Livr’Arbitres m’a récemment interrogé pour un dossier « Autour du cinéma ». L’entretien n’ayant pu paraître dans son intégralité, richesse de la matière reçue par la revue oblige, je le reproduis ci-dessous :
LUCIEN REBATET, CRITIQUE DE CINÉMA SOUS l’OCCUPATION
ENTRETIEN AVEC P. MANUEL HEU
Philippe d’Hugues, le "patron" du cinéma à Radio Courtoisie, vient de présenter et annoter un recueil de critiques cinématographiques de Lucien Rebatet, alias François Vinneuil. Nous avons demandé à l’auteur de la postface, l’un des interlocuteurs (voire des contradicteurs !) de Ph. d’Hugues au "Libre journal du cinéma", également auteur d’un ouvrage sur un autre pionnier de la critique de films, Vuillermoz (1), et d’une étude sur les rapports entre Béraud et le cinéma (2), de revenir sur ce travail.
Pourquoi publier des articles de Rebatet ? Comment s’est effectué le choix ?
Ce projet a été porté pendant près de quarante ans par Ph. d’Hugues, qui reprit la chronique de cinéma des Écrits de Paris après la mort de Rebatet. Il serait trop long de décrire toutes les vicissitudes rencontrées en chemin, le temps mis à concrétiser un tel travail donnant une idée de sa difficulté et des carences de l’édition française. Il convient dès lors de féliciter les éditions Pardès d’avoir réussi à le mener à bien (3) et de remercier Marc Laudelout pour le coup de pouce décisif qu’il a apporté.
Le choix de Ph. d’Hugues, pour rendre hommage à son prédécesseur et, dans une certaine mesure, à son modèle en matière de critique, s’est naturellement porté sur le cinéma, quoiqu’il s’accorde à penser avec G. de Beaupte que le critique de peinture que fut Rebatet mériterait aussi un recueil. J’ajouterais volontiers qu’une sélection de ses articles musicaux et phonographiques complèterait utilement la synthèse que constitue son Histoire de la musique. Pour autant, vu la réputation du critique de cinéma que fut Rebatet, attesté par un éloge de Henri Langlois, le grand manitou de la Cinémathèque française, vu aussi l’ignorance dans laquelle étaient tenus ses textes, hormis Les Deux étendards et une partie de sa correspondance, il était nécessaire de commencer par cet aspect de son œuvre. Se focaliser sur les années d’Occupation s’est avéré la manière la plus pertinente de présenter un corpus à la fois cohérent et d’une taille raisonnable pour un volume. J’ignore encore si le succès de ce livre sera suffisant pour que l’éditeur se lance dans l’édition d’autres recueils, relatifs aux années d’avant ou d’après guerre, comme des lecteurs nous le demandent. Au moins avons-nous donné à voir le point de vue du critique phare de l’une des époques les plus prisées des cinéphiles. Ne nions pas que, de la sorte, nous rendons hommage au critique que fut Rebatet. Cependant, notre souci principal était de donner à un tout un chacun la possibilité de juger sur pièce, et non plus seulement d’après sa renommée, le critique d’art que fut aussi ce journaliste politique si controversé. Il est absurde de prétendre, telle Alice Kaplan (4), qu’il n’y aura bientôt « plus de lecteurs vivants susceptibles de se rappeler la violence des articles de Brasillach dans Je suis partout », ou celle des articles de Rebatet en ce qui nous concerne. Il est certes très onéreux de se constituer une collection personnelle de ce journal. Mais libre à chacun d’aller consulter celle de la Nationale. Pour autant, encore faut-il faire l’effort d’aller y voir. La démarche n’est pas si évidente pour beaucoup, ce que m’a confirmé le fait qu’un éditeur, nous ayant sollicités pour reprendre les textes de 1941-1944 que nous n’avons pas retenus pour ce bouquin, a abandonné son projet sitôt que nous lui avons répondu, en substance, qu’il n’avait qu’à faire le travail lui-même.
Pourquoi des articles n’ont-ils pas été retenus et selon quels critères ? Comment s’est effectué le travail de retranscription et de mise au point ?
