Site personnel de Pascal Manuel Heu, consacré à ses publications, au cinéma et à la critique. Page complémentaire : https://www.facebook.com/Mister-Arkadin-1041074065975069/
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BEAUCOUP – PAS DU TOUT
Noter un film est une opération délicate. On s’en veut toujours un peu de le réduire à un chiffre ou une série d’étoiles dans une case. De quel droit pouvons-nous ainsi jouer au maître d’école, en jugeant en quelques instants l’œuvre d’un cinéaste et de son équipe, qui leur a pris quelques mois ou années de travail ? C’est un peu le degré zéro de la critique, comme Michel Ciment le reproche couramment au tableau du « Conseil des 10 » des Cahiers du cinéma, qui a popularisé cette pratique (à défaut de l’avoir inventée – nous y reviendrons un jour) ; et ce, bien que Ciment ne se prive pas lui-même, dans ses comptes rendus du festival de Cannes publiés par Positif (remarquables au demeurant), de se référer aux tableaux de notations du Film français. Tout le monde s’accorde donc à penser que le procédé ne doit pas se généraliser, ou du moins dispenser la critique de produire des réflexions et analyses autrement approfondies, tout en le trouvant tout de même très commode pour synthétiser ses opinions sur un ensemble de films donnés. C’est pourquoi je me suis par exemple résolu à publier le tableau des films que j’ai vus en 2007 (ceux de 2006, 2005 et 2004 seront mis en ligne la semaine prochaine). De même ne puis-je m’empêcher, chaque fois que je regarde la « cotation des critiques » publiée en double page au centre de l’hebdomadaire des programmes culturels Pariscope, d’ajouter ma colonne d’étoiles dans la marge. Cette pratique m’a récemment valu deux satisfactions.
La première : ma colonne, même si elle n’est pas aussi remplie que celle des critiques professionnels, n’est plus constituée de quelques cotations, la majeure partie des lignes demeurant vierges, comme ce fut le cas pendant une dizaine d’années, avant qu’un multiplexe n’ouvre ses portes près de chez moi. Je suis redevenu un cinéphile qui voit des films en salle ! Trop peu à mon goût encore, mais suffisamment pour que je ne me fasse plus l’effet d’un imposteur à mes propres yeux quand je suis désigné comme le cinéphile de la bande lors d’une soirée ou un dîner entre amis.
La seconde : pendant quelques semaines, entre la fin de l’année dernière et le début de cette année, mes choix furent plus radicaux qu’ils ne l’avaient jamais été. Non pas "radicaux" au sens d’ésotériques, prenant systématiquement le contre-pied de l’opinion commune, se complaisant à se délecter de "petits films" abscons et à mépriser les "gros films" populaires, mais bien tranchés, établis rapidement, sans grand hésitation, mon goût s’affirmant sans tergiversation, ni demi-mesure. Sans cette tiédeur qui m’exaspérait auparavant, bien qu’elle puisse aussi être assimilée à du scrupule, soyons indulgent pour soi-même. Ainsi n’attribuai-je quasiment plus à aucun film une étoile (« Les critiques ont aimé : un peu »), passant directement d’un carré blanc (« pas du tout ») à deux (« beaucoup ») ou trois (« passionnément ») étoiles, selon que j’ai aimé ou non le film (1). Etait délaissée la catégorie « un peu », dont je supputais depuis longtemps qu’elle était surtout un peu trop pratique pour ne pas choisir, pour rester en réserve, dans l’attente de se faire vraiment une opinion sur le film vu (ce qui est aussi, soyons une fois de plus indulgent, une manière de laisser vivre le film en soi, de lui laisser une chance de se bonifier dans le souvenir). Et la catégorie « pas du tout », que j’avais tendance à ne pas oser utiliser par peur d’être trop péremptoire et injuste, est en revanche devenue l’une des plus fournie ! Elle l’est de plus en plus ces dernières semaines. Ainsi, dans le dernier tableau de cotation rempli (semaine du 21 au 28 mai 2008), Wonderful Town, La Graine et le mulet, Soyez sympa, rembobinez, Bienvenue chez les Ch’tis, Deux jours à tuer, Le Grand Alibi, Il y a longtemps que je t’aime et Cash y ont-ils droit, après Sans armes, ni haine, ni violence, Jeux de dupes, La Guerre selon Charlie Wilson, Quatre minutes, My Blueberry Nights, Didine, Souffle, Faut que ça danse et Un secret les semaines précédentes (2). Effrayé par cette soudaine sévérité (3), dont j’ai peur qu'elle ne soit que le reflet du délabrement du cinéma français (le plus représenté dans cette catégorie, hélas), j’en viens à me réjouir que quelques « un peu » aient fait leur réapparition ! Au moins ces derniers ont-ils été attribués quasiment sans l’ombre d’un doute (pour Rec, Paris, Mongol, Chasseurs de dragons, Notre univers impitoyable, MR 73, Sweeney Todd, John Rambo). Je ne doute plus de mon goût ? Je ne m’interroge plus pour savoir si lui-même est bon ou mauvais, ou « un peu » indécis ? Serai-je sur la voie de l’émancipation cinéphile ? Ou de la prétention cinéphilique, imbue d’elle-même et dominatrice ? Il faudrait trancher… pour au moins ne pas retomber dans la tiédeur que je me reprochais naguère !

