Mister Arkadin

Articles avec #critique - histoire

17 Août 2010, 23:27pm

Publié par Mister Arkadin

Notre vénéré rédacteur en chef de Jeune cinéma, Lucien Logette, dans son excellente chronique (pléonasme) de La Quinzaine littéraire du 16/30 juin 2010 (n°1017, p.26), revient sur quelques "hidden gems", selon la terminologie de la revue Sight & Sound, ces « joyaux cachés oubliés par le temps », « films dont l’étrangeté résisterait à l’usure, des hapax qui, d’une ère à l’autre, garderaient toutes les vertus saugrenus », « des titres dans la marge dont la seule évocation déclenche des sourires connivents chez les heureux mortels qui ont pu les savourer, et dont on aimerait prolonger la liste. » Parmi eux, Monsieur Coccinelle, film sorti initialement le 3 novembre 1938 auquel je m’empresse de faire un sort particulier en reproduisant un article paru au moment de sa ressortie en 1942 qui montre qu’il faisait alors déjà figure d’hapax. Ce statut lui a été confirmé environ une fois par décennie, trois exemples étant donnés dans les indispensables index Calenge :

- « Films oubliés d'hier et d'avant-hier », par Raymond Borde, Cinéma, n°4, mars 1955, p.77 (« Bernard-Deschamps ») ;

- Fiche filmographique, par Paul Vecchiali, La Saison cinématographique 1973, « Image et Son », octobre 1973, p.253 ;

- « Quand les coccinelles déployaient leurs ailes » (sur Pierre Larquey), par Raymond Chirat, et analyse du film, par Marcel Oms, Cahiers de la Cinémathèque, n°50, « L’âge d’or de la petite bourgeoisie », 1988, p.53 et 88 ;

- « Bernard-Deschamps, essai d'inventaire », par Luc Moullet, Trafic, n°70, p.63-66.

Et il serait étonnant que Chardère n’ait pas pris le relais à un moment ou à un autre.

En ce qui concerne les histoires du cinéma, voyons le P.V. de 1973 : « Bernard Deschamps ? Personne ne connaît... Monsieur Coccinelle ? Enterré avec toute cette horrible production française des années trente, surannée et petite bourgeoise... Dépêchons-nous, en effet, de l'enterrer car, par l'audace de ses oeuvres les moins ambitieuses, par le courage de ses cinéastes les moins célébrés, par la fantaisie de ses scénaristes les plus obscurs, par le talent et la personnalité de ses acteurs dits secondaires, ce cinéma-là ferait mourir de honte la quasi-totalité des cinéastes d'aujourd'hui. »

La situation n'a pas tellement changé, le Billard de 1995 ignorant le film, tout comme le Guide Cinéma 2009 de "Télérama".

Une revue de presse de 1938 serait bienvenue.

- J’ai qu’à m’y coller, dites-vous ? Bon, je ne promets rien, mais c’est tentant !

 


Complément (22 août 2010) : un lecteur particulièrement savant me signale que les jeunes cinéphiles du film de Jean-Charles Tacchella, Travelling Avant, choisissent Monsieur-Coccinelle pour inaugurer leur ciné-club.

http://www.encyclocine.com/films/en3228.jpg

 


 

Comœdia, n°59, 8 août 1942, p.1/5.

 

UNE ERREUR JUDICIAIRE

 

par EMILE VUILLERMOZ

 

C’est à tous les arts que devrait être étendue l’initiative féconde des peintres qui fondèrent, un jour, le « Salon des Refusés ».

Cette juridiction d’appel, ce recours en cassation assureraient à tous les créateurs des garanties de justice singulièrement précieuses dans leur profession où rien n’est plus fréquent qu’une erreur judiciaire. Assurément, il ne faut pas cultiver, comme on l’a fait souvent, le snobisme de l’échec et croire qu’un artiste sifflé a forcément du génie, mais, en rassemblant méthodiquement les ouvrages qui ont dérouté ou scandalisé la foule au moment de leur naissance, on a de grandes chances de recueillir d’intéressantes indications.

Les auteurs de cinéma seraient les premiers à tirer bénéfice d’une telle procédure. Justiciables de tribunaux assez suspects – puisque le droit de vie ou de mort appartient aux exploitants, dont la déformation professionnelle est redoutable, et à la foule, dont l’ignorance est dangereuse – ils auraient le plus grand intérêt à subir une nouvelle expertise en sollicitant le témoignage d’observateurs possédant une indépendance plus complète et un sens critique plus développé. Voilà pourquoi j’estime qu’un club, un journal ou une salle spécialisée qui organiserait, périodiquement, des présentations de films condamnés par le suffrage universel, retiendrait l’attention d’une clientèle de connaisseurs et rendrait souvent à l’art des images un magnifique service.

Cette idée s’est imposée à moi, ces jours-ci, en présence d’un écran où le hasard me faisait assister à la projection fugitive d’un film de Bernard Deschamps intitulé : « Monsieur Coccinelle ». Ce film rentrait au bercail après un circuit mouvementé. Il portait de glorieuses blessures. Des cicatrices très apparentes dénonçaient les coups de ciseaux rageurs émanant de quelques tenanciers de salles, scandalisés par le caractère inhabituel de cette réalisation. Ces gardiens de la tradition commerciale avaient essayé, naïvement, par leur censure individuelle, de limiter les dégâts !

Ce film avait heurté l’opinion. Je reconnais qu’il n’était pas sans défauts et il me serait facile d’y relever des erreurs de rythme et de distribution d’une certaine gravité. Mais il était trop évident que ces faiblesses n’étaient pas de celles qu’une foule peut discerner et dont elle est capable de souffrir. Tout au contraire ! Le soin avec lequel les exploitants avaient respecté les dialogues trop lents et sacrifié les scènes de cinéma pur prouvait bien que mes scrupules se situaient aux antipodes de la zone de résistance du public. Le malentendu était total et tout le procès était à reprendre.

L’introduction pouvait se reconstituer aisément. Avez-vous observé la réaction prévue, inévitable, qu’ont déterminée dans nos studios les excès du « théâtre photographié » ? La belle comédie filmée, spirituellement dialoguée et brillamment jouée par des virtuoses affranchis de toute préoccupation cinématographique, plaît incontestablement à notre foule latine, plus sensible au verbe qu’à l’image. Et son succès est fort légitime. Mais cette formule de spectacle a entraîné une telle simplification et, disons le mot, un tel appauvrissement de la technique d’écran que certains cinéastes ont éprouvé le besoin de réhabiliter le vocabulaire, la grammaire et la syntaxe du langage visuel parvenu, au temps du film silencieux, à un stade d’éloquence si nuancée. On vit surgir des hommages à Méliès et l’on rechercha les souples enchaînements d’images et de sons déshumanisés qui créent sans le secours des mots, des associations d’idées et de sentiments dont s’émeut notre subconscience. Un technicien aussi orthodoxe que Marcel L’Herbier et cet infatigable Rastelli de l’esthétique qu’est Jean Cocteau ont, tout récemment encore, rompu en faveur de cet idéal, ces deux lances qui s’appellent La Nuit fantastique et La Comédie du bonheur.

Mais personne ne s’est aperçu que, depuis quatre ans, Bernard Deschamps avait déjà livré cette bataille avec Monsieur Coccinelle. On ne lui en sut aucun gré et il ne faut pas s’en étonner, car toutes les règles du jeu avaient été violées.

Bernard Deschamps est un professionnel connu, catalogué, classé, qui porte, attachée à son cou, une fiche signalétique établie pour l’éternité. Rien dans ce passeport n’autorisait son titulaire à pénétrer dans un domaine réservé. Bernard Deschamps n’avait pas le droit de nous donner un nouvel Entr’acte. Nul ne voulut donc homologuer sa performance.

De plus, quel terrain de combat avait-il choisi ? La satire sociale la plus impertinente, la plus irritante, la plus automatiquement impopulaire : le portrait, en daguerréotie, du François moyen, campé devant l’objectif dans des poses choisies avec une féroce clairvoyance. Photographie impitoyable, d’une laideur savante, aggravée par la minutieuse application de Larquey soucieux de ne laisser dans l’ombre aucune des tares du modèle. Souvenez-vous de l’atroce perfection de certains rôles de « composition » de notre grand Signoret ! Spectacle d’une cruauté d’autant plus insoutenable que l’écran tendait brutalement à la majorité des spectateurs un miroir dans lequel ils se reconnaissaient avec humiliation et colère.

Allez donc demander l’adhésion de la foule à l’analyse des états d’âme d’un ménage petit-bourgeois guettant un héritage, d’un fonctionnaire-marionnette assis sur le trône du Dictionnaire des idées reçues, d’une douce vieille fille rongée par le cancer du rêve et de toute une population conformiste attachant le masque grotesque de sa propre sottise sur le visage auguste de la Mort ! Invitez donc à sourire du musée des horreurs que représentent la villa et le jardinet de ce banlieusard les millions de Français dont la plus ardente ambition est d’en posséder de semblables ! La provocation était trop insolente.

Ajoutez à cela la mise en pleine lumière de la médiocrité et de l’inutilité d’une vie d’honnête homme, ni pire ni meilleur que les neuf dixièmes des clients du cinéma qui la contemplent, l’ironique amertume de la stylisation musicale des gestes de ces pantins dont la routine tire les ficelles, l’amère constatation de l’égoïsme et de la cupidité universelle et vous comprendrez pourquoi la foule n’a pas sauté au cou de l’auteur pour le remercier de la leçon précieuse qu’il venait de lui donner.

Mais il n’en demeure pas moins évident que ce film a subi un déni de justice, car personne ne s’est levé pour faire observer qu’il était, à la fois, courageux et généreux comme un conte de Maupassant retouché successivement par Mirbeau et Courteline. Personne n’a dit que cette œuvre avait un style, ce qui est, à l’écran, une singularité technique rarissime. Personne n’a su rendre justice à un effort strictement cinématographique dans une époque de production où le « cinématographe » est aussi démodé que le zootrope ou le praxinoscope de nos grands-pères. J’ajoute que ce scénario a une valeur sociologique exceptionnelle parce que le foisonnement des Coccinelle dans notre France d’avant-guerre explique parfaitement l’aveuglement qui a conduit notre pays à sa perte.

Pour toutes ces raisons, pour d’autres encore, cette réalisation méritait l’attention des familiers de l’écran et c’est pourquoi il faut souhaiter que, dans sa version intégrale et en présence de témoins qualifiés, ce film reprenne rétrospectivement la place qui lui était due dans l’histoire de notre lanterne magique.

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LUCIEN REBATET, CRITIQUE DE CINÉMA SOUS L’OCCUPATION

2 Juillet 2010, 23:50pm

Publié par Mister Arkadin

Livr’Arbitres m’a récemment interrogé pour un dossier « Autour du cinéma ». L’entretien n’ayant pu paraître dans son intégralité, richesse de la matière reçue par la revue oblige, je le reproduis ci-dessous :

 


LUCIEN REBATET, CRITIQUE DE CINÉMA SOUS l’OCCUPATION

 

ENTRETIEN AVEC P. MANUEL HEU

 

Philippe d’Hugues, le "patron" du cinéma à Radio Courtoisie, vient de présenter et annoter un recueil de critiques cinématographiques de Lucien Rebatet, alias François Vinneuil. Nous avons demandé à l’auteur de la postface, l’un des interlocuteurs (voire des contradicteurs !) de Ph. d’Hugues au "Libre journal du cinéma", également auteur d’un ouvrage sur un autre pionnier de la critique de films, Vuillermoz (1), et d’une étude sur les rapports entre Béraud et le cinéma (2), de revenir sur ce travail.

 

Pourquoi publier des articles de Rebatet ? Comment s’est effectué le choix ?

Ce projet a été porté pendant près de quarante ans par Ph. d’Hugues, qui reprit la chronique de cinéma des Écrits de Paris après la mort de Rebatet. Il serait trop long de décrire toutes les vicissitudes rencontrées en chemin, le temps mis à concrétiser un tel travail donnant une idée de sa difficulté et des carences de l’édition française. Il convient dès lors de féliciter les éditions Pardès d’avoir réussi à le mener à bien (3) et de remercier Marc Laudelout pour le coup de pouce décisif qu’il a apporté.