M. Laudelout et moi avons effectué le travail de retranscription à partir d’originaux provenant pour l’essentiel de la collection de Ph. d’Hugues, deux grandes bibliothèques parisiennes m’ayant permis de combler ses lacunes. Si la priorité était de donner à lire le plus de textes de Rebatet lui-même, nous tenions à établir, sous la direction de Ph. d’Hugues, une édition qui, sans se prétendre universitaire ou aussi complète qu’un volume de la Pléiade, serait la plus rigoureuse possible, bénéficierait de diverses relectures (5) et comporterait des notes, nécessaires à l’éclaircissement de certains points et par conséquent assez nombreuses mais pas envahissantes, des index des noms de personnes et des titres de films (établis par Ph. Billé et M. Laudelout), ainsi que des préface et postface, à mi-chemin entre l’étude du critique de cinéma que fut Rebatet et la présentation de nos choix éditoriaux. Nous nous sommes résolus à ne pas reproduire vingt-neuf (6) des cent quarante-huit articles de Rebatet et à faire des coupures, rares et la plupart relatives à des films mineurs ne l’ayant guère inspiré. Si l’intégralité avait été retenue, il aurait fallu prévoir une soixantaine de pages supplémentaires et prendre le risque d’effaroucher notre éditeur, déjà plutôt téméraire, sortir un livre à un prix prohibitif ou sabrer les textes d’accompagnement.
Bien que toutes les coupures soient signalées et les raisons de ces choix données, ainsi que tous les moyens de retrouver les textes non retenus, nul doute que la démarche soit contestée et nous fasse accuser d’avoir voulu édulcorer la pensée de Rebatet, à des fins de réhabilitation (7). Quoique je n’aie pas été partisan de la suppression de quelques saillies antisémites (brèves au demeurant, et moins d’une dizaine si j’ai bien compté) – position confortable à tenir, n’ayant pas la même responsabilité que l’auteur principal et que l’éditeur de l’ouvrage –, je trouverais désolant que nos critiques se focalisent sur ce point, un peu comme la moitié de certains comptes rendus (celui du Monde par exemple) de la récente biographie de Godard par Antoine de Baecque a été consacrée à la question de l’antisémitisme, qui n’occupe que quelques pages des 970 du volume, ce qui détourne l’attention du reste et est injuste pour le monumental travail de Baecque. D’autant que cette question est autrement moins importante dans le cas de Godard que de Rebatet, à tel point qu’en ce qui concerne ce dernier, il serait naïf de croire que quelques coupes suffiraient à camoufler le caractère frénétique que prit alors l’antisémitisme de Rebatet, tout particulièrement en ce qui concerne le cinéma (8). Ceci dit, si l’on ne trouvait que cela à nous reprocher, nous nous en tirerions mieux que prévu, puisque nous en venons presque à regretter que l’édition de Vinneuil n’ait pas encore fait pousser des hauts cris ; que même un blog hébergé par Libération (9) ne nous a pas traités de tous les noms, au contraire. Vivement un peu de soufre (10) !
On dit que l’Occupation fut « l’âge d’or du cinéma français ». Fut-ce également l’âge d’or de la critique de Rebatet ?
C’est assurément la période où Rebatet eut le plus d’écho, où il fréquenta le plus ouvertement les cinéastes en vue (Becker, Carné, Grémillon), ceux-ci donnant des entretiens à Je suis partout (Autant-Lara, Bresson, Delannoy), où il fit partie de jurys, et, plus encore, où il contribua à bâtir des réputations (bonnes, mais aussi mauvaises, le fernandelisme et les tinorosseries suscitant autant sa verve que Le ciel est à vous ou Goupi Mains Rouges !) tout en étant au centre de polémiques sur le rôle de la critique. La corporation n’acceptait guère que ses efforts de "renouveau" soient mis à mal par une poignée de francs-tireurs (Vinneuil, mais aussi Kléber Haedens, alias Henri Gérard, dans le journal Présent de Lyon, ou François-Charles Bauer, futur François Chalais, dans Combats, le journal de la Milice). Aussi Rebatet fut-il pris plusieurs fois à partie dans la presse spécialisée (Ciné-mondial par exemple) et de façon violente par l’un des hommes forts du cinéma (Roger Richebé, celui là même que Jeanson surnommait "pauvre c….."). Il n’est pas étonnant, dès lors, que plusieurs de ses meilleurs confrères, tels Nino Frank et Lo Duca, aient désigné Rebatet comme le critique le plus pertinent et influent de ces années là, position qu’il n’occupa à aucun autre moment.
Y’a-t-il une spécificité de la critique de cinéma pratiquée par Rebatet ?
