LES PALIN, VOLONTAIRES POUR ÊTRE VICTIMES (ENTRE AUTRES DE JUNO)
À l’occasion de la polémique relative à la grossesse de la fille, mineure, de Sarah Palin, le gouverneur de l’Arkansas que John McCain a choisi comme candidate à la vice-présidence des U.S.A., il a de nouveau été question du "syndrome Juno" (« L’embarrassante colistière de John McCain », Le Figaro, 3 septembre 2008, p.2) ou "phénomène Juno" (« Grossesse gênante dans l’enceinte républicaine », Libération, 3 septembre 2008, p.8), dont j’ai parlé dans « D’une influence inattendue du cinéma ». Cette affaire ne fait plus guère de vagues dix jours après, le choix de la dynamique, pugnace et déterminée Palin ayant d’ailleurs apparemment permis à McCain de repasser en tête des sondages. Il a en tout cas suscité la publication d’une tribune (Le Figaro du 3 septembre, page 16) allant dans le sens d’une évolution sociale que j’ai évoquée le 26 mars dernier (ici).
J’écrivais alors : « Je suis pour ma part résolument contre la peine de mort. Mais cela m’horripile que l’opinion inverse n’ait dorénavant quasiment plus droit à l’expression, alors qu'elle était majoritaire il y a trente ans, et que ses partisans doivent être considérés comme des ennemis du genre humain, les journalistes bien-pensants rappelant opportunément de temps en temps l’avis de tel ou tel à ce sujet pour le pointer du doigt avec dégoût (par exemple Alain Delon). Gageons que, dans une vingtaine d'années, les adversaires de "l'ultime liberté" (comme dit Télérama à propos de l'euthanasie, n°3037, 26 mars 2008, p.7) seront aussi stigmatisés comme de dangereux intégristes que ne le sont aujourd'hui les opposants à l'avortement (1). »
L’auteur de la tribune « Élections américaines : le réveil de l'intolérance morale », Nicole Bacharan, en avance sur son temps (c’est sans doute pour cette raison qu’elle est systématiquement invitée par les médias dès qu’il est question des Etats-Unis), saute allègrement le pas. En premier lieu, la fille de Sarah Palin est désignée comme une « victime » de l’idéologie perverse et hypocrite de sa mère. La malheureuse va en effet avoir un enfant accueilli avec joie par une famille ayant largement les moyens de subvenir à ses besoins. Citons longuement cet autre admirable passage de la tribune de Nicole Bacharan : « Il ne s'agit pas ici de critiquer la décision d'une femme comme Sarah Palin, qui a voulu, en toute connaissance de cause, mettre au monde un enfant trisomique. Mais il y a de quoi s'alarmer de voir aux États-Unis, en 2008, une minorité active, très bien financée, qui cherche à imposer par la loi des choix privés. »
Passons sur la mauvaise foi qui consiste à reprocher à une femme politique de vouloir que la loi s’occupe de choix privés (2). « Choix privés » signifie manifestement pour Nicole Bacharan : « choix qui ne sont pas les miens et qui, de ce fait, ne devraient pas avoir droit de cité ». Car si l’on s’interdit de légiférer sur les choix privés, autant supprimer quasiment tout le droit de la famille, de la procréation et de la filiation (entre autres) ! Relisons en revanche attentivement la phrase précédente. « Une femme comme Sarah Palin » - Pouah, on sent la personne méprisable ! – « a voulu, en toute connaissance de cause, mettre au monde un enfant trisomique ». Non mais quelle irresponsable ! Elle était au courant et elle a tout de même mis ses actes en accord avec ses convictions en ne supprimant pas une erreur de la nature (3). Non mais quelle conne celle-là ! L’euthanasie et l’avortement ne devraient-ils pas non seulement être un droit, mais une obligation pour ce genre de dangereux individus, incapables de comprendre ce qui est bon pour leur famille et, plus généralement, pour la société ?
Passons enfin sur le procédé de notre libérale (au sens américain du terme), parfaitement sarkozyste en l’occurrence, consistant à faire semblant de poser des questions dont la réponse devrait être évidente : « Comment, en même temps, revendiquer le droit au port d'arme (position défendue par Sarah Palin) au nom de la liberté individuelle, et s'opposer au droit à l'avortement, c'est-à-dire à une autre liberté individuelle ? » Ce genre de rhétorique ne me semble guère justifier la publication de cette tribune dans une page « Débats ».