Le choix de Ph. d’Hugues, pour rendre hommage à son prédécesseur et, dans une certaine mesure, à son modèle en matière de critique, s’est naturellement porté sur le cinéma, quoiqu’il s’accorde à penser avec G. de Beaupte que le critique de peinture que fut Rebatet mériterait aussi un recueil. J’ajouterais volontiers qu’une sélection de ses articles musicaux et phonographiques complèterait utilement la synthèse que constitue son Histoire de la musique. Pour autant, vu la réputation du critique de cinéma que fut Rebatet, attesté par un éloge de Henri Langlois, le grand manitou de la Cinémathèque française, vu aussi l’ignorance dans laquelle étaient tenus ses textes, hormis Les Deux étendards et une partie de sa correspondance, il était nécessaire de commencer par cet aspect de son œuvre. Se focaliser sur les années d’Occupation s’est avéré la manière la plus pertinente de présenter un corpus à la fois cohérent et d’une taille raisonnable pour un volume. J’ignore encore si le succès de ce livre sera suffisant pour que l’éditeur se lance dans l’édition d’autres recueils, relatifs aux années d’avant ou d’après guerre, comme des lecteurs nous le demandent. Au moins avons-nous donné à voir le point de vue du critique phare de l’une des époques les plus prisées des cinéphiles. Ne nions pas que, de la sorte, nous rendons hommage au critique que fut Rebatet. Cependant, notre souci principal était de donner à un tout un chacun la possibilité de juger sur pièce, et non plus seulement d’après sa renommée, le critique d’art que fut aussi ce journaliste politique si controversé. Il est absurde de prétendre, telle Alice Kaplan (4), qu’il n’y aura bientôt « plus de lecteurs vivants susceptibles de se rappeler la violence des articles de Brasillach dans Je suis partout », ou celle des articles de Rebatet en ce qui nous concerne. Il est certes très onéreux de se constituer une collection personnelle de ce journal. Mais libre à chacun d’aller consulter celle de la Nationale. Pour autant, encore faut-il faire l’effort d’aller y voir. La démarche n’est pas si évidente pour beaucoup, ce que m’a confirmé le fait qu’un éditeur, nous ayant sollicités pour reprendre les textes de 1941-1944 que nous n’avons pas retenus pour ce bouquin, a abandonné son projet sitôt que nous lui avons répondu, en substance, qu’il n’avait qu’à faire le travail lui-même.

Pourquoi des articles n’ont-ils pas été retenus et selon quels critères ? Comment s’est effectué le travail de retranscription et de mise au point ?

M. Laudelout et moi avons effectué le travail de retranscription à partir d’originaux provenant pour l’essentiel de la collection de Ph. d’Hugues, deux grandes bibliothèques parisiennes m’ayant permis de combler ses lacunes. Si la priorité était de donner à lire le plus de textes de Rebatet lui-même, nous tenions à établir, sous la direction de Ph. d’Hugues, une édition qui, sans se prétendre universitaire ou aussi complète qu’un volume de la Pléiade, serait la plus rigoureuse possible, bénéficierait de diverses relectures (5) et comporterait des notes, nécessaires à l’éclaircissement de certains points et par conséquent assez nombreuses mais pas envahissantes, des index des noms de personnes et des titres de films (établis par Ph. Billé et M. Laudelout), ainsi que des préface et postface, à mi-chemin entre l’étude du critique de cinéma que fut Rebatet et la présentation de nos choix éditoriaux. Nous nous sommes résolus à ne pas reproduire vingt-neuf (6) des cent quarante-huit articles de Rebatet et à faire des coupures, rares et la plupart relatives à des films mineurs ne l’ayant guère inspiré. Si l’intégralité avait été retenue, il aurait fallu prévoir une soixantaine de pages supplémentaires et prendre le risque d’effaroucher notre éditeur, déjà plutôt téméraire, sortir un livre à un prix prohibitif ou sabrer les textes d’accompagnement.

Bien que toutes les coupures soient signalées et les raisons de ces choix données, ainsi que tous les moyens de retrouver les textes non retenus, nul doute que la démarche soit contestée et nous fasse accuser d’avoir voulu édulcorer la pensée de Rebatet, à des fins de réhabilitation (7). Quoique je n’aie pas été partisan de la suppression de quelques saillies antisémites (brèves au demeurant, et moins d’une dizaine si j’ai bien compté) – position confortable à tenir, n’ayant pas la même responsabilité que l’auteur principal et que l’éditeur de l’ouvrage –, je trouverais désolant que nos critiques se focalisent sur ce point, un peu comme la moitié de certains comptes rendus (celui du Monde par exemple) de la récente biographie de Godard par Antoine de Baecque a été consacrée à la question de l’antisémitisme, qui n’occupe que quelques pages des 970 du volume, ce qui détourne l’attention du reste et est injuste pour le monumental travail de Baecque. D’autant que cette question est autrement moins importante dans le cas de Godard que de Rebatet, à tel point qu’en ce qui concerne ce dernier, il serait naïf de croire que quelques coupes suffiraient à camoufler le caractère frénétique que prit alors l’antisémitisme de Rebatet, tout particulièrement en ce qui concerne le cinéma (8). Ceci dit, si l’on ne trouvait que cela à nous reprocher, nous nous en tirerions mieux que prévu, puisque nous en venons presque à regretter que l’édition de Vinneuil n’ait pas encore fait pousser des hauts cris ; que même un blog hébergé par Libération (9) ne nous a pas traités de tous les noms, au contraire. Vivement un peu de soufre (10) !

On dit que l’Occupation fut « l’âge d’or du cinéma français ». Fut-ce également l’âge d’or de la critique de Rebatet ?

C’est assurément la période où Rebatet eut le plus d’écho, où il fréquenta le plus ouvertement les cinéastes en vue (Becker, Carné, Grémillon), ceux-ci donnant des entretiens à Je suis partout (Autant-Lara, Bresson, Delannoy), où il fit partie de jurys, et, plus encore, où il contribua à bâtir des réputations (bonnes, mais aussi mauvaises, le fernandelisme et les tinorosseries suscitant autant sa verve que Le ciel est à vous ou Goupi Mains Rouges !) tout en étant au centre de polémiques sur le rôle de la critique. La corporation n’acceptait guère que ses efforts de "renouveau" soient mis à mal par une poignée de francs-tireurs (Vinneuil, mais aussi Kléber Haedens, alias Henri Gérard, dans le journal Présent de Lyon, ou François-Charles Bauer, futur François Chalais, dans Combats, le journal de la Milice). Aussi Rebatet fut-il pris plusieurs fois à partie dans la presse spécialisée (Ciné-mondial par exemple) et de façon violente par l’un des hommes forts du cinéma (Roger Richebé, celui là même que Jeanson surnommait "pauvre c….."). Il n’est pas étonnant, dès lors, que plusieurs de ses meilleurs confrères, tels Nino Frank et Lo Duca, aient désigné Rebatet comme le critique le plus pertinent et influent de ces années là, position qu’il n’occupa à aucun autre moment.

Y’a-t-il une spécificité de la critique de cinéma pratiquée par Rebatet ?

Je ne crois pas qu’elle soit radicalement nouvelle et qu’elle présente des caractéristiques propres – mis à part le style de Rebatet, assez aisément reconnaissable, ce qui n’est pas peu, mais pas décisif. Sa particularité est d’avoir poussé à son paroxysme les traits principaux de la critique qui s’étaient développés aux tournants des années 1920 (déclaration d’indépendance par rapport à l’industrie, promotion du cinéma comme art et affirmation de sa spécificité, primat de la mise en scène et attention à la forme des films plutôt qu’à leur sens (11),  enfin, dans une moindre mesure, prédilection pour le cinéma américain). Le caractère distinctif de Rebatet est sans doute sa virulence, qui fera des émules. Toutefois, Émile Vuillermoz s’en était déjà pris vigoureusement aux mercantis du cinéma, aux "tueurs de l’écran", ce qui lui valut d’être assimilé à un cinéphobe par la presse spécialisée ; Louis Delluc avait déjà égratigné le cinéma français dominant et joué des coudes pour se faire une place parmi les "professionnels de la profession" ; Léon Moussinac avait déjà appelé à siffler des films, ce qui lui valut un procès intenté par Jean Sapène, l’un des maîtres de la presse et de la production cinématographique à la fin des années 1920. Rebatet surpasse ses confrères dans l’affirmation de ses dilections et exécrations (12). Il annonce ainsi la pratique d’un Truffaut (qui ne cachait d’ailleurs pas, avant de retourner sa veste, son admiration pour lui et qui s’en est sans doute inspiré) et d’autres critiques des Cahiers du cinéma (Douchet, Godard, sans doute Rohmer, en plus d’Astruc, Bazin et Lo Duca) qui ont aussi lu Je suis partout, certains dans leur cadre familial. C’est pourquoi j’ai proposé, en postface, de qualifier Vinneuil de « chaînon manquant de la critique de cinéma en France ».

Pourquoi les intellectuels fascistes à l’instar de Rebatet, Bardèche et Brasillach se sont-ils passionnés pour le cinéma ?

On propage l’idée selon laquelle le fascisme serait un mouvement réactionnaire, pratiquement l’expression de la vieille bourgeoisie bousculée par la modernité. La part de réaction est indéniable dans le fascisme, vis-à-vis du communisme principalement, mais non contre son temps. Au contraire même, le fascisme, pour les intellectuels de l’entre-deux-guerres (Blanchot, Drieu, etc.), incarne un certain "romantisme de la jeunesse", non pas un mouvement de vieux conservateurs moralisateurs, d’une classe bourgeoise bornée et soucieuse de défendre ses intérêts financiers, mais un mouvement qui attire de jeunes esthètes en prises avec leur temps, tout à fait attentifs aux nouveautés techniques et culturelles. La lecture capitale à ce sujet, outre les analyses de Paul Sérant, est bien sûr Notre avant-guerre de Brasillach, mémoires dans lesquels on trouve d’ailleurs un portrait de Rebatet critique de cinéma. Le cinéma, art du mouvement, de la vitesse et art des masses, ne pouvait par conséquent que les passionner, de la même façon qu’il avait mobilisé les futuristes italiens et les avant-gardes soviétiques.

Une descendance à cette critique fasciste de l’entre-deux guerres a été stigmatisée par la critique de gauche, au tournant des années 1960, les Mac Mahoniens, dont Michel Mourlet est le représentant le plus fameux, étant jugés sulfureux de par leur célébration des corps à l’écran. Une épuration eut même lieu aux Cahiers du cinéma, dont Rohmer, alors rédacteur en chef, fit les frais. À son corps défendant, si je puis dire, un François Bégaudeau, lui aussi ancien rédacteur des Cahiers, exalte aujourd’hui de façon similaire la vitalité juvénile, promue dans le film Entre les murs et dans Parce que ça nous plaît. L’Invention de la jeunesse, qu’il vient de publier avec Joy Sorman. La fascination d’intellectuels "branchés" et soi-disant de gauche pour l’énergie et la force vitale, au détriment de la raison, exhale d’étranges relents : « Depuis une dizaine d’années, on a affaire à une génération de jeunes beaucoup plus doués physiquement. Le corps bouge mieux, danse mieux, chante mieux. On a sans doute gagné en énergie ce que l’on a perdu en culture classique ou en qualités argumentatives » (entretien avec F. Bégaudeau, Première, n°379, septembre 2008, p.40). N’est-ce pas beau comme du Leni Riefenstahl !

La collaboration cinématographique franco-germanique était déjà vivace durant la période muette et aux débuts du Parlant (du Chantant surtout), l’arrivée de Hitler au pouvoir ne l’ayant pas entravée. Après la parenthèse de la guerre, fin 1939 – début 1940, peut-on parler d’un âge d’or du cinéma français durant l’Occupation ? Est-il le couronnement de l’évolution du cinéma parlant depuis les années 1930 ?

Avant de pouvoir connaître un "âge d’or", il fallait d’abord que le cinéma français se reconstruise. L’État français et la profession s’y sont attelés, plutôt efficacement. Les Nazis n’y étaient nullement opposés, Goebbels voyant d’une certaine façon les studios français comme un réservoir de contrefaçons hollywoodiennes, de contes roses et bleus, d’anecdotes policières aux ombres expressionnistes. Pour "divertir" les Français, à tous les sens du terme, des comédies valaient à ses yeux mieux que des films de propagande, étonnamment rares durant cette période. Aussi, le paradoxe a été maintes fois relevé, trouve-t-on beaucoup moins de personnages caricaturalement "métèques" sous l’Occupation que durant les années 1930, où l’on en trouve y compris dans certaines productions de Bernard Natan (la série des "Lévy et Cie" d’André Hugon), alors même que Natan fit l’objet de virulentes campagnes de presse (13), souvent à forts relents antisémites, mettant en cause sa probité professionnelle et ses mœurs (14), d’un procès retentissant sous l’Occupation et qu’il finit sa vie en déportation.

Dans l’ensemble, la période de l’Occupation n’est pas considérée par l’historiographie comme une rupture majeure dans le domaine du cinéma français. Au plan institutionnel, elle fait même figure d’aboutissement, l’organisation du cinéma et de ses modes de financement mise en place par Vichy, qui subsiste encore pour une part non négligeable, reprenant et mettant en œuvre des projets élaborés mais inaboutis sous la IIIe République. Elle est également marquée par l’apogée d’une jeune génération de cinéastes apparus dans les années 1930 (certains ont débuté à la fin du Parlant) – les grands "anciens" étant soit en exil (Clair, Duvivier, Renoir), pas tous d’ailleurs pour raisons principalement raciales ou idéologiques (qui valent en revanche pour Chenal et Ophuls), soit en retrait (Gance ; L’Herbier, qui tourne encore mais dont l’activité est devenue plus notable sur le plan des idées – promotion de l’Auteur de films –, du Patrimoine – Présidence de la Cinémathèque – et de la formation – ébauche de l’Idhec).

Ce cinéma français a-t-il inspiré certains réalisateurs après guerre ?

