). Laetitia Masson, qui avait beaucoup contribué à la carrière de Sandrine Kiberlain, s’est ensuite trouvée une prédilection pour les acteurs vieillissants (Adjani, Johnny), pour les écrivains qui n’ont jamais été jeunes (Angot, Daenincx) et dont le point commun est de se prendre très au sérieux, et pour les intrigues alambiquées. Cela a donné Love Me (sorti en 2000 ; 59 020 entrées, dont 53 377 entrées en France et 5 653 dans cinq autres pays), puis La Repentie (2002, 124 985 entrées) et Pourquoi le Brésil ? (2004, 11 657 entrées), qui (faut-il s’en étonner ?) n’ont plus été distribués qu’en France.
La présence d’une star ne prémunit pas Masson contre la défaveur publique, La Repentie et Love Me étant de loin les plus gros bides depuis des années d’Adjani (même Adolphe a fait presque deux fois plus d’entrées…) et de Johnny (tous ses films ayant fait au moins six fois plus d’entrées depuis 1996, sauf Quartier V.I.P., qui dépasse tout juste Love Me). Il lui faut dès lors avoir recours à la faveur publique, comme ce fut le cas pour Pourquoi le Brésil ? (cf. le site du CNC) dont on se permettra de douter que les recettes aient permis de rembourser l’avance que la réalisatrice espère aujourd’hui pour son prochain film.
Loin de moi l'idée de dénigrer le système français de financement, qui permet par exemple à un Manuel Poirier de tracer son chemin, parfois pour le meilleur (Les Femmes ou les enfants d’abord, 2002 ; 407 537 entrées, dont près de 100.000 à l’étranger), malgré l’échec de Te Quiero (33 810 entrées en 2000), après le triomphe de son pire film en 1998 (Western ; 1.292.842 entrées). De même pour un Eric Barbier, qui a pu relancer, avec un Serpent (2006) d’honnête facture, une carrière qui aurait pu être sabordée par une grosse, puis une plus petite production (Le Brasier, passé le mardi 4 sur France 3 à 23h15 ; Toreros, 4 303 entrées en 2000) qui furent des échecs publics (aussi bien que critiques, si mes souvenirs sont bons). Bref, il est réjouissant que la capacité des réalisateurs français à persévérer et à trouver des financements ne dépende pas uniquement du box-office.
Toutefois, quand les échecs (à mon avis aussi bien du point de vue artistique que financier) se suivent de façon aussi constante que dans le cas de Laetitia Masson depuis quelques années, ne reste en effet qu’à faire la manche. Par générosité, et aussi parce que je n’adore rien moins que me déprendre d’un préjugé défavorable envers un cinéaste, je suis passé à la caisse d’un cinéma du Quartier latin et suis entré dans la salle pour voir Coupable. Ma B.A. accomplie, j’ai patiemment attendu que l’ennui me submerge et n’ai pas poussé le zèle jusqu’à rester jusqu’au bout, sans pour autant me sentir autrement coupable. Car, une fois n'est pas coutume, je me range à l'avis de Vincent Ostria (L'Humanité, 27 février 2008, p.22) : « On reste abasourdi devant autant de pose et aussi peu de substance. »
Notes, liens, informations et commentaires complémentaires :
(1) Si possible la semaine précédant la sortie de leur dernier film – telle Josiane Balasko, récemment, juste avant d’être reçue dans toutes les émissions de divertissement pour faire la réclame de L’Auberge rouge.
- Les chiffres que nous donnons sont tirés de la base Lumière, recueil des « données disponibles sur les entrées réalisées par les films distribués en salles en Europe depuis 1996 ».
- J’imagine qu’il doit exister des études sur l’avance sur recettes. Mais, mises à part celles du Centre National de la Cinématographie (C.N.C.), dont elle dépend, et peut-être quelques études universitaires peu distribuées, il serait instructif qu’une étude d’envergure soit un jour publiée sur cette institution clé de la vie cinéphilique française. Serait particulièrement bienvenu un chapitre sur l’influence que ses compositions et positions, ainsi que celles d'autres institutions de financement du cinéma français (émanant principalement des chaînes de télévision) ont pu avoir sur le parcours de certaines personnalités françaises, par le bénéfice que ces dernières ont pu en tirer (Bernard-Henri Lévy par exemple) ou par le ressentiment qu’elles ont engendré chez d’autres (Dieudonné, par exemple, suite au refus de financement de son scénario sur le Code noir).
- Dans « French Kiss-Off. How protectionism has hurt French films », point de vue anglo-saxon sur le système de préservation du cinéma français, intéressant, quoiqu’un peu systématique, Tyler Cowen fait une proposition judicieuse pour voir si les films français qu’il exècre serait capable de survivre s’ils n’étaient protégés comme une espèce précieuse et en voie de disparition que l'Unesco devrait classer au Patrimoine de l'humanité. Puisque le système d’aide serait destiné à aider des films "difficiles" ou "d’auteur" qui ne pourraient trouver leur public à cause du matraquage publicitaire qui ne bénéficierait qu’aux mastodontes américains (et français d’ailleurs), pourquoi l’aide accordé par l’Etat ne porterait pas sur la publicité (ou pourquoi ne restreindrait-on pas la publicité des films américains ?) ? Ainsi le public serait-il aussi informé de la sortie de Coupable que de John Rambo, ses deux films partant sur un pied d’égalité et connaissant dès lors sans doute la même fortune…
Alain Soral remarque perfidement que les cinéastes français, de Desplechin à Tavernier, sont à la fois les plus chauds partisans de l'ouverture des frontières, de l'accueil de tous les damnés de la terre, du laissez-passer le plus total en matière d'immigration, et les plus ardents défenseurs du protectionnisme en ce qui concerne leur corporation ("Cinéma. L'immoralité de l'exception culturelle", Jusqu'où va-t-on descendre ? (Abécédaire de la bêtise ambiante), Paris, Éditions Blanche, 2002, p.69-70).
Je laisse la parole à Tyler Cowen : « Advocates of cultural protectionism often portray consumer sovereignty as a myth. According to this view, oligopolistic American distributors create demand for their movies through advertising. The sheepish public, in turn, responds passively to whatever is offered.
» If this view were correct, supporting European cinema would be easy. The government need not subsidize filmmaking, or even place limits on American film imports. All the government need do is subsidize advertising for native films, or perhaps restrict advertising for American movies. But such policies obviously would not work. It is the European movies that fail to draw customers, not the European advertising campaigns.
» When European audiences do not like the content of American products, they have proven remarkably resistant to them, no matter how heavy the marketing. Few American exports to Europe have been supported by as much hype and advance publicity as EuroDisney. One fearful critic called the park "a terrifying step towards world homogenization." Yet when EuroDisney opened, the French didn't like it. French culture has so far survived. »