Le "nouvel enjeu" des élections américaines serait « la liberté des femmes ». Nul doute que Nicole Bacharan et Sarah Palin ne soient toutes deux très libres. Je ne suis en revanche pas sûr que l’une, malgré ses certitudes à ce sujet, soit plus en faveur de la liberté des autres femmes que l’autre. Elles ont juste une conception différente de la liberté. Celle de Bacharan ne fait pas moins froid dans le dos que celle de Palin.
Notes et compléments :
(1) Camille Galic cite dans son éditorial de Rivarol du 28 mars 2008 les propos très clairs à ce sujet du futurologue et conseiller favori des présidents français, de Mitterand à Sarkozy, le sieur Attali. On peut les retrouver ici.
(2) ..........
(3) (14 octobre 2008) L'inénarrable Philippe Val nous offre une variation sur ce thème dans son édito de Charlie Hebdo du 1er octobre 2008 (p.3) : « Sarah Palin vit dans une société où tout est possible. Les libertés individuelles y sont garanties. Une femme peut être parfaitement maîtresse de son corps, être homosexuelle, ne pas avoir d'enfants, interrompre une grossesse, mener la vie qu'elle veut. On peut militer contre la peine de mort, contre le racisme, pour la laïcité, pour l'épanouissement et la liberté des individus. On peut y regarder à deux fois avant de mettre au monde un enfant handicapé qui a toutes les chances de nous survivre et dont on ne sait pas ce qu'il deviendra lorsqu'on ne sera plus là pour s'en occuper. » Vu que le traitement des vieux dans les hospices est souvent loin, pour diverses raisons, d'être pleinement satisfaisant (comme un reportage diffusé par France 3 et en partie tourné en caméra caché l'a récemment rappelé), nul doute que Philippe Val se réjouira que l'on puisse vivre bientôt « dans une société où tout [sera] possible » à leur égard, en particulier de s'en débarrasser quand ils deviennent un peu trop encombrants.
(9 octobre 2008) : Sarah Palin ne m’est rendue sympathique que par la manière dont elle est traitée dans les médias dominants français. Les Inrockuptibles se sont à ce propos une nouvelle fois surpassés dans leur numéro 688 (23 septembre 2008). Alors qu’ils s’indignent à longueur de pages des atteintes aux libertés publiques de la dictature instaurée par Nicolas Sarkosy, en remettant dans ce numéro une couche sur le fichier Edvige, dispositif « profondément liberticide » (page 22, « Edvige bouge encore »), ils se délectent page 91 d’« une plongée dans les mails de Sarah Palin », en donnant l’adresse d’un site où l’on peut voir « des photos de famille ridicules, du spam et des mails chiants comme la neige » prélevés dans la messagerie de Sarah Palin par des pirates délicats et sans doute eux aussi pourfendeurs des atteintes à la vie privée, quand ce n’est pas celle de ses ennemis idéologiques.
---- « Élections américaines : le réveil de l'intolérance morale », par Nicole Bacharan, Le Figaro, 3 septembre, page 16, http://www.lefigaro.fr/debats/2008/09/03/01005-20080903ARTFIG00020-elections-americaines-le-reveil-de-l-intolerance-morale-.php :
Nicole Bacharan, spécialiste de la société américaine, historienne et politologue, réagit à la décision de John McCain de choisir Sarah Palin comme colistière sur son ticket républicain. Par ailleurs, elle publie cette semaine Le Petit livre des élections américaines et en octobre Les Noirs américains, des champs de coton à la Maison-Blanche (éd. du Panama).
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En choisissant Sarah Palin, gouverneur de l'Alaska, comme candidate à la vice-présidence, John McCain a soudain remis au cœur de la bataille électorale les fameuses valeurs morales qui, après huit ans d'Administration Bush, avaient cédé la place aux vraies priorités (récession, terrorisme, deux guerres, tensions grandissantes dans le monde). Jusque-là, John McCain, peu aimé dans son parti, cherchait plutôt à attirer les indépendants et les modérés. L'arrivée de Sarah Palin change radicalement ce schéma : elle polarise fortement l'élection et provoque l'irruption de l'intolérance morale dans la campagne.