Bien que la génération de critiques et de cinéastes qui a triomphé durant les années 1950 et 1960, et imposé les normes encore en vigueur, ait rompu des lances contre les scénaristes et cinéastes qui avaient pris le pouvoir sous l’Occupation, un Tavernier pâtissant encore aujourd’hui, aux yeux de la doxa (incarnée par Libération et Les Inrockuptibles), de sa volonté d’établir des passerelles plutôt que d’entretenir l’esprit de clans, sa réhabilitation d’Aurenche et Bost, qui avaient été fustigés par Truffaut dans son manifeste « Une certaine tendance du cinéma français », ne passant toujours pas, pas plus que sa représentation dépourvue de manichéisme du cinéma sous l’Occupation dans Laissez passer, les "jeunes Turcs" de la Nouvelle Vague finirent par reconnaître que les hommes qui leur firent de fait découvrir le cinéma n’étaient pas moins talentueux qu’eux. Ainsi Truffaut aurait-il déclaré à Carné qu’il aurait donné toute son œuvre pour Les Enfants du paradis ; ainsi Clouzot et Duvivier bénéficient-ils d’un regain d’intérêt. Les réalisateurs français apparus après guerre et qui comptent se sont assurément « posés en s’opposant », mais cette façon de se déterminer contre la génération précédente suppose aussi qu’elle s’en est d’une certaine manière inspirée.

L’Épuration n’aurait donc pas empêché les liens entre le cinéma des "quinze ans d’années trente" dont a parlé Jean-Pierre Jeancolas (historien du cinéma peu suspect de sympathie "fasciste") et celui de l’après guerre ?

Là aussi, après une période de règlements de compte et d’instabilité, les choses reprirent leur cours sans être bouleversées de fond en comble.

Il conviendrait, pour mesurer au mieux le phénomène, d’établir une typologie des personnalités de cinéma ayant connu des soucis à la Libération. L’un des critères de classement pourrait être l’importance de la prise en compte de leurs activités cinématographiques jugées répréhensibles dans le cadre des campagnes de presse, instructions et procès (sans oublier les représailles plus sommaires, tel le viol de Mireille Balin), qui peut être examinée, entre autres, dans la manière dont leur épuration a eu lieu, devant les instances judiciaires ou professionnelles. En ce qui concerne ces dernières, les travaux de Jean-Pierre Bertin-Maghit et, surtout, de Claude Singer (15) font référence et étudient par exemple bien le cas de Clouzot, l’auteur du Corbeau. Parmi les chefs d’inculpation les plus graves figuraient la participation à des films de la Continental, à des manifestations patronnées par les Nazis, le voyage en Allemagne, les émissions de Radio Paris (Robert Le Vigan) et la réalisation de films de propagande (Jean Mamy, exécuté à cause, entre autres, de son film antimaçonnique Forces occultes). Mais beaucoup de gens de cinéma se sont surtout vus reprocher leurs activités extra-cinématographiques (un ouvrage récent revient par exemple sur les amours allemandes d’Arletty), et certains ont même moins souffert de leurs propres activités que de celles d’un proche (cas classiques de la fille du patron de presse Jean Luchaire, la magnifique Corinne (16), et, dans une moindre mesure, de Maurice Bardèche). Ce fut aussi parfois l’occasion de faire payer à quelqu’un son trop grand succès (Sacha Guitry).

Le même genre de typologie pourrait être établie en ce qui concerne les critiques de cinéma, certains étant épurés comme journalistes (procès, pour Robert de Beauplan par exemple ; difficulté, voire impossibilité d’obtenir le renouvellement de la carte professionnelle de presse ; mise au ban, au moins temporaire, par la grâce des listes de proscription du C.N.E., par exemple pour Vuillermoz), mais beaucoup pour d’autres raisons que leur rapport au cinéma. Le parallèle entre Brasillach et Rebatet est à cet égard intéressant, le cinéma ayant servi d’élément à charge pour le premier (accusé d’avoir été libéré en 1941 de son camp de prisonnier pour être placé par les Nazis à la tête du commissariat au Cinéma, faribole que reprend à son compte sa si rigoureuse biographe à l’anglo-saxonne Alice Kaplan), d’élément plutôt à décharge pour le second, plusieurs cinéastes ayant témoigné en sa faveur à son procès, marque de reconnaissance indéniable de son apport au cinéma français.

Pourtant, la politique ne pesait-t-elle pas sur ses jugements artistiques ?

Bien sûr que si, mais la tendance très largement formaliste des discours sur le cinéma en France, une certaine façon de s’intéresser prioritairement à la forme en prétendant qu’elle serait bien plus révélatrice que le fond, que l’on note par exemple dans la réception des films réactionnaires de Rohmer, permet de sauver les apparences. Dans le cas de Rebatet, la mise en avant du travail des metteurs en scène rendait moins "gênante" la dimension idéologique de ses articles.

Pour conclure, comment situeriez-vous Rebatet dans l’histoire du cinéma ?

Pour répondre à une telle question, il faudrait au préalable se demander, étant donné que Rebatet fut presque exclusivement critique et ne travailla pratiquement jamais directement pour le cinéma (comme scénariste (17) ou réalisateur, voire, plus modestement, comme attaché de presse ou collaborateur régulier d’une publication spécialisée), comment situer la critique dans l’histoire du cinéma – ce qui nous permettrait, dans un deuxième temps, en fonction de la place que l’on accorde à Rebatet dans l’histoire de la critique, de le situer plus généralement dans l’histoire du cinéma. Le cadre de cet entretien ne permet que d’esquisser quelques pistes.

Je ferais mienne l’affirmation d’André Bazin : « Si la critique est la conscience du cinéma, le cinéma lui doit d’avoir pris conscience de lui-même » (1958). L’importance de la critique est donc primordiale. Dans nul autre domaine peut-être on ne pourrait mieux appliquer, à la hussarde j’en conviens, l’axiome de Berkeley : « Être, c’est être perçu ». Par conséquent, Rebatet étant l’un des trois ou quatre critiques les plus importants des quinze années peut-être les plus riches du cinéma français, il était indispensable de le replacer dans le décor. D’autant qu’il est une énigme à laquelle il faudra bien répondre un jour : pour quelles raisons la liste des films importants établie par les critiques de l’époque diffère-t-elle si peu de celle sur laquelle ceux d’aujourd’hui s’accordent, phénomène sans doute unique dans l’histoire du cinéma, alors même que cette génération critique des années 1930-1940 est la plus méconnue ? Je donne rendez-vous à vos lecteurs dans les colonnes de la revue britannique Studies in French Cinema, dans laquelle je vais publier le texte d’une communication (« Affirmation d'une génération de critiques et promotion de nouveaux auteurs : le cas du "renouveau" du cinéma français pendant l'Occupation ») où je développerai ces points. J’avertirai les lecteurs de mon blog "Mister Arkadin" au moment de sa publication, probablement d’ici quelques mois (rythme de parution des publications universitaires oblige !). À bientôt peut-être, donc.


Notes :

(1) "Le Temps" du cinéma : Émile Vuillermoz, père de la critique cinématographique, 1910-1930, préface de Pascal Ory, Paris, Éditions L’Harmattan, 2003, II-314 p.

(2) « Henri Béraud et le cinéma », Cahiers Henri Béraud, n°XIV et XV, 2007-2008, 98 et 62 p.

(3) Saluons au passage la mémoire de Jean-Claude Valla, récemment disparu, qui fut l’un des premiers éditeurs contactés, pour la maison Copernic. Nul doute que ce n’est pas par manque de volonté ou de coopération qu’il ne put faire aboutir l’entreprise.

(4) Intelligence avec l’ennemi. Le Procès Brasillach, Paris, Gallimard, 2001, p.16.

(5) Avouons notre satisfaction quand est noté, dans un compte rendu paru dans Réfléchir & Agir, que l’ouvrage est presque exempt de la moindre coquille.

(6) En particulier une quinzaine de textes de 1941, souvent plus courts que ceux des autres années.

(7) Signalons que les comptes rendus de l’ouvrage pourront être retrouvés sur le site de P. Manuel Heu (http://mister-arkadin.over-blog.fr/article-pleins-feux-sur-vinneuil-44157068.html).

(8) C’est en 1941 que Rebatet signe, dans la collection « Les Juifs en France » des Nouvelles Éditions françaises, Les Tribus du cinéma et du théâtre.

(9) Cf. « Lucien Rebatet toujours infréquentable ? », "divagations" de l’éditeur Raphaël Sorin (http://lettres.blogs.liberation.fr/sorin/2009/12/lucien-rebatet-toujours-infr%C3%A9quentable.html).

(10) Depuis la réalisation de cet entretien, un compte rendu a paru dans la revue de cinéma Positif (n°591, mai 2010), qui apporte un semblant de contradiction, ce dont il y aurait tout lieu de se réjouir s’il ne le faisait en s’efforçant de mériter le qualificatif d’une fin de film de Godard.

(11) Ce qui vaut à Rebatet d’être pointé du doigt par le théoricien d’obédience marxiste Noël Burch dans De la beauté des latrines. Pour réhabiliter le sens au cinéma et ailleurs (L’Harmattan, 2007).

(12) Il en est de même de ses obsessions antisémites, version exacerbée d’un climat quasi général dans les milieux du cinéma français suite à l’arrivée dans la profession de personnalités d’origines juives fuyant le régime nazi, climat dont Le Schpountz de Pagnol donne une petite idée, sur un mode léger.

(13) Dès janvier 1931, dans une série d’articles sur « L’Industrie cinématographique et ses attaches financières » parue dans Forces, le « journal de finance » de Henri Weitzmann et de Marthe Hanau, la "banquière" immortalisée par Romy Schneider en 1980 dans le film de Francis Girod.

(14) Il fit par exemple la une de l’hebdomadaire Détective (« Le secret de Natan. Grandeur et décadence du "roi de l’écran" : un film-enquête sensationnel », n°532, 5 janvier 1939, p.1-7).

(15) Singer (Claude), « Les contradictions de l’épuration du cinéma français (1944-1948) », Raison présente, n°137, 1er trimestre 2001, p.3-37.

(16) Cf. Corinne L. Une éclaboussure de l’histoire, documentaire de Carole Wrona, Paris, 8 et plus productions, 2008, 51 min.

(17) Notons néanmoins une collaboration non créditée au scénario du Miroir à deux faces d’André Cayatte, comme l’atteste un courrier de Raymond Borderie, et probablement à des films de Henri Chomette, le frère de René Clair.

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NOUVEAUX CRITIQUES ET AUTEURS SOUS L'OCCUPATION

22 Février 2010, 00:09am

Publié par Mister Arkadin

J’ai plusieurs fois manifesté sur ce blog mon intérêt pour l’histoire de la critique, dont témoigne le dernier ouvrage auquel j’ai collaboré, la réédition des écrits publiés par François Vinneuil sous l’Occupation. Cette période me paraissant particulièrement délaissée par l’historiographie en la matière (Les Écrans de la guerre étant, sauf erreur, le seul livre sur le cinéma pendant l’Occupation comprenant un chapitre sur la presse et la critique, son auteur, Philippe d’Hugues, ayant aussi signé le chapitre sur cette période dans une histoire de la critique de cinéma française publiée sous l’égide de son syndicat), c’est elle que j’ai choisie depuis quelques mois pour mes recherches dans ce domaine (comme déjà signalé, ici). Une première concrétisation de ce vaste chantier consistera en une communication à un colloque, dont j’ai déjà parlé . Ma proposition ayant été acceptée par les organisateurs, la prestigieuse revue anglaise Studies in French Cinema et l’Institut de Recherche sur le Cinéma et l’Audiovisuel (IRCAV), dépendant de l’Université de Paris III, je la reproduis de nouveau ci-dessous, suivie du programme complet du colloque (ainsi que de l’appel à communication).

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Affirmation d'une génération de critiques et promotion de nouveaux auteurs : le cas du "renouveau" du cinéma français pendant l'Occupation

L' « Age d'or du cinéma français », l'expression a fait florès pour parler du cinéma sous l'Occupation. Controversée, elle est accusée d'être une reconstitution a posteriori, soit par les gens de cinéma de l'immédiat après-guerre, soucieux de se dédouaner à la Libération, soit par ceux de l'après Nouvelle vague, soupçonnés de vouloir promouvoir contre celle-ci la génération d'auteurs précédente.

Mais cet "âge d'or" n'a-t-il pas été perçu ou construit comme tel dès l'Occupation par une nouvelle génération de critiques, pour une part apparue dans les années trente, mais qui s'affirme alors en mettant en avant une nouvelle génération d'auteurs (Jacques Becker, Robert Bresson, Henri-Georges Clouzot) ou en proclamant le statut d'auteurs majeurs de metteurs en scène apparus précédemment (Claude Autant-Lara, Marcel Carné, Christian-Jaque, Jean Grémillon, entre autres) ? Dans quelle mesure la promotion des uns sert (se sert de ?) celle des autres ? Dans quelle mesure une lutte d'influence s'exerce-t-elle entre les tenants d'un « renouveau » du cinéma français par sa défense presque inconditionnelle comme vecteur de la "Révolution nationale" (journalistes de la presse spécialisée) et des contestataires de l'ordre établi vilipendés pour leur véhémence par la corporation (jeunes critiques de la presse générale, François Vinneuil, François-Charles Bauer, Kléber Haedens, Barjavel, en particulier) ? Les auteurs du cinéma français sont-ils l'enjeu de cette querelle critique ? Une "politique des auteurs" avant l’heure a-t-elle préfiguré celle des années 1950 ?