Je ne crois pas qu’elle soit radicalement nouvelle et qu’elle présente des caractéristiques propres – mis à part le style de Rebatet, assez aisément reconnaissable, ce qui n’est pas peu, mais pas décisif. Sa particularité est d’avoir poussé à son paroxysme les traits principaux de la critique qui s’étaient développés aux tournants des années 1920 (déclaration d’indépendance par rapport à l’industrie, promotion du cinéma comme art et affirmation de sa spécificité, primat de la mise en scène et attention à la forme des films plutôt qu’à leur sens (11), enfin, dans une moindre mesure, prédilection pour le cinéma américain). Le caractère distinctif de Rebatet est sans doute sa virulence, qui fera des émules. Toutefois, Émile Vuillermoz s’en était déjà pris vigoureusement aux mercantis du cinéma, aux "tueurs de l’écran", ce qui lui valut d’être assimilé à un cinéphobe par la presse spécialisée ; Louis Delluc avait déjà égratigné le cinéma français dominant et joué des coudes pour se faire une place parmi les "professionnels de la profession" ; Léon Moussinac avait déjà appelé à siffler des films, ce qui lui valut un procès intenté par Jean Sapène, l’un des maîtres de la presse et de la production cinématographique à la fin des années 1920. Rebatet surpasse ses confrères dans l’affirmation de ses dilections et exécrations (12). Il annonce ainsi la pratique d’un Truffaut (qui ne cachait d’ailleurs pas, avant de retourner sa veste, son admiration pour lui et qui s’en est sans doute inspiré) et d’autres critiques des Cahiers du cinéma (Douchet, Godard, sans doute Rohmer, en plus d’Astruc, Bazin et Lo Duca) qui ont aussi lu Je suis partout, certains dans leur cadre familial. C’est pourquoi j’ai proposé, en postface, de qualifier Vinneuil de « chaînon manquant de la critique de cinéma en France ».
Pourquoi les intellectuels fascistes à l’instar de Rebatet, Bardèche et Brasillach se sont-ils passionnés pour le cinéma ?
On propage l’idée selon laquelle le fascisme serait un mouvement réactionnaire, pratiquement l’expression de la vieille bourgeoisie bousculée par la modernité. La part de réaction est indéniable dans le fascisme, vis-à-vis du communisme principalement, mais non contre son temps. Au contraire même, le fascisme, pour les intellectuels de l’entre-deux-guerres (Blanchot, Drieu, etc.), incarne un certain "romantisme de la jeunesse", non pas un mouvement de vieux conservateurs moralisateurs, d’une classe bourgeoise bornée et soucieuse de défendre ses intérêts financiers, mais un mouvement qui attire de jeunes esthètes en prises avec leur temps, tout à fait attentifs aux nouveautés techniques et culturelles. La lecture capitale à ce sujet, outre les analyses de Paul Sérant, est bien sûr Notre avant-guerre de Brasillach, mémoires dans lesquels on trouve d’ailleurs un portrait de Rebatet critique de cinéma. Le cinéma, art du mouvement, de la vitesse et art des masses, ne pouvait par conséquent que les passionner, de la même façon qu’il avait mobilisé les futuristes italiens et les avant-gardes soviétiques.
Une descendance à cette critique fasciste de l’entre-deux guerres a été stigmatisée par la critique de gauche, au tournant des années 1960, les Mac Mahoniens, dont Michel Mourlet est le représentant le plus fameux, étant jugés sulfureux de par leur célébration des corps à l’écran. Une épuration eut même lieu aux Cahiers du cinéma, dont Rohmer, alors rédacteur en chef, fit les frais. À son corps défendant, si je puis dire, un François Bégaudeau, lui aussi ancien rédacteur des Cahiers, exalte aujourd’hui de façon similaire la vitalité juvénile, promue dans le film Entre les murs et dans Parce que ça nous plaît. L’Invention de la jeunesse, qu’il vient de publier avec Joy Sorman. La fascination d’intellectuels "branchés" et soi-disant de gauche pour l’énergie et la force vitale, au détriment de la raison, exhale d’étranges relents : « Depuis une dizaine d’années, on a affaire à une génération de jeunes beaucoup plus doués physiquement. Le corps bouge mieux, danse mieux, chante mieux. On a sans doute gagné en énergie ce que l’on a perdu en culture classique ou en qualités argumentatives » (entretien avec F. Bégaudeau, Première, n°379, septembre 2008, p.40). N’est-ce pas beau comme du Leni Riefenstahl !