Pourquoi John McCain, 72 ans, a-t-il désigné, pour lui succéder en cas de défaillance à la tête des États-Unis, au cas où il serait élu, cette nouvelle venue qui a peu d'expérience en politique intérieure et aucune en politique extérieure ? Bien sûr, Sarah Palin est femme (pied de nez à Hillary), jeune (pied de nez à Obama), susceptible d'apporter modernité et glamour au ticket républicain. Mais surtout et c'est pour lui l'essentiel Sarah Palin est une chrétienne ultraconservatrice, partisane de l'enseignement du créationnisme (qui réfute la théorie de l'évolution), militante antiavortement acharnée ; elle soutient les programmes qui prônent exclusivement l'abstinence auprès des adolescents et ignorent la contraception (hypocrisie dont sa fille se trouve aujourd'hui la première victime). Le rôle de cette Dame de glace est clair : rallier à John McCain l'ultra-droite chrétienne qui, jusque-là, avait tendance à le bouder.
Cette stratégie a été concoctée par les conseillers qui, tirant les leçons de la défaite de George Bush père (face à Bill Clinton en 1992), avaient fondé l'ascension politique de son fils W. sur ce principe : pour l'emporter, le candidat républicain doit absolument obtenir les voix des chrétiens conservateurs. Pour les convaincre d'aller aux urnes, il faut leur donner des gages sur les sujets «moraux » les plus passionnels : l'avortement, le mariage gay, la recherche sur les cellules souches. Cette radicalisation est donc désormais aussi celle de McCain.
Il ne s'agit pas ici de critiquer la décision d'une femme comme Sarah Palin, qui a voulu, en toute connaissance de cause, mettre au monde un enfant trisomique. Mais il y a de quoi s'alarmer de voir aux États-Unis, en 2008, une minorité active, très bien financée, qui cherche à imposer par la loi des choix privés. Et il y a de quoi protester contre cette équation qui voudrait qu'un groupe particulier — la droite chrétienne — possède le monopole de la morale tandis que tous les autres vivraient dans la débauche. Quel paradoxe pour le Parti républicain, toujours hostile aux empiétements de l'État, d'être devenu le chantre des valeurs religieuses imposées par la force publique ! Comment, en même temps, revendiquer le droit au port d'arme (position défendue par Sarah Palin) au nom de la liberté individuelle, et s'opposer au droit à l'avortement, c'est-à-dire à une autre liberté individuelle ?
Au fil des nombreuses années passées à ausculter la société américaine, j'ai acquis le sentiment que George W. Bush a mené une politique beaucoup plus à droite que la plupart des citoyens ne le souhaitaient. En 2004, j'estimais que si une majorité d'Américains, traumatisés par le 11 Septembre, préféraient confier leur sécurité à George W. Bush plutôt qu'à John Kerry, peu convaincant, ils ne souhaitaient pas pour autant mettre la religion au pouvoir. J'ai rencontré des chrétiens qui protestaient contre l'utilisation politique de leur foi ; des jeunes (républicains ou démocrates) qui cohabitaient sans se marier ; des citoyens qui refusaient les discriminations envers les homosexuels… J'ai vu une population dont les modes de vie — Est, Ouest, Nord, Sud, villes et campagnes — se mêlent de plus en plus grâce à l'Internet, l'arrivée d'immigrants du monde entier, et la grande mobilité à l'intérieur du pays. Bref, j'ai vu une Amérique plutôt raisonnable, moins bigote et moins belliciste que sa caricature…
Est-ce encore le cas ? Si Sarah Palin est élue en dépit de ses insuffisances politiques, alors cette image n'est peut-être plus la bonne. En choisissant cette colistière, John McCain prend le risque de diviser à nouveau le pays selon les clivages moraux et religieux qui lui ont fait tant de mal. Depuis cette annonce, les fondamentalistes sont (aux dires de Ralph Reed, ancien chef de la «coalition chrétienne »), «au-delà de l'extase». Ils se lancent à fond dans la bataille. L'électorat démocrate est tout autant motivé. Événement déjà historique (avec le premier candidat noir), l'élection de 2008 est donc également devenue un test in vivo de l'état réel de la société américaine. Avec pour nouvel enjeu, la liberté des femmes.