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Programme du colloque international

Auteurs, genres, stars : spécificités françaises

IRCAV, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle - Studies in French Cinema

Organisateurs : Laurent Creton, Susan Hayward, Sarah Leahy, Raphaëlle Moine

vendredi 26 et samedi 27 mars 2010

Auditorium

Institut National pour l’Histoire de l’Art

2 rue Vivienne

75002 Paris

Vendredi 26 mars

9h-9h30 : Accueil et inscriptions

9h30-9h45 : Ouverture officielle : Laurent Creton (Université Paris 3, directeur de l’IRCAV) & Susan Hayward (University of Exeter, présidente de la SFC)

9h45-10h30 : Conférence 1

Geneviève Sellier (Université de Caen/IUF) : L'articulation entre stars, genre et auteur dans l'expertise de la spectatrice ordinaire : le courrier des lecteurs des magazines populaires de cinéma dans la France de l'après-guerre

10h30-12h45 : Atelier 1 : Auteur et auteurisme

Dimitri Vezyroglou (Université Paris 1) : Aux sources de l’auteurisme français : posture artistique contre logique industrielle à l’heure de la « première vague » du cinéma français (1917-1924).

Pascal-Manuel Heu (Université Paris 1) : Affirmation d'une génération de critiques et promotion de nouveaux auteurs : le cas du « renouveau » du cinéma français pendant l'Occupation

Laurent Jullier (Universités Nancy 2 – Paris 3) : Ethique et optique : humanisme et mouvements de caméra dans la lignée Renoir-Ophüls-Becker-Demy

Jim Morissey (Queen Mary, University of London) : Auteurism and Distinction : Bresson v Beineix at Cannes 1983

Tim Palmer (University of North Carolina Wilmington) : The Auteur Complex : Strategies of Self-Promotion Among Contemporary French Filmmakers

Pause déjeuner (Buffet, salle Aby Warburg)

14h00-14h45 : Conférence 2

Susan Hayward (University of Exeter) : Censoring the Cinéma de Qualité with Reference to the Case of Louis Daquin's Bel-Ami (1954)

14h45-16h15 : Atelier 2 : Auteur et genre

Jean-Pierre Esquenazi (Université Lyon 3) : Quand l’auteur se fait genre

Michèle Lagny (Université Paris 3) : Comment un auteur français des années 70 prend-il le « genre » historique ?

Carole Milleliri (Université Paris Ouest Nanterre La Défense) : La dimension ethnique dans la tension auteur/genre : étude de la réception française du cinéma de Malik Chibane et d’Abdellatif Kechiche

Pause

16h30-18h30 : Atelier 3 : Appropriations génériques

Catherine Dousteyssier-Khoze (Durham University) : Claude Chabrol and Genres

Gabor Gergely (University of Exeter) : Representational Space and Propriety in the Bourgeois Melodrama: Chabrol's Sculpted French Garden

Gwénaëlle Le Gras (IEC/Université Paris Ouest Nanterre La Défense) : Vivement dimanche ! : une enquêtrice truffaldienne sous influences américaines

Guy Austin (Newcastle University) : Getting « inside » the French Horror Film : Fears and Fantasies of the Maternal Body

18h45 : Pot au café le Bougainville

Samedi 27 mars 2010

9h30-10h15 : Conférence 3

Judith Mayne (Ohio State University) : French Female Stardom in Crisis and Transition : a Case Study of Danielle Darrieux and the Occupation

10h15-12h15 : Atelier 4 : Stars et acteurs

Myriam Juan (Université Paris 1) : Etoiles en manque de lumière : les difficultés du vedettariat français dans les années 1920

Ellen Pullar (University of Otago) : ‘A Star Who Is Not Like the Others’ : Arletty’s Publicity Persona During the 1930s

Michael Temple (Birkbeck, University of London) : To Boldly Go : Godard among the Stars

Pierre Beylot (Université Bordeaux 3) : Galerie de Portraits

Pause déjeuner (Buffet, salle Aby Warburg)

13h30-14h15 : Conférence 4 Phil Powrie (University of Sheffield) : Contribution à une histoire de la comédie musicale française : le Swing et les ‘Big-Bands’ dans le cinéma des années 40 et 50

14h15-15h45 : Atelier 5 : Genres en contexte

Olivier Rousseau (Université Paris 1) : Statistiques des genres des films larges en France (1953-2000) : spécificité française et interaction entre genre et valeurs de production (production values)

Laurent Le Forestier (Université Rennes 2) : Naissance d'un genre cinématographique éphémère : le film sur l'art en France dans les années 1940-1950

François-Xavier Molia (Université de Poitiers) : Pourquoi les Français ne font-ils pas de films d’action ? Hypothèses autour d’une réticence

Pause

16h00-18h00 : Atelier 6 : Institutions, festivals et métiers

Christel Taillibert (Université de Nice-Sophia Antipolis) : Les festivals et leurs publics : quelle place pour les auteurs, les genres, les stars ?

Dominique Bougerol (Université Paris 3) : Le droit d’auteur et les oeuvres cinématographiques : d’un genre à l’autre

Kristian Feigelson (Université Paris 3) : Les anonymes du cinéma

Isabelle Van der Schelden (Manchester Metropolitan University) : Le scénario comme enjeu du cinéma français

18h-18h30 : Bilan et conclusion du colloque

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Appel à communication

Pour célébrer son dixième anniversaire, l’association Studies in French Cinema organise son colloque à Paris, en association avec l’IRCAV, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, les 26 et 27 mars 2010. Afin de rassembler les chercheurs des mondes anglophones et francophones qui travaillent sur le cinéma français, les communications se feront en anglais ou en français.

Ce colloque, « Auteurs, genres, stars : spécificités françaises », recoupe les thèmes de prédilection de Studies in French Cinema et invite à croiser les réflexions sur ces trois notions (auteur, genre, star) dans un contexte français, ainsi qu’à y interroger leur productivité. On attendra plus particulièrement :

  • des contributions sur les statuts, définitions et rôles des auteurs, genres, stars dans le cinéma français. Approches théoriques, historiques ou économiques ; études de corpus ou de cas ;
  • des contributions, théoriques, historiques ou des études de cas qui montrent comment s'articulent ou se sont articulés auteurs, genres et/ou stars dans les contextes de production du cinéma français, ainsi que dans sa réception, locale, nationale ou internationale.

Conférenciers pressentis : Susan Hayward (Professeure à l’université d’Exeter et fondatrice de Studies in French Cinema), Michel Marie (Professeur à l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle), Phil Powrie (Professeur à l’université de Sheffield), Geneviève Sellier (Professeure à l’Université de Caen et membre de l’Institut Universitaire de France).

Toutes les interventions auront lieu en séance plénière, et leur durée sera de 20 minutes.

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REGARDS RÉTROSPECTIFS SUR LA CRITIQUE DE CINÉMA

17 Novembre 2009, 00:04am

Publié par Mister Arkadin

J’ai évoqué dernièrement la biographie de Jean-Luc Godard que préparerait Antoine de Baecque. Le programme, reçu il y a quelques jours, d’une journée d’études sur l’histoire de la critique, qui se tiendra à l’Université de Lausanne le 4 décembre 2009, me confirme que Baecque travaille bien sur Godard (le titre de sa communication, qui fleure bon l'"ego-histoire", est : « De L’Histoire des Cahiers du cinéma à Godard, retour sur une critique de la critique »). J’en saurai donc prochainement un peu plus sur ce que cet éminent historien de la cinéphilie pourra apporter de neuf sur un sujet qui commence à avoir été labouré en tous sens. Mais, d’ores et déjà, je me réjouis qu’un accent particulier soit mis sur l’œuvre de critique de cinéma de JLG, alias Hans Lucas.

Autre point fort de cette manifestation – qui sera, espérons le, suivie de la publication d’actes (afin que mes lecteurs, surtout français, puissent en profiter !) –, son caractère franco-suisse. Ayant plaidé récemment, à l’occasion d’une nécrologie de Pol Vandromme, pour une histoire croisée des critiques belge, française et suisse, de tels échanges, franco-suisses en l’occurrence, ne peuvent que m’agréer. Certes, chacun s’en tient encore plus ou moins à son ère géographique, mais, à tout le moins, un pas est franchi vers une approche plus globale de la critique francophone.

En attendant, pour ne pas extrapoler plus que de raison sur ce que pourra apporter cette rencontre prometteuse, contentons-nous de quelques remarques sur la très belle photo qui illustre l’annonce reproduite ci-dessous :

- le choix d’un film de Claude Autant-Lara est bienvenu pour une manifestation se tenant à Lausanne, la cinémathèque locale ayant recueilli ses archives (et accueillant les historiens français avec une hospitalité admirable !) ;

- le choix d’une photo de Brigitte Bardot est également très pertinent, étant concomitante de l’exposition d’hommage à cette dernière organisée à Boulogne ;

- enfin, le choix d’une photo où les personnages lisent, non des revues ou des livres de cinéma (aurait pu être choisie la fameuse photo de BB lisant le Lang de Luc Moullet dans son bain, filmée par… Godard), mais la presse généraliste, devant un kiosque à journaux, me ravit, vu que la critique ne doit pas à mes yeux être étudiée en priorité dans les revues ou livres de cinéma, mais dans la presse, et plus généralement dans les publications qui ne lui sont pas spécifiquement consacrées.

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ÉLOGE D'UN CRITIQUE

2 Septembre 2009, 23:05pm

Publié par Mister Arkadin

Quelques fois ne sont pas coutume, les critiques sont plutôt flattés par les cinéastes en ce moment. Après les propos très amènes de Quentin Tarantino et de Jacques Audiard à leur égard, voici que Manoel de Oliveira fait lui aussi l’éloge de la critique. Plus précisément, il revient dans un entretien sur un article qui lui permit de persévérer dans le cinéma, alors même que son premier film n’avait pas eu de succès :

« C’est en regardant Berlin, symphonie d’une grande ville, de Walter Ruttmann, que je me suis dit que je pourrais faire la même chose avec ma ville de Porto et le Douro. Mon documentaire Douro, travail fluvial a été présenté en 1931 au 5e Congrès international de la critique à Lisbonne. Le film a été sifflé, mais un grand critique français du journal Le Temps, en a fait l’éloge, se demandant pourquoi les Portugais applaudissaient avec leurs pieds ! (Rire.) C’est donc grâce à la France si j’ai continué à faire des films… » (Le Figaro, 1er septembre 2009, p.29).

Oliveira avait déjà eu l’occasion de montrer sa gratitude envers la critique française dans Je t’aime… moi non plus, documentaire que sa ravissante compatriote l’actrice Maria de Medeiros a consacré aux rapports entre cinéastes et critiques. Mais, dans les deux cas, il a omis de mentionner le nom du critique en question, dont il ne se souvient probablement pas. Il a au moins deux excuses : cela commence à sérieusement dater ; ce critique est passablement oublié aujourd’hui, puisqu’il ne figure même pas dans le dictionnaire que le syndicat français de la critique de cinéma a publié sur les critiques français ! Aussi me permettrais-je de rafraîchir leur mémoire.

De Manuel à Manoel, veuillez me permettre : la prochaine fois que vous racontez cette anecdote, pensez à mentionner le nom de ce critique envers lequel vous êtes toujours reconnaissant, engagez pour cela Michel dans votre prochain film en guise de pense-bête s’il le faut, il s’appelle Émile VUILLERMOZ !

Pour faire bonne mesure, je reproduis ci-dessous l’article de ce dernier, publié dans Le Temps du 3 octobre 1931.

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LE CINÉMA AU PORTUGAL

Le cinquième congrès international de la critique, qui s’est tenu à Lisbonne, m’a permis de prendre contact avec la production cinématographique portugaise. J’ai déjà eu l’occasion de parler ici même du film le plus caractéristique de ce pays, ce documentaire romancé qui s’appelle « A Severa », et qui contient des qualités de premier ordre.

Ce film a obtenu au Portugal un succès qui ne se dément pas. Sa partition, en particulier, s’est répandue avec une rapidité foudroyante. Tout le monde la fredonne, la chante ou la danse. M. Frederico de Freitas a, d’ailleurs, trouvé des formules de fados, de marches ou de danses extrêmement heureuses dans leur simplicité exempte de toute trivialité.

Nous avons revu et réentendu avec beaucoup de plaisir cet ouvrage caractéristique en regrettant seulement ses dimensions excessives et son développement trop complaisant. Pour que ce film ait la carrière internationale qu’il mérite, il sera indispensable de le ramener à des proportions plus normales. Il y gagnera, d’ailleurs, un mouvement et un rythme meilleurs.

Auprès de cet ouvrage déjà classique, nous avons pu applaudir une réalisation de deux jeunes cinégraphes portugais que je n’hésite pas à saluer comme de véritables artistes. Ils nous ont présenté un simple documentaire sur la vie d’un fleuve. MM. Antonio Mendes et Manoel de Oliveira ont étudié le Douro à son passage à Porto. Ils ont, en particulier, joué un jeu de virtuoses en désarticulant le magnifique pont métallique d’Eiffel et en jonglant féeriquement avec tous ses éléments et ses pièces détachées. Ils ont vraiment organisé sous nos yeux un ballet fantastique de l’eau et du fer. Et ils se sont haussés jusqu’au lyrisme en prenant tour à tour pour personnages invisibles les naïades du fleuve portugais et les gnomes métallurgistes qui forgent des boulons et des rivets sous la direction d’un descendant des Niebelungen. Jamais le pathétique nouveau de l’architecture du fer et la poésie éternelle de l’eau n’avaient été traduits avec plus de force et d’intelligence.

