Mister Arkadin

MOI NON PLUS JE T’AIME, BONI : LA MÉMOIRE LONGUE D’OLIVEIRA

15 Août 2010, 23:03pm

Publié par Mister Arkadin

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A contrario de nombreux cinéphiles, je ne fais guère usage des boni de DVD, n’ayant pas sauté dans le train de cette pratique pouvant révolutionner la perception des films. Vais-je m’y convertir après avoir vérifié ce que j’avais pressenti dès l’annonce de la sortie en DVD, le 4 mai 2010, de Je t’aime… moi non plus. Artistes et critiques (documentaire de Maria de Medeiros sorti à l’Espace Saint-Michel de Paris le 9 mai 2007), avec en "boni" « 4h40 d’interviews exclusives et inédites », dont une avec Manoel de Oliveira (17 min. 48 sec.) - à savoir que l’oubli que j’avais attribué à ce dernier dans mon billet « Éloge d’un critique », tempéré par « Gratitude d’Oliveira », résultait du montage effectué pour ne retenir dans le documentaire que quelques bribes de son entretien. Dans ces dernières n’est pas mentionné le nom d’Émile Vuillermoz. Le bonus montre qu’Oliveira n’a toutefois pas oublié de rendre hommage à celui-ci puisque voici la retranscription du premier extrait figurant sur le DVD (sous le titre « La plus belle phrase ») :

« La phrase la plus belle, qui m’a le plus touché, c’est en 1931, Émile Vuillermoz, qui était critique dans le journal Le Temps. Après la première de mon film, le documentaire Douro Faina Fluvial, sous un tonnerre de chahuts et de sifflets, de la part du public portugais et des critiques alors présents. Mais comme c’était une projection destinée à la critique internationale, Vuillermoz était là, un grand critique français de l’époque autant de musique que de cinéma, pour le journal Le Temps. Il voulait me rencontrer, et on me l’a présenté. Je ne parlais pas français à l’époque. Alors on m’a traduit ce qu’il me disait, que le cinéma était entre les mains d’une nouvelle génération, et qu’il avait senti cela dans mon film. Et que je l’avais réellement ému par l’expression et la richesse du montage. Et ces premiers mots, alors que je présentais mon premier film, j’avais vingt-et-un ou vingt-deux ans, quelque chose comme ça, après ce tonnerre de sifflets, ce fut pour moi une joie. Ce fut la première joie que j’ai connu par mon travail de cinéaste. Après, j’ai connu la répétition de cela tout au long de ma vie jusqu’à aujourd’hui. »

Un autre document permet de se rendre compte qu’Oliveira mentionne quasiment toujours Émile Vuillermoz quand il est question de ses débuts dans le cinéma et de la reconnaissance comme cinéaste : l’enregistrement vidéo d’une discussion entre le metteur en scène et l’écrivain Antonio Tabucchi, organisée à la suite de la projection de Douro, Faina Fluvial à la Cinémathèque française le 3 juillet 2008. Il lui reconnaît la prééminence bien que Tabucchi tente de la minorer pour mettre en avant un auteur autrement plus connu. Entre la sixième et la septième minute, tandis que Tabucchi lui parle de la « recension enthousiaste » d’Émile Vuillermoz, « le critique français, une autorité de la critique », « la France vous [ayant] reconnu tout de suite », tout en ajoutant « mais le premier critique en absolu est Luigi Pirandello », Oliveira trouve le temps de glisser, mezza voce, « pour la première fois » (à propos de sa reconnaissance comme cinéaste, par la France donc, et plus précisément par Vuillermoz). Il enfonce le clou entre la dix-neuvième et la vingtième minute : « Vuillermoz en a parlé très bien ; et Pirandello aussi. Sans cela, ce serait fini. Alors je ne peux oublier ce moment. » Il évoque ensuite Amour de perdition, film sorti à Paris le 13 juin 1979 qui, grâce à son succès en France dû à l’enthousiasme des journaux français, connut un retour triomphal au Portugal, puis conclut ce chapitre fondamental de sa reconnaissance critique :

« Ces deux moments sont dans mon cœur et cela m’a donné la continuité. Sinon je crois que [j’aurais été] fini. Alors, j’ai la France dans mon cœur. »

 


Complément (20 août 2010) : Dans Politis (n°1110, 8 juillet 2010, p.25), Christophe Kantcheff cite des propos tenus par Wim  Wenders que je reprendrais bien à mon compte : « [Une bonne critique] n'est pas une opinion. C'est le récit de l'expérience que quelqu'un a eue avec un film. Si, en lisant son texte, je ressens que le critique a vécu quelque chose en voyant le film, alors il m'intéresse. »