(1) En particulier dans les Pariscope des 2, 9 et 30 janvier.
(2) Pour ne pas donner l’impression que je me complais à châtier plutôt qu’à louer, voici la liste des films auxquels j’ai attribué trois étoiles dans les tableaux des Pariscope mentionnés à la note précédente : 4 mois, 3 semaines, 2 jours, La nuit nous appartient, Persepolis, Les Promesses de l’ombre, La Visite de la fanfare (ces trois étoiles-là me paraissent à la réflexion très excessives…), Un baiser s’il vous plaît, Nous les vivants et No Country for Old Men.
(3) Cette sévérité s’est encore amplifiée les semaines suivantes puisque, par exemple, dans le Pariscope du 4 au 10 juin 2008, dix films vus sur dix-sept récoltent un carré blanc (Wonderful Town, La Graine et le mulet, Soyez sympa, rembobinez, Bienvenue chez les Ch’tis, Deux jours à tuer, Le Grand Alibi, Il y a longtemps que je t’aime, Un conte de Noël, Cleaner et Indiana Jones et le royaume du Crâne de cristal), Eldorado, La Personne aux deux personnes et Au bout de la nuit les rejoignant les semaines suivantes (onze films sur dix-sept le 25 juin 2008). La situation empire encore le 2 juillet 2008, douze carrés blancs ornant ma feuille de cotation (s'ajoute Seuls Two).
LA MISE EN SCÈNE, SUJET DE LA CRITIQUE
Les petites notes de Jean-François Rauger sur « Les films de la semaine », publiées dans le supplément Radio-Cinéma du Monde, sont infiniment précieuses pour prendre le pouls des tendances de la critique qui se veut d’avant-garde. Cette semaine encore, Jef fait preuve d’une admirable concision pour nous rappeler le dogme suprême de la critique éclairée, celle qui nous guide en matière de bien-disant culturel, celle qui détermine presque immanquablement ses avis. Voici ce qu’il écrit à propos d’Exodus, le film d’Otto Preminger dont une contrefaçon passe cette après-midi sur FR3 : « Une infirmière américaine prend fait et cause pour la cause sioniste. Une leçon de mise en scène quasi parfaite que ne peut pas faire oublier le "grand" sujet du film. »
Admirable condensé de la pensée dominante dans la critique française, pour laquelle la notion de « mise en scène », suffisamment floue pour désigner un peu tout ce que l’on veut ou pour dissimuler que l’on ne désigne ainsi pas grand-chose d’autre que son goût (cela ferait un peu cheap d’écrire tout simplement « j’aime… j’aime pas »…), prévaut toujours sur le sujet des films. Cette absolue supériorité de la forme sur le fond est d’autant plus affirmée quand le fond concerne un "grand" sujet, dont le traitement ne saurait influencer le jugement que l’on porte sur le film, ce jugement ne devant reposer que sur l’évaluation de la "mise en scène" (à laquelle quel sujet que ce soit, même, et surtout "grand", pourrait-on écrire, ne doit pas faire d’ombre). On aura reconnu la stigmatisation des "grands" sujets par Claude Chabrol, du temps où il était encore critique aux Cahiers du cinéma, bible du cinéphile moyen. Cela date des années cinquante, référence ultime de notre avant-gardiste.