Avant de connaître l’état civil des deux auteurs, il nous avait été facile de pressentir leur âge. On retrouve chez eux, en effet, un certain nombre de tendances et de procédés que nos cinématographistes d’avant-garde ont épuisés au début de leurs recherches. Ce sont là des « clichés » déjà fatigués auxquels ils feront bien de renoncer résolument. Nous sommes blasés sur les abus du « montage rapide ». D’autre part, comme tous les Portugais dont la générosité naturelle va jusqu’à la prodigalité, ces auteurs ne savent pas donner à leur œuvre un équilibre satisfaisant. De nombreux coups de ciseaux seraient nécessaires pour conserver tout son sens à cette composition.

Mais, cette réserve faite, il faut louer hautement les dons magnifiques de cinématographistes révélés par cette réalisation. Voilà, enfin, de jeunes artistes qui pensent et voient cinématographiquement. Leur œil saisit immédiatement dans un objet l’angle essentiel, l’éclairage éloquent, le volume expressif, la ligne chargée de pensées. Ils savent manier la nature, la prendre dans leurs mains, la tourner et la retourner sous le projecteur ou sous le soleil et capter au vol les moindres nuances de son visage.

C’est là le don que rien ne remplace.

C’est là le privilège des nouvelles générations qui ont été élevées dans l’ambiance de l’écran et qui trouvent d’instinct la solution optique exacte de problèmes visuels que les plus illustres metteurs en scène de la génération précédente s’obstinent stérilement à chercher dans les traditions glorieuses mais trompeuses du théâtre, de la peinture et de la sculpture, quand ce n’est pas, hélas ! dans celles de la littérature.

Retenez les noms de MM. Antonio Mendes et Manoel de Oliveira. Retenez aussi celui d’Antonio Lopes Ribeiro, critique dont le goût et la clairvoyance ne sont jamais en défaut. Vous verrez que, grâce à des forces aussi neuves et aussi pures, le Portugal ne tardera pas à jouer un rôle fort intéressant dans la cinématographie européenne.

Émile VUILLERMOZ.

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POUR UNE AUTRE GÉNÉALOGIE DE LA CRITIQUE ET DE L'AUTEUR AU CINÉMA

26 Mai 2009, 23:56pm

Publié par Mister Arkadin

Venant de recevoir le sommaire du numéro 32 de Tausen Augen, il me tarde de l'acquérir, tant son dossier « A la recherche du Point G. L'identité de gauche au cinéma » recèle de sujets proches de mes préoccupations et d'études sur des films sur lesquels je me suis prononcé, j'ai écrit ou j'écrirai prochainement moi-même (L'Esquive, Katyn et Indigènes, notamment).

Mais l'article que je brûle le plus de lire est assurément celui de Vincent Joss, au titre trufaldien (« D'une certaine tendance de la critique cinématographique française »), ce qui est assez pertinent puisqu'il y est essentiellement question de François Vinneuil, si j'en crois le résumé donné sur le site :

« Au début des années 30, alors que le cinéma parlant français cherche encore ses repères entre le muet et le théâtre dans le confinement des expérimentations et des discussions de cinéastes, peu de journalistes ou de critiques d'art s'intéressent à ce genre par trop populaire, trop bâtard, trop neuf. Paradoxalement, l'une des premières défenses aiguisées du jeune cinéma parlant parait dans le journal royaliste et ultra réactionnaire dirigé par Charles Maurras, le grand ennemi de la modernité : Lucien Rebatet signe les critiques cinématographiques hebdomadaires de l'Action Française dès février 1930. Rebatet, qui commence alors une longue carrière de critique de cinéma, se bat pour l'avènement d'un cinéma pur, délié du théâtre, un cinéma où le mouvement, la pensée visuelle de "l'auteur" du film serait mise pleinement à contribution. Rebatet, plus connu pour avoir été le fer de lance de la collaboration intellectuelle parisienne et pour avoir prôné un fascisme à la française teinté du plus haineux des antisémitismes, est vraisemblablement l'un des hommes qui a le plus influencé la pensée critique du cinéma en France. Les concepts phares de la "politique des auteurs" furent forgés par les jeunes-turcs de L'Action Française des années 30, Brasillach, Rebatet, ces pères indignes dont les noms allaient disparaître après la guerre. »

Voilà qui va donner du grain à moudre aux "Études rebatiennes", association récemment créée par le professeur Gilles de Beaupte.

Je devrais moi aussi pouvoir en faire mon miel, à la fois dans la postface d'un recueil des écrits sur le cinéma de François Vinneuil, à paraître à la fin de l'année, et dans l'histoire/anthologie des écrits de cinéma parus pendant l'Occupation que je prépare également (ainsi que je l'ai annoncé ici). Car Vincent Joss semble partager l'une de mes convictions, à savoir l'influence non négligeable de la critique des années 1930 et 1940, et en particulier sa composante fasciste, dont Vinneuil fut le plus emblématique représentant, sur la critique des années 1950, en particulier celle qui aurait inventé la "politique des auteurs", dont Truffaut fut le moins réticent à "avouer" cette filiation.

Voici du reste ci-dessous le texte de la proposition d'intervention au colloque « L'auteur de cinéma : Histoire et archéologie d'une notion » que j'avais adressée en 2007 à Christophe Gauthier et Dimitri Vezyroglou (colloque auquel je n'ai finalement pas pu participer).

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Affirmation d'une génération de critiques et promotion de nouveaux auteurs : le cas du « renouveau » du cinéma français pendant l'Occupation

L' « Age d'or du cinéma français », l'expression a fait florès pour parler du cinéma sous l'Occupation. Controversée, elle est accusée d'être une reconstitution a posteriori, soit par les gens de cinéma de l'immédiat après-guerre, soucieux de se dédouaner à la Libération, soit par ceux de l'après Nouvelle vague, soupçonnés de vouloir promouvoir contre celle-ci la génération d'auteurs précédente.

Mais cet "âge d'or" n'a-t-il pas été perçu ou construit comme tel dès l'Occupation par une nouvelle génération de critiques, pour une part apparue dans les années trente, mais qui s'affirme alors en mettant en avant une nouvelle génération d'auteurs (Jacques Becker, Robert Bresson, Henri-Georges Clouzot) ou en proclamant le statut d'auteurs majeurs de metteurs en scène apparus précédemment (Claude Autant-Lara, Marcel Carné, Christian-Jaque, Jean Grémillon, entre autres) ? Dans quelle mesure la promotion des uns sert (se sert de ?) celle des autres ? Dans quelle mesure une lutte d'influence s'exerce-t-elle entre les tenants d'un « renouveau » du cinéma français par sa défense presque inconditionnelle comme vecteur de la "Révolution nationale" (journalistes de la presse spécialisée) et des contestataires de l'ordre établi vilipendés pour leur véhémence par la corporation (jeunes critiques de la presse générale, François Vinneuil, François-Charles Bauer, Kléber Haedens, Barjavel, en particulier) ? Les auteurs du cinéma français sont-ils l'enjeu de cette querelle critique ?

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CRITIQUES, ENCORE UN EFFORT SI VOUS VOULEZ SORTIR DE L’AMNESIE

29 Mars 2009, 22:55pm

Publié par Mister Arkadin

En complément au billet « De l'horrible danger des lectures... cinématographiques ? », dans lequel est posée « la question de possibles écrits subversifs (ou se croyant tels, parfois...) sur le cinéma », je reproduis ci-dessous un petit texte de mon cru, qui dérangea légèrement et passagèrement le petit monde de la critique parisienne. Il s'agit du compte rendu d'un ouvrage, publié par le syndicat de la critique (sous la direction de Michel Ciment et Jacques Zimmer) en 1997, sur l'histoire et la situation de la critique de cinéma en France, que les Cahiers du cinéma avaient trouvé trop virulent pour être publié sans être allégrement caviardé (dans leur « Courrier des lecteurs », qui plus est, afin de ne pas en assumer la responsabilité).



Critiques, encore un effort si vous voulez sortir de l'amnésie


Par le titre qu'il a choisi de donner à l'article qu'il consacre, dans le numéro 515 des Cahiers du Cinéma (juillet-août 1997, p.4-5), à La critique de cinéma en France. Histoire. Anthologie. Dictionnaire, livre publié aux éditions Ramsay en avril 1997, sous la direction de Michel Ciment et Jacques Zimmer, Vincent Ostria se réclame explicitement du célèbre article de François Truffaut. En dénonçant « une certaine intendance de la critique française », il entend manifestement rejouer la scène du jeune critique audacieux qui ose s'en prendre aux encombrants grognards de la profession pour leur dire leurs quatre vérités. La virulence de ses attaques et le ton enjoué qu'il adopte donnent à son texte une allure de pamphlet qui tranche avec la tiède complaisance avec laquelle l'ouvrage a été accueilli par la presse. Malheureusement, Vincent Ostria semble ignorer que ce genre ne tolère ni l'improvisation, ni l'approximation, et, s'il rue lui aussi dans les brancards, c'est, faute d'être suffisamment informé sur la question traitée, le plus souvent à ses propres dépens. Dans un article paru dans la revue Cinémathèque (n°4, automne 1993), Antoine de Baecque a montré à quel point le manifeste de François Truffaut n'avait rien du brûlot hâtivement rédigé à coups de formules péremptoires. Les siennes frappaient fort et juste parce qu'elles avaient été longuement mûries et ciselées, et non éructées dans la précipitation. Il est bien regrettable que Vincent Ostria ne fasse pas preuve du même talent et de la même rigueur.

Il ne saurait être question pour nous de défendre à leur place les auteurs de l'ouvrage incriminé, tâche que, gageons-le, ils seront prompts à accomplir. Nous nous limiterons à leur soumettre quelques remarques sur leur façon d'envisager l'histoire de leur corporation et sur la curieuse vision qu'aussi bien eux-mêmes que Vincent Ostria s'en font.

Ce qui frappe d'abord, à la lecture de l'article de Vincent Ostria, est l'aplomb avec lequel il s'avoue totalement ignorant du sujet dont traite un livre qu'il critique pourtant sans retenue. Plus paradoxalement encore, bien que très sévère à son égard, il se fonde sur ce qu'il a lu dans ce livre pour porter des jugements sur l'histoire de la critique aussi définitifs (du genre : « il est clair que... ») qu'ineptes. A le lire, il aura fallu attendre les années 1930 pour qu'enfin, avec Pierre Bost et Roger Leenhardt, une critique digne de ce nom apparaisse et fasse oublier les « médiocres littérateurs » qui, auparavant, « discour[aient] distraitement » à propos du cinéma. Tant d'insuffisance, qui va de pair avec beaucoup de suffisance, laisse perplexe : résulte-t-elle d'une lecture superficielle de l'ouvrage ou des énormes lacunes de ce dernier ? Les deux hypothèses ne s'excluent nullement l'une l'autre, mais la seconde suffirait à expliquer l'ignorance de celui qui se contente de cette source pour se croire habilité à discourir sur l'histoire de la critique.

L'apport historique de La critique de cinéma en France est, en effet, pour peu que nous puissions en juger, plus que décevant. Vincent Ostria parle à son propos d'érudition, qu'il s'empresse bien entendu de juger « rébarbative », cliché qui relève d'un infantilisme d'esprit que même le si décrié magazine concurrent Première ne se permettrait pas. Il est assez pénible de devoir rappeler dans ces colonnes que l'érudition n'a rien de méprisable. En outre, regretter qu'un livre d'histoire « répond[e] à des préoccupations d'historiens » n'est pas seulement paradoxal mais tout simplement stupide. L'érudition nous semble en tout cas nettement préférable à la déplaisante ignorance joyeusement satisfaite à laquelle la jeunesse ne saurait servir d'excuse. De plus, comment peut-on juger de l'érudition dans un domaine que l'on dit méconnaître (ce dont, qui plus est, on se vanterait presque) ?

Le plus grave à nos yeux est que cette attitude, pour le moins légère, rejoint celle des responsables de La critique de cinéma en France. N'ont-ils pas procédé un peu de la même façon en confiant la rédaction du chapitre le plus délicat du point de vue historique, celui qui porte sur les origines de la critique cinématographique, à un auteur qui se présente comme un historien tout en se dispensant justement des tâches, certes rébarbatives, mais indispensables à toute recherche historique ? Contrairement à ce que croit Vincent Ostria, il convient de reprocher à leur ouvrage non d'être trop érudit mais bien plutôt de ne pas l'être assez. Certes, il présente toutes les apparences de l'étude historique la plus rigoureuse. Il n'est cependant pas nécessaire d'être particulièrement savant pour se rendre compte que la marchandise est, à bien des égards, trompeuse, sinon avariée. Mais de cela, Vincent Ostria ne se préoccupe sans doute pas beaucoup. Il voudrait y trouver ce que les auteurs n'ont pas voulu y mettre, et par là même se trompe de cible en leur reprochant de n'avoir pas écrit « un plaidoyer » ou « une analyse en profondeur du rôle de la critique », c'est-à-dire un livre sur les conditions d'exercice et les raisons d'être de la critique aujourd'hui, et non tout au long de son histoire.