La collaboration cinématographique franco-germanique était déjà vivace durant la période muette et aux débuts du Parlant (du Chantant surtout), l’arrivée de Hitler au pouvoir ne l’ayant pas entravée. Après la parenthèse de la guerre, fin 1939 – début 1940, peut-on parler d’un âge d’or du cinéma français durant l’Occupation ? Est-il le couronnement de l’évolution du cinéma parlant depuis les années 1930 ?
Avant de pouvoir connaître un "âge d’or", il fallait d’abord que le cinéma français se reconstruise. L’État français et la profession s’y sont attelés, plutôt efficacement. Les Nazis n’y étaient nullement opposés, Goebbels voyant d’une certaine façon les studios français comme un réservoir de contrefaçons hollywoodiennes, de contes roses et bleus, d’anecdotes policières aux ombres expressionnistes. Pour "divertir" les Français, à tous les sens du terme, des comédies valaient à ses yeux mieux que des films de propagande, étonnamment rares durant cette période. Aussi, le paradoxe a été maintes fois relevé, trouve-t-on beaucoup moins de personnages caricaturalement "métèques" sous l’Occupation que durant les années 1930, où l’on en trouve y compris dans certaines productions de Bernard Natan (la série des "Lévy et Cie" d’André Hugon), alors même que Natan fit l’objet de virulentes campagnes de presse (13), souvent à forts relents antisémites, mettant en cause sa probité professionnelle et ses mœurs (14), d’un procès retentissant sous l’Occupation et qu’il finit sa vie en déportation.
Dans l’ensemble, la période de l’Occupation n’est pas considérée par l’historiographie comme une rupture majeure dans le domaine du cinéma français. Au plan institutionnel, elle fait même figure d’aboutissement, l’organisation du cinéma et de ses modes de financement mise en place par Vichy, qui subsiste encore pour une part non négligeable, reprenant et mettant en œuvre des projets élaborés mais inaboutis sous la IIIe République. Elle est également marquée par l’apogée d’une jeune génération de cinéastes apparus dans les années 1930 (certains ont débuté à la fin du Parlant) – les grands "anciens" étant soit en exil (Clair, Duvivier, Renoir), pas tous d’ailleurs pour raisons principalement raciales ou idéologiques (qui valent en revanche pour Chenal et Ophuls), soit en retrait (Gance ; L’Herbier, qui tourne encore mais dont l’activité est devenue plus notable sur le plan des idées – promotion de l’Auteur de films –, du Patrimoine – Présidence de la Cinémathèque – et de la formation – ébauche de l’Idhec).
Ce cinéma français a-t-il inspiré certains réalisateurs après guerre ?
Bien que la génération de critiques et de cinéastes qui a triomphé durant les années 1950 et 1960, et imposé les normes encore en vigueur, ait rompu des lances contre les scénaristes et cinéastes qui avaient pris le pouvoir sous l’Occupation, un Tavernier pâtissant encore aujourd’hui, aux yeux de la doxa (incarnée par Libération et Les Inrockuptibles), de sa volonté d’établir des passerelles plutôt que d’entretenir l’esprit de clans, sa réhabilitation d’Aurenche et Bost, qui avaient été fustigés par Truffaut dans son manifeste « Une certaine tendance du cinéma français », ne passant toujours pas, pas plus que sa représentation dépourvue de manichéisme du cinéma sous l’Occupation dans Laissez passer, les "jeunes Turcs" de la Nouvelle Vague finirent par reconnaître que les hommes qui leur firent de fait découvrir le cinéma n’étaient pas moins talentueux qu’eux. Ainsi Truffaut aurait-il déclaré à Carné qu’il aurait donné toute son œuvre pour Les Enfants du paradis ; ainsi Clouzot et Duvivier bénéficient-ils d’un regain d’intérêt. Les réalisateurs français apparus après guerre et qui comptent se sont assurément « posés en s’opposant », mais cette façon de se déterminer contre la génération précédente suppose aussi qu’elle s’en est d’une certaine manière inspirée.
L’Épuration n’aurait donc pas empêché les liens entre le cinéma des "quinze ans d’années trente" dont a parlé Jean-Pierre Jeancolas (historien du cinéma peu suspect de sympathie "fasciste") et celui de l’après guerre ?
Là aussi, après une période de règlements de compte et d’instabilité, les choses reprirent leur cours sans être bouleversées de fond en comble.