À force, Jef finira par nous rendre plus que sympathiques les inénarrables Burch et Sellier, les éternels pourfendeurs du formalisme critique et promoteurs aussi infatigables de la « quête du sens » (une autre que celle du tandem Mougeotte / Le Lay…).
LE COURRIER DE LA CRITIQUE ?
Le gratuit Métro innove aujourd’hui en matière de couverture de l’actualité cinématographique. C’est la première fois, à ma connaissance, qu’un journal publie le lendemain de la sortie d’un film, qui plus est en une, le nombre de spectateurs l’ayant vu à la première séance du mercredi après-midi. Cette dernière est réputée donner de précieuses indications aux "professionnels de la profession" sur la carrière à venir d’un film. Comme, en l’occurrence, la seule chose qui semble importer dans l’appréhension du film en question (qui, soit dit en passant, occupe trois salles de plusieurs multiplexes, quatre à Marne-la-Vallée – là aussi, je crois qu’on innove…) est le chiffre d’entrées qu’il va faire, en France et à l’étranger (voir notre petit papier d’hier), on comprend l’angoisse de ses producteurs à la lecture du chiffre fatidique du mercredi. On comprend moins pourquoi les médias se font leur relais avec une telle servilité et pourquoi ils pensent que cela importe à leurs lecteurs.

La réaction de l’un d’eux à l’entretien de Clovis Cornillac publié la veille par Métro est reproduite en page 17 (« L’avis des metronautes ») : « Pas envie de payer pour sauver le cinéma français ». "Sylvie" refuse à juste titre le chantage exercé mezza voce par les promoteurs d’Astérix, selon lesquels un échec de ce film si coûteux et sur lequel on compte tant pour faire remonter la cote du cinéma français mettrait en danger l’ensemble du secteur, y compris les "petits films" "d’auteur".
Je parierais que les journalistes de Métro ont obtenu la publication de l’avis de "Sylvie", qui rejoint celui de son critique de cinéma (selon lequel deux millions de plus auraient pu être dépensé pour acheter un scénario), par mesure de compensation. Un peu comme le courrier des lecteurs du Figaro a la réputation de servir aux dirigeants du journal à faire passer leurs opinions bien plus réactionnaires que celles de leur rédaction (dont Éric Brunet s’est plaint qu’elle soit bien plus à gauche qu’on ne croit), le courrier des journaux pourrait servir à exprimer les réserves de leurs rédactions sur des films que leurs patrons se croient l’obligation de promouvoir éhontément, en une, plusieurs jours de suite.
Trois innovations d’un coup en matière d’exploitation et de réception cinématographiques : cela valait la peine d’être noté.
Complément (22 février 2008) :
PELLICULES, OPUS, PROPOSITIONS ET AUTRES OBJETS DE CINÉMA... : LES DROITS DU NÉOLOGISME DANS LA CINÉMATOGRAPHIE
Dans mon pastiche critique sur Max Pécas "auteur de films", j’ai quelque peu ironisé sur la tendance d’une certaine partie des journalistes de cinéma à user de moult périphrases, creuses ou pompeuses, pour désigner un film. En quoi parler d’"objets de cinéma" permet-il de mieux rendre compte de films ? Les cinéastes en vogue ne sont bien sûr pas en reste. On conçoit fort bien qu’après avoir fait l’Idhec et après avoir été promue grande prêtresse, meilleure oratrice et protectrice du cinéma français "d’auteur", la si sérieuse Pascale Ferran ne pourrait plus condescendre à parler d’un "film". Elle se doit désormais d’être, par exemple, « impressionnée devant "la puissance de cette proposition de cinéma" » (à propos de California Dreamin’, 20 Minutes, 7 janvier 2008, p.21). Ce recours à la périphrase vise à souligner le caractère novateur, voire expérimental, de certains films. Mais ne camoufle-t-il pas tout autant l’impuissance à décrire, à expliquer ce que ces films ont justement de novateur, d’expérimental ou de "puissant"? N’est-il pas dès lors plus aisé d’utiliser un jargon intimidant que d’analyser ce que l’on croit déceler d’important ? Et l’avis de Pascal Ferran aurait-il été pieusement consigné si elle l’avait exprimé de façon simple et explicite ? D'une certaine façon, cette utilisation de périphrase pour désigner un film, qui s'inspire peut-être des milieux d'avant-garde artistiques de l'"art contemporain", rejoint la novlangue publicitaire : "Préservez votre capital santé !", nous enjoint une campagne contre le tabagisme. Parler d'"objet de cinéma" et de "proposition de film", n'est-ce pas une façon de "préserver son capital santé" pour le petit milieu qui se prétend l'avant-garde cinématographique en France ?