Car la critique de cinéma faisant retour sur son histoire, le fait est trop rare pour ne pas être salué comme un événement. Cette volumineuse synthèse, « sans équivalent » selon ses auteurs, entendait « rendre compte de la critique de cinéma telle qu'elle s'exerce dans ce pays depuis près de quatre-vingts ans ». Dans la présentation promotionnelle de leur ouvrage à France Info, l'un de ses deux principaux responsables, Michel Ciment, soulignait qu'il s'agissait d'une œuvre collective, le nombre très élevé de collaborateurs étant sans doute censé garantir l'exhaustivité et le sérieux de l'entreprise. On regrettera, pour notre part, qu'il ait surtout favorisé l'hétérogénéité des approches entre les différents collaborateurs.

Michel Ciment tenant à insister (toujours dans la présentation de l'ouvrage à France Info) sur sa dimension historique, on comprend mal que la première partie soit uniquement consacrée à « un survol » de l'histoire de la critique (avant-propos, p.7). Les remarques suivantes visent donc surtout à mettre en garde les critiques contre les dangers de superficialité que fait courir un tel « survol » à leur louable tentative de rétrospection. Précisons d'emblée, pour éviter tout malentendu, qu'elles concernent principalement les pages consacrées à la critique cinématographique française des années 1895-1930. Mais les insuffisances criantes qui les caractérisent nous semblent rejaillir défavorablement sur l'ensemble de l'ouvrage - qui, par ailleurs, rendra de grands services - au risque de le discréditer, peut-être injustement. Ne serait-il pas plus que temps que la critique se penchât attentivement sur ses débuts plutôt que de continuer à célébrer inlassablement l' « âge d'or » des années 1950-1960 ? Il est d'autant plus dommage que l'occasion n'ait pas été saisie pour revisiter l'histoire des origines qu'un effort méritoire pour étendre l'investigation aux années 1930 et 1940 tranche avec la présentation traditionnellement admise d'une critique née du bouillonnement cinéphilique de l'après Seconde Guerre.

Les critiques ayant toujours été soucieux de promouvoir la liberté de jugement, ce qui les amena si souvent à reprocher aux cinéastes et producteurs de rechigner à soumettre leurs films au libre examen critique, ils accepteront sans doute bien volontiers qu'un étranger à leur corporation s'immisce dans leurs petites querelles et que leur production fasse à son tour l'objet de quelques menues réserves.

Les premières portent justement sur la reprise par les critiques de cinéma de cette pratique bien connue des fabricants de films - pratique si décriée par les critiques, qui, eux, sont forcément indépendants - qui consiste à vanter soi-même sa marchandise. On est jamais si bien servi que par soi-même : telle semble également leur devise. Comme l'a déploré Vincent Ostria à juste titre, cela donne au dictionnaire des critiques, qu'ils proposent en troisième partie, une allure assez déplaisante d'auto-promotion, nullement camouflée d'ailleurs et presque revendiquée, ce qui ne la rend pas moins antipathique. N'y a-t-il pas quelque impudence à confier aux critiques eux-mêmes la rédaction des notules concernant leurs collègues ou camarades, les rédacteurs des Cahiers et de Positif, en particulier, se dorant complaisamment la pilule les uns les autres ? On comprend bien, vu l'importance qu'ils se reconnaissent, que les nombreux responsables et collaborateurs de cet ouvrage aient tenu à figurer en bonne place dans leur dictionnaire. Et Michel Ciment a beau jeu de déclarer que « réalisé par des critiques », leur ouvrage « ne pouvait en aucune façon adopter un point de vue polémique à l'égard de confrères » (1). Mais n'aurait-il pas été opportun de prendre exemple sur « Le Monde des Livres », publication qui a choisi, elle aussi, de ne pas garder le silence sur les ouvrages de ses collaborateurs, mais qui, au moins, a la décence de demander à des intervenants extérieurs d'en rendre compte ? La pratique adoptée ici, pour courante qu'elle soit dans d'autres milieux, surprend de la part de critiques de cinéma, car elle porte un rude coup à leur corporation et à ses revendications d'indépendance. De quelle légitimité pourront-ils ensuite se prévaloir pour stigmatiser les pratiques d'un Bernard-Henri Lévy, qui refuse de voir son film jugé par quiconque ne serait pas son ami ? Tout cela donne à cet ouvrage un caractère de présentation officielle de la critique et de son histoire par elle-même, « sous l'égide du Syndicat français de la critique de cinéma » et sous la direction de son président (page de titre), que Vincent Ostria n'a pas eu tort de moquer.

De plus, certains choix éditoriaux nous semblent bien discutables, notamment en ce qui concerne l'équilibre entre les différentes périodes étudiées. Les responsables de l'entreprise ont délibérément privilégié le retour sur la période récente, et notamment sur les Cahiers du cinéma et Positif (une quarantaine de critiques ayant écrit dans cette dernière revue figurant dans le dictionnaire), au détriment de la recherche sur les périodes moins connues de la critique cinématographique en France, et plus particulièrement sur la naissance de celle-ci. Contrairement à Vincent Ostria, qui s'émeut de l'absence de critiques de moins de trente-trois ans (à propos de laquelle les auteurs s'expliquent page 267, en caractères gras), c'est la faible représentation des critiques de plus de cent ans qui nous étonne, car il y en a, et non des moindres. Ni Émile Vuillermoz, ni Lucien Wahl, ni Jean-Louis Croze, ni Pierre Scize, ni Paul Ramain, ni André Lang et autres grands précurseurs de la critique n'ont ainsi droit à une notule dans le dictionnaire. Car celui-ci privilégie logiquement, mais un peu négligemment à notre goût, les critiques des années 1920-1930 qui ont fait l'objet de publications (Alexandre Arnoux, Philippe Soupault, André Delons, Claude Aveline (2), etc.) au détriment de ceux qui n'ont pas eu cette chance. Par ailleurs, pourquoi faire figurer Georges Duhamel dans un dictionnaire des critiques de cinéma ? Et pourquoi pas Pie XI, dont une encyclique de 1936 est très critique envers le cinéma ? Avoir écrit sur le cinéma suffit-il à faire de quiconque un critique de cinéma (3) ? Georges Duhamel  ne semble avoir été placé là que pour montrer que, certes, de nombreux écrivains, parfois très prestigieux, se sont intéressés au cinéma (ce qui permet à nos amis critiques de se sentir bien entourés), mais que d'autres n'ont pas été aussi clairvoyants que tout ce beau monde.

Il nous semble également que les années 1960, qui correspondent aux débuts dans la critique des principaux concepteurs du projet, sont surreprésentées : onze textes de l'anthologie, sur quarante-cinq, contre seulement neuf pour toute l'avant-Seconde Guerre mondiale - dont quatre, soit un sur dix, pour la période du muet (deux d'entre eux ayant, en outre, été publiés en 1928-1929) ! - ; aucun essai sur la critique antérieur à 1947, deux essais antérieurs à 1960 ; etc. Certes, les textes sur la critique cinématographique furent probablement moins nombreux avant-guerre qu'après, et leur accès est assurément moins aisé. Mais, de ce fait même, l'article de Lucien Wahl paru en 1925 (d'ailleurs cité page 142), ou quelques-unes des réponses à l'enquête sur la critique cinématographique menée dans les années 1920 par Léon Moussinac pour L'Humanité, ne méritaient-ils pas, par exemple, d'être reproduits ?

En résumé, quatre critères principaux de sélection des critiques figurant dans le dictionnaire (et, dans une moindre mesure, dans l'anthologie) semblent avoir guidé ses responsables :

- faire partie des collaborateurs de l'entreprise ;

- avoir écrit aux Cahiers, à Positif, à La Revue du cinéma / Image et son, ou, à tout le moins, faire partie des petits carnets du Syndicat français de la critique de cinéma ;

- avoir été publié ;

- être une personnalité littéraire.

Les absences déjà signalées vont dans le même sens que le choix de consacrer des chapitres très développés aux périodes les plus récentes et rebattues de cette histoire et seulement un chapitre maigrelet à la période la plus méconnue : une quinzaine de pages, la plupart hors sujet, pour les années 1895-1930 ; un peu plus d'une vingtaine de pages pour les années 1930 et l'Occupation ; trente-deux pages pour les années 1944-1958 ; treize pages pour les années 1960 ; dix pour les années 1970 ; sept pour les quinze dernières années.

Plutôt que de nous disperser et de diluer notre propos, nous concentrerons notre attention sur le chapitre de loin le plus discutable à nos yeux. Il s'agit du premier chapitre, consacré à la période 1895-1930, c'est-à-dire aux origines de la critique, ou plutôt celui qui aurait dû l'être. Au lieu de cela, nous est proposée une synthèse de quelques travaux, qui commencent à dater sérieusement pour le premier (René Jeanne et Charles Ford, Le Cinéma et la presse (1895-1960) : 1961), et même pour le deuxième (série d'articles publiés par Christian Bosséno dans La Revue du Cinéma / Image et Son : 1979-1980). Claude Beylie « tient à [leur] rendre hommage » (p.13, note 1), ce qui est la moindre des choses tant son propre texte leur est redevable.

Notons pour commencer que ce chapitre ne traite pas vraiment le sujet, ce qui ne saurait surprendre puisque aucun des travaux cités et compilés ne portent vraiment sur la question, deux d'entre eux (les plus récents, celui de Christian Bosséno, et ceux d'Emmanuelle Toulet et Henri Bousquet, parus dans la revue italienne Immagine) s'étant attachés à répertorier les revues de cinéma - et non les critiques - de l'ère du muet. Il en est de même en ce qui concerne l'article publié par Claude Beylie dans le numéro 69 (4ème trimestre 1993) de la revue CinémAction sur « les revues de cinéma dans le monde », dont nous est refourguée ici une nouvelle mouture à peine remaniée. Pourquoi donc s'attarder si longuement sur les revues de cinéma si c'est pour constater que la part critique y était très faible ? Rappelons par exemple que Cinéa, l'une des plus prestigieuses revues de l'époque, fondée au début des années 1920 par Louis Delluc, l'ancêtre vénéré, ne comprenait pratiquement pas de critique de films. En revanche, on n'hésitait pas à faire figurer en couverture de deux numéros parus en 1922 (n°50 et 69-70) l'actrice Eve Francis dans La Femme de nulle part, femme, muse et film du rédacteur en chef. Nous n'ignorons pas que la critique de cinéma ne saurait se limiter à la critique de films, mais il est tout de même étrange que cette dernière soit tout juste évoquée par Claude Beylie. 

Ce dernier, si prolixe sur les revues et les livres de cinéma des années 1920, reste par contre bien flou sur la naissance de la critique dans la presse non spécialisée. Et pour cause : il ignore les travaux les plus récents et de loin les plus novateurs sur le sujet, ceux de Richard Abel (4) surtout, ainsi que la thèse de Nourredine Ghali (5). Bref, on est en droit de se demander, comme nous le faisions plus haut, pourquoi les responsables de cet ouvrage ont choisi de confier la rédaction de ce chapitre à un « historien »

- qui admet ne travailler qu' « à partir de travaux de seconde main » (p.13),

- qui s'est dispensé d'éplucher les collections de revues de cinéma, ce qui l'amène à n'émettre que des suppositions sur leur contenu (p.14),

- qui renonce à se lancer dans des recherches qui lui paraissent si difficiles qu'il préfère les prétendre impossibles (p.16),

- qui se contente de publier « la liste des principaux titulaires de rubrique cinématographique dans les journaux français » (p.17), « sans plus de commentaires », et en omettant surtout de préciser qu'il serait bien en peine de la commenter, car l'annuaire dans lequel il l'a recopiée ne s'en est pas chargé pour lui,

- qui lance un « appel aux chercheurs » (p.18), ce qui sous-entendrait, avec une certaine franchise (ainsi qu'un à-propos) dont on lui saurait gré, que lui-même ne se considère peut-être pas comme tel.

On ose espérer que les autres chapitres de la première partie (« Histoire ») de La critique de cinéma en France, ainsi que le dictionnaire des critiques qu'il propose, dont nous laissons à d'autres le soin d'évaluer plus précisément l'apport, n'encourent pas, eux aussi, le reproche que Claude Beylie ose faire à un livre de Léon Moussinac (p.24) : « [des] pages écrites à la va-vite ». Au moins traitent-ils véritablement le sujet. Cependant, plusieurs notules du dictionnaire n'incitent guère à l'optimisme. Ainsi, certaines invraisemblances manifestes n'ont pas choqué outre mesure les responsables de l'entreprise. Deux exemples : Louis Chauvet commença-t-il vraiment à écrire dans Le Temps à partir de 1920, c'est-à-dire à 14 ans, si sa date de naissance est bien 1906 (p.305) ? René Jeanne commença-t-il vraiment à écrire dans Cinémagazine en 1919 (p.344), ce qui relèverait de l'exploit puisque cette revue ne fut lancée que deux ans plus tard ? On nous rétorquera sans doute que, sur la masse d'informations fournies par ce volume, il est aisé de repérer quelques coquilles, négligences ou imprécisions. L'objection serait recevable si ce n'était la méthode qui était en cause et non quelques lacunes ou erreurs de détail. Car d'où proviennent, par exemple, les nombreuses bourdes figurant dans la notule consacrée à René Jeanne ? Elles ont tout simplement été recopiées dans un Annuaire biographique du cinéma et de la télévision (daté 1953-1954) dont le moins qu'on puisse dire est qu'il conviendrait de ne s'en servir qu'avec le plus de précautions possible.