Il conviendrait, pour mesurer au mieux le phénomène, d’établir une typologie des personnalités de cinéma ayant connu des soucis à la Libération. L’un des critères de classement pourrait être l’importance de la prise en compte de leurs activités cinématographiques jugées répréhensibles dans le cadre des campagnes de presse, instructions et procès (sans oublier les représailles plus sommaires, tel le viol de Mireille Balin), qui peut être examinée, entre autres, dans la manière dont leur épuration a eu lieu, devant les instances judiciaires ou professionnelles. En ce qui concerne ces dernières, les travaux de Jean-Pierre Bertin-Maghit et, surtout, de Claude Singer (15) font référence et étudient par exemple bien le cas de Clouzot, l’auteur du Corbeau. Parmi les chefs d’inculpation les plus graves figuraient la participation à des films de la Continental, à des manifestations patronnées par les Nazis, le voyage en Allemagne, les émissions de Radio Paris (Robert Le Vigan) et la réalisation de films de propagande (Jean Mamy, exécuté à cause, entre autres, de son film antimaçonnique Forces occultes). Mais beaucoup de gens de cinéma se sont surtout vus reprocher leurs activités extra-cinématographiques (un ouvrage récent revient par exemple sur les amours allemandes d’Arletty), et certains ont même moins souffert de leurs propres activités que de celles d’un proche (cas classiques de la fille du patron de presse Jean Luchaire, la magnifique Corinne (16), et, dans une moindre mesure, de Maurice Bardèche). Ce fut aussi parfois l’occasion de faire payer à quelqu’un son trop grand succès (Sacha Guitry).
Le même genre de typologie pourrait être établie en ce qui concerne les critiques de cinéma, certains étant épurés comme journalistes (procès, pour Robert de Beauplan par exemple ; difficulté, voire impossibilité d’obtenir le renouvellement de la carte professionnelle de presse ; mise au ban, au moins temporaire, par la grâce des listes de proscription du C.N.E., par exemple pour Vuillermoz), mais beaucoup pour d’autres raisons que leur rapport au cinéma. Le parallèle entre Brasillach et Rebatet est à cet égard intéressant, le cinéma ayant servi d’élément à charge pour le premier (accusé d’avoir été libéré en 1941 de son camp de prisonnier pour être placé par les Nazis à la tête du commissariat au Cinéma, faribole que reprend à son compte sa si rigoureuse biographe à l’anglo-saxonne Alice Kaplan), d’élément plutôt à décharge pour le second, plusieurs cinéastes ayant témoigné en sa faveur à son procès, marque de reconnaissance indéniable de son apport au cinéma français.
Pourtant, la politique ne pesait-t-elle pas sur ses jugements artistiques ?
Bien sûr que si, mais la tendance très largement formaliste des discours sur le cinéma en France, une certaine façon de s’intéresser prioritairement à la forme en prétendant qu’elle serait bien plus révélatrice que le fond, que l’on note par exemple dans la réception des films réactionnaires de Rohmer, permet de sauver les apparences. Dans le cas de Rebatet, la mise en avant du travail des metteurs en scène rendait moins "gênante" la dimension idéologique de ses articles.
Pour conclure, comment situeriez-vous Rebatet dans l’histoire du cinéma ?
Pour répondre à une telle question, il faudrait au préalable se demander, étant donné que Rebatet fut presque exclusivement critique et ne travailla pratiquement jamais directement pour le cinéma (comme scénariste (17) ou réalisateur, voire, plus modestement, comme attaché de presse ou collaborateur régulier d’une publication spécialisée), comment situer la critique dans l’histoire du cinéma – ce qui nous permettrait, dans un deuxième temps, en fonction de la place que l’on accorde à Rebatet dans l’histoire de la critique, de le situer plus généralement dans l’histoire du cinéma. Le cadre de cet entretien ne permet que d’esquisser quelques pistes.