Loin de moi l’idée de nier « les droits du néologisme dans la cinématographie », comme l’affirma dans Le Temps du 26 mai 1923 le critique Émile Vuillermoz. J’ai d’ailleurs consacré un chapitre entier de mon livre sur ce dernier à la langue du cinéma, qu’il contribua à forger dans les années 1910-1920. Comment parler d’un art appelé à émerger ? Comment rendre compte d’un moyen d’expression artistique naissant ? Avec des mots nouveaux, des périphrases, des analogies et des métaphores, assurément. Il est parfaitement légitime que le discours critique n’emprunte pas seulement au discours technique (dont il enrichit d’ailleurs le vocabulaire) ou aux discours sur les arts préexistants. Aussi bien, s’il m’était donné le loisir de diriger des études cinématographiques, j’inciterais très certainement l’un de mes étudiants à reprendre le travail de Jean Giraud sur « Le lexique français du cinéma ». Jamais renouvelée (à ma connaissance), cette étude pionnière (elle date de 1956 et a été éditée par le CNRS en 1958), gagnerait à être actualisée, d’autant que l’investigation s’arrêtait à 1930. De nombreuses manières de parler du cinéma ont été inventées depuis. Un dictionnaire historique du vocabulaire critique du cinéma, un peu à la manière du Dictionnaire historique de la langue française des éditions Robert, serait donc bienvenu, le Dictionnaire théorique et critique du cinéma de Jacques Aumont et Michel Marie n’en tenant que partiellement lieu.
Qui sait si nous ne sommes pas dans une période de mutation du cinéma, qui mériterait donc que sa langue évolue de concert ? Je suis tout prêt à le croire, mais encore faudrait-il que les commentateurs et acteurs du cinéma fassent preuve d’un peu plus d’invention ! S’il s’agit juste de varier les façons de désigner un film, pour éviter les redites – tel Jean-Louis Coy qui, dans sa courte chronique « Cinéma » publiée dans L’Ours (mensuel socialiste) en janvier 2008, parle successivement d’"œuvre", de "long métrage", d’"opus", de "pellicule", puis de "moment de cinéma"… –, cela n’en vaut franchement pas la peine !
UN LÉGER DÉTAIL
« A un léger détail près, qui intrigue. » C’est ainsi que Gérard Lefort, dans Libération de mercredi (16 janvier 2008, p.29), introduit sa description du contenu de Lust, Caution. Il ne le fait qu’après avoir parlé, pour la dénigrer, de la mise en scène du dernier film d’Ang Lee. Ce "léger détail" est symptomatique d’une des caractéristiques les plus fondamentales de la critique cinématographique française, qui privilégie la forme des films sur leur fond. Du moins fonde-t-elle ses avis sur son appréhension de la mise en scène, en faisant mine de négliger "l’histoire", tout en ne parlant réellement que de cette dernière. Ainsi Lefort consacre-t-il presque deux longs paragraphes entiers à "ce qui se passe" dans Lust, Caution (en gros : du sexe et « le dossier mondialement [!?] refoulé [?!] de la collaboration et des collabos ») alors qu’il a expédié le "comment c’est raconté" en quelques mots (« une sorte de "mystères et splendeurs de l’Orient éternel" qui tient plus du travail d’ensemblier pour vitrines de fêtes que de la mise en scène »).
Je ne partage pas toutes les positions de Noël Burch et Geneviève Sellier sur l’histoire du cinéma, et en particulier sur la critique française. Mais reconnaissons que nombre de critiques s’efforcent autant que possible de donner raison à leur dénonciation de ses dérives auteuristes et formalistes, qui évacueraient les questions de fond (notamment politiques).
Informations complémentaires :
- Burch (Noël), « Cinéphilie et politique. Notes rageuses », La Pensée, n°300, octobre-décembre 1994, p.33-42 ;