« Ces volumes peuvent encore être consultés, mais avec une vigilance critique, qui a insuffisamment guidé les auteurs » : tel est le jugement, tout à fait juste au demeurant, que porte Philippe d'Hugues sur l'Histoire encyclopédique du cinéma que René Jeanne écrivit avec Charles Ford. Il est regrettable que la leçon n'ait pas été retenue et que ce volume, La critique de cinéma en France, ait été concocté si hâtivement que la masse de renseignements fournies ne compense pas leur manque de fiabilité, ainsi que les choix éditoriaux discutables qui présidèrent à l'ensemble.


Notes :

(1) Entretien donné au Nouvel observateur, « Sans la critique, le marketing triompherait », 30 avril-6 mai 1997, p.109.

(2) Notons au passage que l'étonnement de Vincent Ostria de voir figurer Claude Aveline dans l'anthologie proposée par La critique de cinéma en France montre que, s'il a bien perçu l'objectif poursuivi (« s'ériger un rempart de respectabilité »), il n'a manifestement pas compris comment avait été édifié l'ouvrage.

(3) Contrairement à ce qu'affirme la déclaration d'intention de la page 267, figurent dans le dictionnaire des historiens, des théoriciens et des écrivains n'ayant pas, à proprement parler, pratiqué la critique de films.

(4) Voir le chapitre « The Beginnings of a French Criticism », dans la troisième partie de French Cinema. The First Wave. 1915-1929 (Princeton University Press, 1984), et le premier volume (1907-1929) de French Film Theory and Criticism. A History / Anthology (Princeton University Press, 1988).

(5) L'Avant-garde cinématographique en France dans les années vingt. Idées, conceptions, théories, Editions Paris Expérimental / Librairie du premier siècle du cinéma, 1995, 438 p.

(6) Sont également sujettes à caution les dates concernant la collaboration de René Jeanne au Petit Journal (sans doute 1921, plutôt que 1919) et à Candide (vraisemblablement 1925, plutôt que 1927).


PS : une petite trentaine de notes complémentaires, écrites depuis la première version de cet article proposée aux Cahiers du cinéma, seront présentées en annexe de la thèse sur Émile Vuillermoz et la critique de cinéma que je rédige actuellement. 


En complément, la lettre que j'ai envoyée le 7 octobre 1997 au directeur des Cahiers du cinéma, suite à la parution d'extraits caviardés et réécrits de cet article dans leur « Courrier des lecteurs » :

Monsieur le Directeur de la publication,

C'est avec surprise que j'ai découvert mon nom en bas de la page 7 du numéro d'octobre 1997 des Cahiers du cinéma. Je me suis senti, vous pensez bien, très honoré de figurer dans votre revue, jadis prestigieuse. M'avisant de relire les lignes qui précédaient mon nom et qui justifieraient ma signature, j'ai cru reconnaître quelques lambeaux d'un texte que j'avais adressé à l'un de vos rédacteurs.

Il serait bien naïf de ma part de venir me plaindre de voir ainsi mon texte défiguré. Je n'ignore pas, en effet, que l'usage veut que toute revue se réserve le droit de publier les textes qui lui sont adressés avec autant de coupures que bon lui semble. Mais, dans la mesure où elles ont été effectuées sans me consulter, sans être systématiquement signalées et de telle manière que je ne reconnais presque plus le texte original, assez cependant pour constater que l'esprit en a été trahi, pourriez-vous avoir l'obligeance de préciser dans un prochain numéro des Cahiers du cinéma - deux ou trois lignes suffiraient amplement - que je n'entends pas être tenu pour responsable du papier que vous avez publié et que je ne l'aurais jamais signé si l'on m'avait averti de la forme sous laquelle il paraîtrait ?

Je récuse l'idée selon laquelle présenter comme une lettre la proposition d'article que je vous avais adressée vous autorisait à lui infliger n'importe quel traitement. Les altérations que vous lui avez fait subir vous paraissaient peut-être bénignes. Il n'en est rien à mes yeux, d'autant que certaines me compromettent puisque, par exemple, Claude Beylie se trouve mis en cause de façon allusive et sans aucune raison apparente, toute l'argumentation justifiant la critique de sa contribution à l'ouvrage du Syndicat de la critique ayant été supprimée.

Je vous prie d'agréer, Monsieur, l'expression de mes sincères salutations.

Pascal Manuel Heu

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REGARDS SUR LOUIS DELLUC

28 Mars 2009, 16:40pm

Publié par Mister Arkadin

Reçu ce matin le dernier numéro (13, mars 2009) de Cinéscopie, qui comprend, entre autres et outre une très belle couverture, un long et excellent portrait de Pierre Renoir (1), signé Bernard Pharisien, et un récapitulatif précieux sur les burlesques américains pendant la première mondiale, par Georges D'Acunto. Je reproduis ci-dessous mes quelques remarques sur le précédent numéro, que Pierre Guérin a bien voulu publier dans la « Boîte aux lettres » (p.56-57).


J'ai été particulièrement intéressé par le portrait de Louis Delluc que signe Jacques Richard (p.37-39) (2). Opportunément, il paraît simultanément à Louis Delluc et le cinéma français, essai doublé d'une anthologie, publié en novembre 2008 chez Ramsay (« Poche cinéma ») par Pierre Lherminier. Jacques Richard s'appuie d'ailleurs autant, me semble-t-il, sur les introductions rédigées par ce même Pierre Lherminier pour les Écrits cinématographiques de Louis Delluc que sur le livre de Marcel Tariol. Ceci explique que son information soit de qualité. Je me permettrais cependant de regretter un point de détail. Même si Jacques Richard n'attribue pas explicitement à Louis Delluc l'invention de la critique de cinéma en France (ce que seuls quelques attardés, tel Jean-Michel Frodon, peuvent encore croire - et écrire dans des ouvrages pédagogiques), il reprend des procédés de minoration de l'œuvre critique des prédécesseurs de Delluc, en particulier Vuillermoz, procédés que Pierre Lherminier a plus ou moins abandonnés dans son Louis Delluc (3). « Le musicologue Emile Vuillermoz a donné dès la fin de 1916 quelques critiques de cinéma au quotidien Le Temps », écrit Jacques Richard. Certes, Vuillermoz n'était pas vierge de toute activité intellectuelle avant de s'intéresser au cinéma ; combien, parmi les pionniers de la critique de cinéma, l'étaient ? Précise-t-on « le critique littéraire Lucien Wahl », « les critiques de théâtre Louis Delluc et Léon Moussinac », ou même « l'écrivain Jean-Louis Bory », avant d'évoquer leur activité de critique cinématographique, comme on le fait quasi systématiquement pour le « musicologue Emile Vuillermoz » ? Certes, Vuillermoz demeure nettement plus connu comme critique et historien de la musique ; or, justement, si l'on persiste à mettre tout le temps en avant cet aspect de son œuvre, on laissera toujours entendre qu'il ne s'occupa qu'incidemment de cinéma. J'ai recensé environ 1.500 articles de Vuillermoz sur le cinéma (encore ne suis-je pas du tout sûr de les avoir tous repérés !). Pour une activité secondaire, qu'il aurait exercée presque en dilettante, n'est-ce pas déjà remarquable ? « Mais Delluc officie régulièrement », ajoute Jacques Richard (c'est moi qui souligne). Vuillermoz ne l'aurait précédé que par « quelques articles ». J'ai fait le compte, dans mon livre "Le Temps" du cinéma : Émile Vuillermoz, père de la critique cinématographique, de ceux qu'il publia dans Le Temps, du 23 novembre 1916 au 18 mai 1918, soit avant la création officielle de la critique cinématographique par Louis Delluc dans la presse parisienne (Paris-Midi) : 36, chacun d'environ 1.300 mots, publiés sur deux colonnes toutes les deux semaines. 17 ont paru avant les premiers articles de Delluc dans Le Film. Ne resterait que la faible valeur de ses textes pour disqualifier Vuillermoz, ce que plus grand monde ne pourrait faire sérieusement, comme le confirmera bientôt le recueil des écrits de Vuillermoz sur le cinéma, que je dois éditer dans la collection « Les Temps de l'image », dirigée par... Pierre Lherminier ! Bref, Louis Delluc put à bon droit, dès septembre 1917, reconnaître lui-même « M. Vuillermoz » comme le « phare officiel de la critique de films » (4). Les gardiens du temple ne manqueront pas de voir dans l'adjectif « officiel » une pointe d'ironie. Si tant est que telle ait été l'intention de Louis Delluc, l'hommage demeure et je serais tenté, pour ma part, d'y voir la touche d'impertinence que l'élève se doit de manifester à l'égard du maître.

Ce n'était là qu'un aspect mineur de l'article, dans l'ensemble excellent, de Jacques Richard. C'est bien parce que les écrits de ce dernier sont de si bonne facture que l'on ne peut s'abstenir de faire à leur sujet une ou deux petites remarques quand cela nous semble justifié. Amicalement.  


Note originale et notes complémentaires :

(1) De même que celui sur Delluc, cet article comporte une petite approximation, sur un point secondaire (n'est-il pas inévitable que l'information d'un auteur ne puisse être aussi bonne quand il fait une digression que quand il s'en tient strictement à son sujet ?), puisqu'elle concerne non pas directement Pierre Renoir, mais son frère Jean, qui s'est certes « empressé de quitter la France pour les Etats-Unis » « en 1940 aux premiers jours de l'Etat français », mais sans trop de hâte tout de même et après quelques tergiversations et détours...

(2) « Le regard de Louis Delluc », Cinéscopie, n°12, décembre 2008.

(3) Aussi honnête et scrupuleux que soit Pierre L'herminier, il lui est difficile de se déprendre complètement de la doxa sur la naissance de la critique de cinéma en France. Ainsi Delluc continue-t-il à « invent[er] sa propre fonction » et à lancer la « toute première chronique quotidienne » sur le cinéma (p.41), la tentation de la primauté étant encore sensible pages 45, 50 et 71 (si Delluc « n'a pas davantage "inventé" [la cinéphilie] que la critique de cinéma elle-même, [il] en a bien été le pionnier et le prophète »).

(4) Le Film, n° 78, 10 septembre 1917 ; Écrits cinématographiques, tome II, p.149.

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JEAN-PIERRE DELOUX (1944-2009)

21 Février 2009, 21:46pm

Publié par Mister Arkadin

Un hommage a été rendu à Jean-Pierre Deloux lors du dernier "Libre journal du cinéma".

À cette occasion, j'ai lu un extrait d'un entretien qu'il avait donné en 2001 à la revue Éléments (« Le polar français a-t-il encore une âme ? » ; disponible sur le site du Grece). Le voici :

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Eléments :

Le polar est-il encore un genre populaire ?

Jean-Pierre Deloux :

Le polar fut en effet un genre populaire. Dans les années cinquante, les gens lisaient dans le train ou les autres transports en commun, d'où le qualificatif de « littérature de gare » et l'invention du livre de poche. Aujourd'hui, s'ils lisent, c'est une revue de télé. Parachevant ainsi l'abrutissement de cette dernière, qui débouche sur une culture-TV, beaucoup plus réelle pour ses sectateurs que la réalité vécue. Face à cette acculturation, le livre ­ et le polar ­ existe toujours. Mais c'est devenu un divertissement cher, comparable au prix d'une place de cinéma.

Le polar est-il lu uniquement par des intellectuels ? Non, heureusement, ou malheureusement. Pour cela, il faudrait qu'il y ait des intellectuels en France. Il y a bien longtemps qu'ils ont choisi le travail manuel. Les intellos médiatiques relèvent, eux, pour la plupart, de la bouffonnerie ou de la cuistrerie. Il suffit de lire les rubriques livres ou de se brancher sur France-Cul. Dans le désert inculturé, seules deux radios émergent : Radio Libertaire et Radio Courtoisie, car anticonformistes et libres de toute attache. Ce que devrait d'ailleurs être tout bon polar qui se respecte : c'est la liberté du genre (forme et expression) qui fait qu'un polar est bon, outre le regard et le style de l'auteur. Par contre, il est évident qu'il est écrit pour le pire par des intellos et prétendus tels.

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J'ai également rappelé que la revue Polar (« Le Magazine du policier »), dont Jean-Pierre Deloux fut le rédacteur en chef, avait consacré de nombreux numéros au cinéma. Voilà quelques références :

- « dossier José Giovanni » (éditorial de François Guérif ; texte de Jean-Pierre Deloux ; entretien avec José Giovanni ; filmographie), n°17, février 1981, p.3/4-34 (+ couverture) ;

- dossier sur James M. Cain et le cinéma (éditorial de François Guérif ; textes de Jean-Pierre Deloux, François Guérif ; entretien avec Bob Rafelson ; filmographie), n°21, octobre 1981, p.3/4-36 (p.17-22 sur le cinéma) (+ couverture) ;

- « Hollywoodomania », n°6 (nvl.série) ;

- « Manchette et le cinema » (entretiens avec Claud Chabrol, Jacques Bral, Phillippe Labro), H.S. spécial Jean-Patrick Manchette, 1997 ;

- « Le Roman policier au cinéma » (« édito » de François Guérif ; « En guise de... » et « Faux jumeaux », par Eric Libiot ; entretiens avec Jerome Charyn, James et Curtis Hanson pour L.A. Confidential, Marc Behm / Jacques Audiard pour Mortelle randonnée, Michael Oblowitz et Larry Gross pour This World, then the Firworks, Tonino Benacquista pour Vous êtes un crime, Georges Lautner pour Les Tontons flingueurs ; « To be or not to be... Marlowe », par Jean-Bernard Pouy ; « Archer vs Harper », par Gilles Verdiani ; « Maillot jaune et Série Noire », par Christophe Dérouet), n°18 (nvl.série), septembre 1997, p.7-102 (+ couverture) ;

- dossier sur Elmore Leonard et Quentin Tarantino, n°19.




