AGORA VS. BRIGHT STAR
Le dépérissement de la presse et le déclin de la lecture entraînent un appauvrissement constant des pages culturelles et une réduction de la taille des papiers. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle « aujourd’hui, la critique cinématographique bénéficie dans la presse généraliste » d’une « place » « bien plus importante » que celle qu’elle occupait jusque dans les années 1970 » (Yann Darré, « Esquisse d’une sociologie du cinéma », Actes de la recherche en sciences sociales, n°161-162, mars 2006, p.128), jamais, depuis 1915, les critiques n’ont eu aussi peu d’espace pour développer leurs arguments. Il n’est que de lire le recueil des écrits de François Vinneuil, parus dans les années 1940, que Pardès vient d’éditer pour s’en rendre compte.
C’est assurément regrettable. Toutefois, certains critiques réussissent à faire de l’obligation d’être concis une force. Philippe Piazzo y arrivait admirablement voici quelques années dans feu Aden, le supplément culturel du Monde et des Inrocks. Aujourd’hui, les brèves notules critiques les plus pertinentes paraissent dans le supplément « Style » de L’Express (qui l’eût cru ?!) et dans Valeurs actuelles, sous la plume de Laurent Dandrieu. Rendons hommage à ce dernier en renvoyant à la critique admirable de précision et de justesse qu’il a consacrée au film Agora (Valeurs actuelles, 7 janvier 2010, p.62, « Grossier »).
Et, pour faire bonne mesure, montrer que les critiques n’ont pas le monopole de la pertinence et associer dans le même billet le pire film de l’année et le meilleur, je reproduis des propos de Philippe Bilger sur Bright Star, recueillis dans Le Monde des 3-4 janvier 2010 (p.14, « Au cinéma avec Philippe Bilger, magistrat ») :
« J’ai envie de voir le plus rapidement possible le dernier film de Jane Campion. A l’égard de cette œuvre, je me trouve dans cette situation faite à la fois de délicieuse attente et de certitude heureuse. La Leçon de piano (1993), déjà, m’avait touché en plein cœur par cette manière de décrire la lente mais inéluctable montée du désir avec les mille silences, pudeurs et gestes qui l’accompagnent. Bright Star va nous faire vivre la passion contrariée mais irrésistible du jeune poète anglais John Keats et d’une voisine, Fanny Brawne, étudiante au tempérament vif et exalté.
» Tout ce que j’aime au cinéma semble être réuni, même dans cette simple esquisse. Non seulement l’Histoire, grande ou petite, qui constitue le terreau privilégié pour non pas entraver l’imagination, mais au contraire lui donner un essor infini à partir du réel. J’incline à penser que la vanité des créateurs médiocres, notamment dans beaucoup de film français, les prive d’une matière qui, bien exploitée, sortirait notre cinéma de ses péripéties vaudevillesques ou microcosmiques.
» La littérature, l’enchantement de la poésie, la légende de Keats, dont la fragilité et la maladie sont entrées dans les têtes presque comme une donnée universelle, viennent projeter leur magie sombre et flamboyante sur la prose d’un monde trop concret. Il y a, dans ce mélange de ce qui a été avec ce qui a été écrit, un accord nature que souvent la littérature paraît Histoire et l’Histoire littérature. Le passé défini et l’éternité de l’élan poétique se répondent et s’accordent. La passion – ce mouvement profond, intense et implacable qui vous fait réduire l’univers à un seul être, préférer la douleur, parfois, de la présence à la fausse tranquillité de l’absence – m’attire par avance tant je suis persuadé que Jane Campion en déchiffrera avec finesse et intelligence les secrets et les fatalités.
» Enfin, si je ne déteste pas les films d’action, précisément parce que leur psychologie sommaire leur permet une intrusion brutale et éclatante dans la substance de la vie, je privilégie tout de même les états d’âme raffinés et les sensibilités complexes dont les développements représentent une action tellement plus singulière. Histoire, littérature, sentiment amoureux, la dramatisation des cœurs et leur lutte contre ce qui prétend les étouffer : l’art est d’abord une promesse.
» Je rêve peut-être sur le film de Jane Campion. Mais c’est si bon, si doux, si puissant, d’aimer avant de regarder et de savoir. De se "faire son cinéma" avant de goûter le vrai. »