LES DÉFIS DE SYLVESTER STALLONE [À PROPOS DE SON DERNIER FILM, "ROCKY BALBOA" (ROCKY VI), ET DE SON PROJET "LES 40 JOURS DU MUSSA DAGH"]
Comment expliquer cette faveur soudaine dont bénéficie à nouveau Rocky ? Par l’indulgence que l’on ne peut s’empêcher d’éprouver par un "has been" luttant désespérément pour sa survie ? Certes. Mais, plus fondamentalement, cette sympathie s’explique par la nostalgie, à la mode et à l’œuvre également dans le succès de La Môme, par exemple, certes favorisée par le retour d’un personnage que Stallone n’avait pas repris depuis 1990 (Rocky V), mais surtout décuplée par la redécouverte d’un cinéma américain qui semble d’un autre temps, celui des années 1970. En premier lieu d’un cinéma qui prenait encore son temps, justement. De ce fait, étonnement, le dernier combat de Rocky Balboa se fait attendre jusqu’au dernier quart du film. Quasiment pas un ring en vue, un échange de coups avant ce final, sinon pour montrer à quel point le champion du monde en titre, un vigoureux jeune homme que seul le plus-que-vétéran Rocky parviendra à tenir en respect, était dépourvu de challengers sérieux avant que Rocky ne se décide à s’entraîner à nouveau et à le défier. Le film prend d’abord le temps d’installer tranquillement la situation : un Rocky retiré depuis longtemps du ring, ne revivant plus ses exploits lointains qu’en les narrant aux clients du petit restaurant où il semble s’être retiré du monde. Il prend également le temps d’initier ou de revivifier, et surtout de développer ses rapports avec plusieurs personnages secondaires mais attachants : sa défunte femme, à qui il rend visite au cimetière, son fils, qui vit encombré par la légende qui entoure son nom, une nouvelle petite amie et le fils de celle-ci, son manager, lassé de voir Rocky ruminer sa mélancolie, ses fans, etc. Le plus remarquable est que, malgré le rythme indolent du film, délibérément tourné de façon très classique, presque "plan-plan", sans la moindre esbroufe, sa durée dépasse à peine une heure trente. Alors que la durée standard d’un film américain tourne désormais autour de deux heures quinze, voire deux heures trente, même chez des cinéastes "nerveux" (Scorsese notamment), cela nous rappelle opportunément que les classiques du cinéma américain excédaient rarement une heure trente, et n’en disaient pas moins long.
Pourquoi, malgré ses qualités indéniables, de mise en scène notamment, avoir parlé à son propos de « mauvais film » que l’on ne pourrait « s’empêcher d’aimer quand même » ? D’abord parce qu’il faut quelque courage pour se déprendre de préjugés que tout cinéphile a du mal à ne pas faire siens, dont le moindre n’est pas l’imbécillité de Stallone, à tout le moins de ses films depuis une vingtaine d’années. Ensuite parce que son petit dernier repose sur un postulat totalement absurde : que Rocky pourrait revenir à soixante ans et faire jeu égal avoir le champion en titre des lourds, de trente-cinq ans son cadet ! Comment croire à une telle histoire, viciée dès l’entame par ce que l’on sait qu’il arrivera inexorablement, à savoir qu’il est impossible que Stallone se prenne une dérouillée, alors que la simple vraisemblance l’exigerait ? Toutes sortes d’idées scénaristiques auraient pu être trouvées pour pousser Rocky à reprendre les gants : l’ennui d’une vie devenue routinière, la déchéance financière (à la Tyson), la volonté de se montrer à son fils sous son meilleur jour (tel Boris Becker remportant son dernier tournoi du grand chelem alors que son fils n’était pas né pour le précédent), etc. Or, ces motivations ne sont que très périphériquement évoquées par Stallone. Il en a choisi une autre comme moteur de l’histoire, bien plus audacieuse. Ce qui motive Rocky, c’est d’avoir vu une retransmission télévisée d’une sorte de jeu vidéo, une simulation de combat entre le boxeur qu’il fut jadis et le champion en titre. Qui gagnerait si deux champions pouvaient se combattre en abolissant la frontière temporelle, par delà leurs générations d’écart ? Tout l’enjeu du film est de nous convaincre, non seulement que Rocky pourrait croire être capable de faire coïncider la réalité avec cette simulation, que son entourage pourrait y croire aussi et l’y encourager, mais que cela pourrait advenir. Et surtout, que nous-mêmes pourrions en fin de compte y croire, ou le vouloir. Bref, que la réalité pourrait rattraper le virtuel au lieu de se laisser phagocyter par son expansion. Dans une mise en abyme à la fois simple et astucieuse, le film acquiert une dimension insoupçonnée en mettant en scène à l’intérieur même de son intrigue le conflit formel qu’il représente, entre un cinéma classique, en prise avec la réalité, et le nouvel univers des images, celui du "tout est possible" grâce aux avancées techniques, celui des jeux vidéo et des images de synthèse, celui qui distord la réalité en tous sens pour permettre, selon son bon vouloir, de « [mettre] Spencer Tracy dans Batman », pour reprendre un exemple de Martin Scorsese (3). « Est-il possible de créer des images digitales d’êtres humains et de faire, quand même, un film qui parle de gens ? », s’interroge ce dernier. Stallone lui répond en montrant qu’un Rocky vieilli pourrait, à force de volonté, de courage, sans se départir de son humanité, être l’égal du clone numérique du Rocky d’il y a trente ans, mécanique à boxer dépourvue de sentiments, entièrement mue par la technologie numérique. Le spectateur ne peut y croire, bien sûr, mais il le souhaite tellement qu’il finit par donner son assentiment, aussi absurde que le postulat du film puisse paraître. Stallone ne peut se résoudre à renoncer à son ambition de raconter des histoires d’être humains et non de machines à gagner, à abdiquer contre l’inéluctable victoire de la technique sur l’humain. Louable projet, quoique presque pathétique, qu’il a réussi à mener à bien en trouvant le moyen de mettre en forme la lutte d’influence qui oppose le nouveau cinéma et l’ancien. Mais pourrons-nous y croire encore longtemps ?