Lien complémentaire :

- notice de Wikipédia sur Jean-Pierre Deloux, relativement complète.

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L’AFFAIRE "LOLA MONTÈS"

16 Février 2009, 21:11pm

Publié par Mister Arkadin

Dans le n°252 de Studio (décembre 2008, p.108-111, « Plus haut, Lola, plus haut... »), Marcel Ophuls donne sa version des déboires rencontrées par Lola Montes, le film de son père Max, et de sa réhabilitation, d'abord critique, grâce principalement à François Truffaut (des extraits de son article des Cahiers du cinéma ici), puis technique.

Complétons ce salutaire rappel en reproduisant le texte publié en janvier 1956 par François Vinneuil, l'ancien critique cinématographique de L'Action français, du Petit parisien sous l'Occupation et de Je suis partout, en première page de Dimanche-Matin. Pourquoi celui-ci ? Parce que c'est sans doute l'un des plus difficiles à trouver et parce que Max Ophuls, qui ne le découvrit que quelques mois plus tard (ses producteurs ayant omis de lui adresser les articles favorables à son film), écrivit à son auteur que sa critique lui avait redonné le moral et qu'il la « relirai[t] chaque fois [qu'il] aurai[t] besoin d'un encouragement » (courrier du 1er septembre 1956).


« Délice du cinéma baroque. L'Affaire "Lola Montès" », par François Vinneuil

Il y a donc une affaire « Lola Montès »...

Puisque le hasard veut nous en parlions les derniers, reprenons les choses par le commencement. Max Ophüls, célèbre depuis le ravissant « Liebelei » (1932), fort d'un succès récent - « commercial » mais honorable, « Madame de... » - est engagé par un producteur plein de faste. Crédits illimités ! Il s'agit de faire encore plus grand, plus clinquant, plus riche que « La Dubarry », que « Lucrèce Borgia ».

Scénario ? Lola Montès. Une biographie colorée, en effet, dont tous les détails peuplent une quinzaine de livres. Une aventurière à tous crins, mi-Andalouse, mi-Irlandaise, mauvaise danseuse, mais pourvue d'une quantité d'autres talents. Liszt, son amant pendant quelques semaines, pour s'en débarrasser fila à l'anglais en l'enfermant à double tour dans une chambre d'hôtel où elle mena un tapage d'enfer et fracassa tout durant douze heures. Quelques années plus tard, elle subjuguait l'aimable Louis Ier, roi de Bavière, souverain non moins artiste et romantique que son petit-fils Louis II et âgé à l'époque de plus de soixante ans. Elle l'enjola si bien qu'elle faillit devenir reine, après avoir fait chasser l'archevêque, bouleversé toute la cour de Munich. Il fallut une émeute de la population pour qu'elle renonçât à la couronne et prit le large.

Bon. Il n'est pas question, naturellement, de montrer dans sa vérité cette terrible et superbe lionne. On édulcore, on gomme, on ponce. Lola sera une touchante victime de l'amour. Pour être encore plus sûr de bien s'installer dans le roman de midinette, on fera jouer cette Lola par Mme Martine Carol.

Notre Ophüls accepte tout : la vedette banale, les fades et niaises consignes.

On pouvait faire avec la vraie Lola un film d'un relief balzacien, d'une acuité stendhalienne. Tant pis. Ophüls s'en fiche. Ce film, du reste, ne serait sans doute pas dans ses cordes, dans son tempérament. Ophüls a son projet. Puisqu'il est passagèrement si riche, il va s'offrir un de ces luxes dont l'occasion ne se rencontre guère plus d'une fois dans une carrière de cinéaste. Il va faire un film d'abord pour lui, le film souvent rêvé, avec toute les libertés, toutes les fantasmagories si belles dans la tête et que la finance et l'industrie rendent toujours irréalisables. Ce film qu'il avait pu tenter à moitié dans « La Ronde », mais qu'il va recommencer avec les moyens les plus neufs, couleurs, cinémascope...

C'est assez dire déjà que notre auteur n'a rien de commun avec tant de cinéastes à qui l'on offrit aussi la carte blanche et qui ne surent qu'avouer leur vide prétentieux.

Ophüls, lui, a de l'imagination et, merveille ! une imagination foncièrement, totalement, délibérément cinématographique.

Et en avant ! Vingt-deux semaines de tournage, quatre-vingt-cinq kilomètres de pellicule accumulés, six cent quarante-huit millions de devis. Une de ces folies qui rendent encore de temps à autre l'Europe supportable...

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Le résultat est exquis.

On m'avait parlé d'une orgie tourneboulante, extravagante de travellings, de vues plongeantes et tout ce qui s'ensuit.

L'orgie existe. Mais ce n'est jamais cette virtuosité creuse qui fatigue si vite, ces cadrages trop médités qu nous font hausser les épaules. Ophüls se délivre d'un lyrisme trop longtemps comprimé. Son film respire la joie du créateur qui envoie toutes les concessions et toutes les habitudes par-dessus les moulins.

Rien de plus fastidieux, par exemple, qu'un défilé militaire que l'on monte comme un clou, une des preuves que les réalisateurs n'ont reculé devant aucune dépense. Ophüls ne le sait que trop bien. Alors, il se permet de déplacer huit cents hommes, des canons, des chevaux, pour les faire passer en troisième plan, entre les ombrelles. Et l'image d'Epinal redevient pittoresque, imprévue, toute brillante de vie. Et Ophüls a déjà peuplé de cinq cents figurants le café-concert en plein air que Lola traverse en coup de vent.

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Puisqu'on dispose de cette magnifique, colossale machinerie, c' est pour s'en servir, que diable ! Une salle d'Opéra ? Sera-ce cet éternel « plan d'ensemble » de cinquante ou soixante « frimants » au coude à coude et deux ou trois photos d'une glotte de cantatrice ? Non. Ce sont d'abord les deux doigts gantés du roi qui reproduisent sur le velours du rebord de loge les pas de la danseuse, puis toute la loge du roi, puis le premier balcon, avec tout son monde, puis le second, puis le « paradis ». Et le lustre, et un gros plan du lustre pour achever cette séquence délectable. Cela coûte aussi cher que de reconstruire en studio la salle entière et la scène de l'Opéra-Comique. Mais il nous semble que c'est la première fois, depuis de longues années, que le cinéma nous emmène au théâtre.

On n'en finirait pas de dénombrer les richesses de ces deux mille cinq cents mètres de pellicules gardés par Ophüls. Il nous offre un cirque de rêve, ce cirque aux agrès vertigineux, aux perspectives fantastiques qui ne peut exister que par le cinéma. Il nous offre un emploi sans précédent de la couleur, cette symphonie de reflets de l'Hôtel des Palmiers avec ses glaces, ses verres cathédrale, son fouillis luisant, cet automne italien tout doré, et la berline se dore elle aussi pour parfaire cette harmonieux accompagnement à la mélancolie légère d'un adieu sans pleurs. Par des « caches », par des ombres adroitement ménagées, il nous donne ce « grand écran variable » que nous avons réclamé dès la première heure du cinémascope.

ET le décor du moindre plan de trois secondes est habillé, meublé, peint, éclairé avec autant de raffinement que si un prince devait y vivre jusqu'à l'épilogue. Ne faudrait-il pas remonter à « La Kermesse » de Jacques Feyder pour retrouver un film dont chaque détail, chaque mètre portât un à tel point la marque de son auteur ?

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C'est un film pour les poètes et les artistes. Il est donc normal que les vrais créateurs de cinéma, tels Jacques Becker, s'enthousiasment pour lui.

Normal aussi, malheureusement en 1956, que le public s'étonne, ne s'y reconnaît plus... Que ce soit sa faute, non. Mais à coup sûr celle des chroniqueurs, des « guides » qui font chorus avec lui, sont désappointés comme lui qu'on ne leur serve pas la petite histoire traditionnelle, signalisée comme une route nationale.

L'histoire, du reste, est dans le film. Mais conçue en « flash back » classique, elle est racontée pour les yeux. Et elle prend, sous cette forme, une verve étonnante, raccourcis, métaphores, transitions vives, cocasses, délicieusement habiles entre la parade du cirque Mamooth et l'ancienne réalité.

Je ne sais rien qui, pour ma part, me venge davantage des films discours que ce dialogue « d'accompagnement », un peu déchiqueté, abandonné, repris, machinal, combien plus conforme à la vie que les tirades sur mesures de nos paroliers célèbres !

« Lola Montès » pétille d'esprit. Mais d'un esprit qui n'est pas dans le mot, ce serviteur si souvent abusif. Ophüls l'a remis dans les images, vraie substance de son art à lui.

Et si Martine Carol, malgré des efforts méritoires, n'est pas la femme du rôle, qui revenait de droit à la belle Maria Felix, bref, si, dangereusement grimée en brune, elle est le seul poids mort du spectacle, la distribution est des plus alléchantes, avec l'abatage, la carrure d'Ustinov, le charmant Anton Walbrook, l'ancien héros de « Mascarade », d'une sensibilité, d'une finesse parfaites dan le rôle du roi, les silhouettes de l'étudiant Werner de Guisol, des clowns, des nains et ces personnages hoffmanesques qui traversent à chaque instant l'écran.

Ajoutons que la partition qu'a signée M. Auric est autrement étoffée que la rengaine universelle de « Moulin-Rouge ».

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L'incertitude du public devant « Lola Montès » prouve à quel point il s'est déshabitué de tout un cinéma auquel le préparaient jadis, sur le mode facile, des opérettes comme « Le Congrès s'amuse », des revues comme « 42e Rue ». Mais aussi, pourquoi lui a-t-on tellement vanté des sous-produits du théâtre, aux ambitions figées ?

Ce qui devient incroyable, c'est que plusieurs « guides » protestent quand Astruc ou Becker vantent le goût de Max Ophüls. Sans doute, ce n'est pas le goût latin de René Clair. C'est le goût baroque de cette Germanie du Sud, Autriche, Bavière, qui a toujours été la partie artistique d'Ophüls, Allemand de l'Allemagne industrielle, si je ne me trompe... Jamais sans doute, on n'avait transposé à l'écran avec autant de bonheur et de faconde cette esthétique un peu délirante mais si savoureuse, celle de Salsbourg, de Wurtzbourg, du « Rosen Kavalier » de Richard Strauss.

« Lola Montès » : le seul film, depuis « La Strada », que j'aie voulu revoir deux fois d'affilée, avec un plaisir qui ne s'émoussait pas.

Moi, je verrais, je reverrais dans ce style-là tout ce qu'on voudrait, et les « séries noires, et les westerns, et même les « Signes de la Croix » !

Et, en tout cas, si les prix avaient encore le moindre sens, si les jurys songeaient enfin à soutenir les œuvres originales, fécondes, aventurées, le « Lola Montès » d'Ophüls devrait être le film le plus couronné cette saison.


Ces amabilités entre Ophuls et Vinneuil peuvent paraître d'autant plus surprenantes qu'il s'agit d'une réconciliation, la gratitude d'Ophuls n'en étant que plus remarquable, vu les propos peu amènes que le second tint sur le premier dans son pamphlet Les Tribus du cinéma et du théâtre, publiés à Paris en 1941 dans la collection "Les Juifs en France" des Nouvelles Éditions Françaises". En voici un extrait, prélevé page 85 :

« Pour les fameuses gloires du cinéma allemand, j'ai signalé le brusque dégonflement qu'elles subirent sitôt arrivées chez nous. Le cas le plus étonnant fut celui de Max Ophüls, qui débarquait de Vienne, précédé par la réputation de Liebelei, films d'une délicieuse sensibilité, et d'une facture de grand virtuose. M. Max Ophüls, une fois installé à Paris, commença à faire la petite bouche. Aucun des scénarios qu'on lui soumettait n'était digne de son génie. Il fallut mobiliser en son honneur Mme Colette, qui écrivit consciencieusement l'histoire et les dialogues de Divine. M. Ophüls dut se résigner enfin à tourner. Son produit fut une pauvre chose gauche et informe. Sur le plateau, M. Ophüls était apparu égaré, bafouillant, tâtonnant. Les langues se délièrent et on apprit que selon toute vraisemblance, M. Ophüls avait à peine mis la main au Liebelei viennois.

 » A la lumière de ce fait, il faudrait réviser beaucoup d'illustrations du cinéma juif, rechercher les complicités tortueuses, les chantages, les pressions qui leur permirent de s'établir. On y verrait qu'après l'usurpation de la propriété matérielle, les Juifs pratiquent aussi froidement celle de la propriété spirituelle, et que parmi leurs plus fameux metteurs en scène, abondent les vulgaires négriers. Privés à Paris de leurs esclaves, ils ne pouvaient manquer de laisser transparaître leur imposture. »

Tous mes remerciements les plus chaleureux à la toute nouvelle association des Études rebatiennes pour la transmission de ce texte. Son principal responsable a présenté son projet lors d'un récent « Libre journal des Lycées », sur Radio Courtoisie (enregistrement de l'émission). 

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