BEAUCOUP – PAS DU TOUT
Noter un film est une opération délicate. On s’en veut toujours un peu de le réduire à un chiffre ou une série d’étoiles dans une case. De quel droit pouvons-nous ainsi jouer au maître d’école, en jugeant en quelques instants l’œuvre d’un cinéaste et de son équipe, qui leur a pris quelques mois ou années de travail ? C’est un peu le degré zéro de la critique, comme Michel Ciment le reproche couramment au tableau du « Conseil des 10 » des Cahiers du cinéma, qui a popularisé cette pratique (à défaut de l’avoir inventée – nous y reviendrons un jour) ; et ce, bien que Ciment ne se prive pas lui-même, dans ses comptes rendus du festival de Cannes publiés par Positif (remarquables au demeurant), de se référer aux tableaux de notations du Film français. Tout le monde s’accorde donc à penser que le procédé ne doit pas se généraliser, ou du moins dispenser la critique de produire des réflexions et analyses autrement approfondies, tout en le trouvant tout de même très commode pour synthétiser ses opinions sur un ensemble de films donnés. C’est pourquoi je me suis par exemple résolu à publier le tableau des films que j’ai vus en 2007 (ceux de 2006, 2005 et 2004 seront mis en ligne la semaine prochaine). De même ne puis-je m’empêcher, chaque fois que je regarde la « cotation des critiques » publiée en double page au centre de l’hebdomadaire des programmes culturels Pariscope, d’ajouter ma colonne d’étoiles dans la marge. Cette pratique m’a récemment valu deux satisfactions.
La première : ma colonne, même si elle n’est pas aussi remplie que celle des critiques professionnels, n’est plus constituée de quelques cotations, la majeure partie des lignes demeurant vierges, comme ce fut le cas pendant une dizaine d’années, avant qu’un multiplexe n’ouvre ses portes près de chez moi. Je suis redevenu un cinéphile qui voit des films en salle ! Trop peu à mon goût encore, mais suffisamment pour que je ne me fasse plus l’effet d’un imposteur à mes propres yeux quand je suis désigné comme le cinéphile de la bande lors d’une soirée ou un dîner entre amis.
La seconde : pendant quelques semaines, entre la fin de l’année dernière et le début de cette année, mes choix furent plus radicaux qu’ils ne l’avaient jamais été. Non pas "radicaux" au sens d’ésotériques, prenant systématiquement le contre-pied de l’opinion commune, se complaisant à se délecter de "petits films" abscons et à mépriser les "gros films" populaires, mais bien tranchés, établis rapidement, sans grand hésitation, mon goût s’affirmant sans tergiversation, ni demi-mesure. Sans cette tiédeur qui m’exaspérait auparavant, bien qu’elle puisse aussi être assimilée à du scrupule, soyons indulgent pour soi-même. Ainsi n’attribuai-je quasiment plus à aucun film une étoile (« Les critiques ont aimé : un peu »), passant directement d’un carré blanc (« pas du tout ») à deux (« beaucoup ») ou trois (« passionnément ») étoiles, selon que j’ai aimé ou non le film (1). Etait délaissée la catégorie « un peu », dont je supputais depuis longtemps qu’elle était surtout un peu trop pratique pour ne pas choisir, pour rester en réserve, dans l’attente de se faire vraiment une opinion sur le film vu (ce qui est aussi, soyons une fois de plus indulgent, une manière de laisser vivre le film en soi, de lui laisser une chance de se bonifier dans le souvenir). Et la catégorie « pas du tout », que j’avais tendance à ne pas oser utiliser par peur d’être trop péremptoire et injuste, est en revanche devenue l’une des plus fournie ! Elle l’est de plus en plus ces dernières semaines. Ainsi, dans le dernier tableau de cotation rempli (semaine du 21 au 28 mai 2008), Wonderful Town, La Graine et le mulet, Soyez sympa, rembobinez, Bienvenue chez les Ch’tis, Deux jours à tuer, Le Grand Alibi, Il y a longtemps que je t’aime et Cash y ont-ils droit, après Sans armes, ni haine, ni violence, Jeux de dupes, La Guerre selon Charlie Wilson, Quatre minutes, My Blueberry Nights, Didine, Souffle, Faut que ça danse et Un secret les semaines précédentes (2). Effrayé par cette soudaine sévérité (3), dont j’ai peur qu'elle ne soit que le reflet du délabrement du cinéma français (le plus représenté dans cette catégorie, hélas), j’en viens à me réjouir que quelques « un peu » aient fait leur réapparition ! Au moins ces derniers ont-ils été attribués quasiment sans l’ombre d’un doute (pour Rec, Paris, Mongol, Chasseurs de dragons, Notre univers impitoyable, MR 73, Sweeney Todd, John Rambo). Je ne doute plus de mon goût ? Je ne m’interroge plus pour savoir si lui-même est bon ou mauvais, ou « un peu » indécis ? Serai-je sur la voie de l’émancipation cinéphile ? Ou de la prétention cinéphilique, imbue d’elle-même et dominatrice ? Il faudrait trancher… pour au moins ne pas retomber dans la tiédeur que je me reprochais naguère !

(1) En particulier dans les Pariscope des 2, 9 et 30 janvier.
(2) Pour ne pas donner l’impression que je me complais à châtier plutôt qu’à louer, voici la liste des films auxquels j’ai attribué trois étoiles dans les tableaux des Pariscope mentionnés à la note précédente : 4 mois, 3 semaines, 2 jours, La nuit nous appartient, Persepolis, Les Promesses de l’ombre, La Visite de la fanfare (ces trois étoiles-là me paraissent à la réflexion très excessives…), Un baiser s’il vous plaît, Nous les vivants et No Country for Old Men.
(3) Cette sévérité s’est encore amplifiée les semaines suivantes puisque, par exemple, dans le Pariscope du 4 au 10 juin 2008, dix films vus sur dix-sept récoltent un carré blanc (Wonderful Town, La Graine et le mulet, Soyez sympa, rembobinez, Bienvenue chez les Ch’tis, Deux jours à tuer, Le Grand Alibi, Il y a longtemps que je t’aime, Un conte de Noël, Cleaner et Indiana Jones et le royaume du Crâne de cristal), Eldorado, La Personne aux deux personnes et Au bout de la nuit les rejoignant les semaines suivantes (onze films sur dix-sept le 25 juin 2008). La situation empire encore le 2 juillet 2008, douze carrés blancs ornant ma feuille de cotation (s'ajoute Seuls Two).