Je ferais mienne l’affirmation d’André Bazin : « Si la critique est la conscience du cinéma, le cinéma lui doit d’avoir pris conscience de lui-même » (1958). L’importance de la critique est donc primordiale. Dans nul autre domaine peut-être on ne pourrait mieux appliquer, à la hussarde j’en conviens, l’axiome de Berkeley : « Être, c’est être perçu ». Par conséquent, Rebatet étant l’un des trois ou quatre critiques les plus importants des quinze années peut-être les plus riches du cinéma français, il était indispensable de le replacer dans le décor. D’autant qu’il est une énigme à laquelle il faudra bien répondre un jour : pour quelles raisons la liste des films importants établie par les critiques de l’époque diffère-t-elle si peu de celle sur laquelle ceux d’aujourd’hui s’accordent, phénomène sans doute unique dans l’histoire du cinéma, alors même que cette génération critique des années 1930-1940 est la plus méconnue ? Je donne rendez-vous à vos lecteurs dans les colonnes de la revue britannique Studies in French Cinema, dans laquelle je vais publier le texte d’une communication (« Affirmation d'une génération de critiques et promotion de nouveaux auteurs : le cas du "renouveau" du cinéma français pendant l'Occupation ») où je développerai ces points. J’avertirai les lecteurs de mon blog "Mister Arkadin" au moment de sa publication, probablement d’ici quelques mois (rythme de parution des publications universitaires oblige !). À bientôt peut-être, donc.
Notes :
(1) "Le Temps" du cinéma : Émile Vuillermoz, père de la critique cinématographique, 1910-1930, préface de Pascal Ory, Paris, Éditions L’Harmattan, 2003, II-314 p.
(2) « Henri Béraud et le cinéma », Cahiers Henri Béraud, n°XIV et XV, 2007-2008, 98 et 62 p.
(3) Saluons au passage la mémoire de Jean-Claude Valla, récemment disparu, qui fut l’un des premiers éditeurs contactés, pour la maison Copernic. Nul doute que ce n’est pas par manque de volonté ou de coopération qu’il ne put faire aboutir l’entreprise.
(4) Intelligence avec l’ennemi. Le Procès Brasillach, Paris, Gallimard, 2001, p.16.
(5) Avouons notre satisfaction quand est noté, dans un compte rendu paru dans Réfléchir & Agir, que l’ouvrage est presque exempt de la moindre coquille.
(6) En particulier une quinzaine de textes de 1941, souvent plus courts que ceux des autres années.
(7) Signalons que les comptes rendus de l’ouvrage pourront être retrouvés sur le site de P. Manuel Heu (http://mister-arkadin.over-blog.fr/article-pleins-feux-sur-vinneuil-44157068.html).
(8) C’est en 1941 que Rebatet signe, dans la collection « Les Juifs en France » des Nouvelles Éditions françaises, Les Tribus du cinéma et du théâtre.
(9) Cf. « Lucien Rebatet toujours infréquentable ? », "divagations" de l’éditeur Raphaël Sorin (http://lettres.blogs.liberation.fr/sorin/2009/12/lucien-rebatet-toujours-infr%C3%A9quentable.html).
(10) Depuis la réalisation de cet entretien, un compte rendu a paru dans la revue de cinéma Positif (n°591, mai 2010), qui apporte un semblant de contradiction, ce dont il y aurait tout lieu de se réjouir s’il ne le faisait en s’efforçant de mériter le qualificatif d’une fin de film de Godard.
(11) Ce qui vaut à Rebatet d’être pointé du doigt par le théoricien d’obédience marxiste Noël Burch dans De la beauté des latrines. Pour réhabiliter le sens au cinéma et ailleurs (L’Harmattan, 2007).
(12) Il en est de même de ses obsessions antisémites, version exacerbée d’un climat quasi général dans les milieux du cinéma français suite à l’arrivée dans la profession de personnalités d’origines juives fuyant le régime nazi, climat dont Le Schpountz de Pagnol donne une petite idée, sur un mode léger.
(13) Dès janvier 1931, dans une série d’articles sur « L’Industrie cinématographique et ses attaches financières » parue dans Forces, le « journal de finance » de Henri Weitzmann et de Marthe Hanau, la "banquière" immortalisée par Romy Schneider en 1980 dans le film de Francis Girod.
(14) Il fit par exemple la une de l’hebdomadaire Détective (« Le secret de Natan. Grandeur et décadence du "roi de l’écran" : un film-enquête sensationnel », n°532, 5 janvier 1939, p.1-7).
(15) Singer (Claude), « Les contradictions de l’épuration du cinéma français (1944-1948) », Raison présente, n°137, 1er trimestre 2001, p.3-37.
(16) Cf. Corinne L. Une éclaboussure de l’histoire, documentaire de Carole Wrona, Paris, 8 et plus productions, 2008, 51 min.
(17) Notons néanmoins une collaboration non créditée au scénario du Miroir à deux faces d’André Cayatte, comme l’atteste un courrier de Raymond Borderie, et probablement à des films de Henri Chomette, le frère de René Clair.