Une nouvelle annoncée dernièrement par la presse d’outre Atlantique montre que Sylvester Stallone est décidément de nouveau l’un des hommes à suivre dans le cinéma américain. Il est devenu la cible des lobbys turcs car il rêverait de porter à l’écran le roman du romancier juif autrichien Franz Werfel, Les Quarante jours du Moussa Dagh (4). Paru en 1933 (inutile d’insister sur l’importance de cette date), ce roman traite de la résistance menée par une poignée d’hommes contre une autre forme d’anéantissement de l’humain, aussi bien physique que spirituelle celle-là, la tentative de Génocide dont furent victimes les Arméniens de l’Empire ottoman au début du XXème siècle. En cette Année de l’Arménie en France, une vitrine installée au Musée nationale de la Marine (Palais de Chaillot, Paris XVI°), parallèlement à l’exposition consacrée au peintre russe arménien Aïvazovski (jusqu’au 4 juin 2007), montre comment des navires français réussirent à sauver quelques Arméniens d’une mort quasi certaine. Des coupures de presse montrent également que, dès cette époque, l’opinion était informée du caractère systématique de cette persécution, qui prouve la volonté génocidaire (L’Illustration, n°3455, 15 mai 1909, « Les massacres d’Asie mineure », et n°3788, 9 octobre 1915, p.386, « L’extermination des Arméniens »). Une adaptation de ce roman a été réalisée dans les années 1980. Sans grand relief, elle passa à peu près inaperçu. Par contre, à la fin des années 1930, la Metro-Goldwyn-Meyer dut renoncer à une première adaptation face aux pressions de la Turquie. Après avoir réussi à se confronter au virtuel, Sylvester Stallone parviendra-t-il à relever ce défi, plus difficile encore à réaliser, un grand film populaire sur une réalité en proie aux dénégations d’Etat, le Génocide arménien (5) ?
Notes :
(1) Pour son admirable site Internet « Cinerivage.com », disparu avec elle. Mes réponses à ce questionnaire ont été reprises ici.
(2) Le net déclin de la série est particulièrement flagrant en comparant les notes attribuées aux différents films par les usagers de l’Internet Movie Data Base (Imdb pour les intimes) : 7,9 (40.043 votes) pour le premier Rocky, 6,4 pour le II (16.619 votes), 5,8 pour le III (17.185), 5,4 pour le IV (19.910), 4,1 (13.681) pour le V (chiffres du 16 avril 2007, à 18 heures). La note de la VIème mouture – 7,4 (27.013 votes) – confirme le retour en grâce de Rocky auprès du public.
(3) Scorsese s’inquiète de cette « digitalisation, qui déshumanise le cinéma » (Thomas Sotinel), dans un entretien donné au Monde (« Le cinéma de distraction me fait penser aux jeux du cirque », 27-28 novembre 2005, p.14).
(4) http://stallone.forumactif.com/AUTRES-FUTURS-PROJETS-f3/sly-veut-adapter-Les-40-Jours-du-Moussa-Dagh-t1281.htm Le projet, plus ou moins abandonné par Stallone, aurait été repris par Mel Gibson, comme je m’en suis déjà réjouis ici.
(5) Film qui constituerait le pendant du chef d’œuvre d’Atom Egoyan, plus intellectuel, Ararat (film que l’on a pu revoir en mai-juin lors d’une grande rétrospective au centre Pompidou et au sein d’un coffret DVD, aucun Jamel arménien n’ayant hélas été invité à le montrer au président Chirac pour qu’il interrompe le processus d’adhésion de la Turquie à l’Europe).