TOUS POUR OU TOUT CONTRE GUITRY ?
Dans mon article du 25 janvier sur Alfred Hitchcock, j’ai esquissé le programme d’un travail d’ « anthropologie de l’admiration », en matière de cinéma, qui pourrait être réalisé pour le "maître du suspens", mais également pour des cinéastes comme Guitry ou Pagnol.
Dans le dernier numéro de 1895, la très riche revue de l’association française de recherche en histoire du cinéma (AFRHC), François Albéra, toujours aussi productif et stimulant (à défaut d’être toujours pleinement convaincant), pose quelques jalons de ce travail à propos de Guitry. En s’interrogeant à la manière d’Alain Badiou (« De quoi Sacha Guitry est-il le nom ? »), il examine, à grandes enjambées, la réception critique du cinéaste Guitry, depuis sa réévaluation par les Cahiers dans les années 1950 jusqu’à aujourd’hui. Il ne s’interroge guère que dans le titre à vrai dire, la célébration de Guitry opérée récemment à la Cinémathèque française et dans la presse lui paraissant pouvoir être reliée à la politique menée par Nicolas Sarkozy et à une résurgence de pétainisme, qui est à son avis marquée par la misogynie, la xénophobie, l’antiparlementarisme et le « consentement aux valeurs patriotiques éternelles », dont aurait toujours fait preuve Sacha Guitry, aussi bien dans sa vie que dans son œuvre, théâtrale comme cinématographique.
On pourrait chicaner Albéra ici ou là, notamment sur le reproche fait à Guitry de ne pas clairement condamner les travers de ses personnages (les « épingler », écrit Albéra), qu’il partagerait donc entièrement, de ne pas mettre un écriteau dans quelques plans de son film où il serait par exemple écrit : « Ce n’est pas bien de tenir des propos moqueurs sur les femmes » ; de la même façon qu’il est écrit sur les paquets de cigarettes que « Fumer tue ». Albéra disant cela de façon autrement savante que moi, cela va de soi, laissons lui la parole : « Encore faudrait-il ne pas laisser ce langage se clore sur lui-même, sur sa fonctionnalité que couronne le bon mot, encore faudrait-il laisser "fuir" le sens dans un excès ou une panique qui désignerait la faille de cette bonne conscience sexiste. » Le prologue de Faisons un rêve dénoncé ici par Albéra étant l’une des séquences des films de Guitry qui me plaît le moins, je me garderai de pousser plus loin mes réserves à ce sujet. Je comprends mieux cependant à la lecture de ses arguments comment Sade peut encore effaroucher tant de hautes consciences (tant mieux ! me direz-vous) et être considéré quasiment comme un précurseur des nazis par un Michel Onfray. Sade ne s’est certes guère embarrassé d’avertissement moralisateur dans sa description des vices de son temps, sinon au début de l’histoire de Justine, mais d’une façon bien trop ironique pour trouver grâce aux yeux de nos si sérieux philosophes et historiens.
J’ironise à mon tour, alors même que la lecture de l’article d’Albéra me semble indispensable pour se déprendre un peu de l’atmosphère d’unanimisme qui entoure désormais la personne et les films de Guitry dans les milieux cinéphiles français. Le retournement complet de l’opinion à leur propos a quelque chose de suspect, voire de déplaisant. Elle montre en tout cas à quel point nous sommes dépendants des modes et des mots d’ordre, à quel point le suivisme, la peur de ne pas avoir la bonne opinion prend le pas sur l’affirmation de ses propres goûts, quand ce n’est pas sur la capacité même de chacun d’en avoir en propre. Il était inconcevable dans les années 1930 et 1940 de ne pas voir en Guitry (ainsi qu’en Pagnol) un simple propagateur du « théâtre filmé », des esprits ô combien brillants s’y étant laissés prendre dans une assez large mesure (tel Émile Vuillermoz, pourtant son ami) ; il est désormais, après Truffaut, difficile d’écrire ou d’admettre au sein d’un cénacle cinéphile que les films de Guitry sont loin d’être tous enthousiasmants. Je suis pour ma part résolument contre la peine de mort. Mais cela m’horripile que l’opinion inverse n’ait dorénavant quasiment plus droit à l’expression, alors qu'elle était majoritaire il y a trente ans, et que ses partisans doivent être considérés comme des ennemis du genre humain, les journalistes bien-pensants rappelant opportunément de temps en temps l’avis de tel ou tel à ce sujet pour le pointer du doigt avec dégoût (par exemple Alain Delon). Gageons que, dans une vingtaine d'années, les adversaires de "l'ultime liberté" (comme dit Télérama à propos de l'euthanasie, n°3037, 26 mars 2008, p.7) seront aussi stigmatisés comme de dangereux intégristes que ne le sont aujourd'hui les opposants à l'avortement (1). De même, il semblait quasiment impossible au lancement de l’exposition de la Cinémathèque de ne pas voir en Guitry l’un des plus grands cinéastes français et de ne pas se dire ravi par l’ensemble de sa production.
François Albéra tord un peu trop le bâton dans l’autre sens à mon goût ; je persiste à trouver du génie à certains Guitry, au Roman d’un tricheur surtout, à La Poison, et beaucoup de charme à bien d’autres de ses films, y compris La Malibran, que l’on serait bien inspiré de ressortir au moment où Cecilia Bartoli rend hommage à sa devancière. Reconnaissons cependant à Albéra l’immense mérite d’avoir relancé le débat sur Guitry, de façon vigoureuse (sinon toujours rigoureuse), de façon hardie et pour l’essentiel pertinente.
(1) Camille Galic cite dans son éditorial de Rivarol du 28 mars 2008 les propos très clairs à ce sujet du futurologue et conseiller favori des présidents français, de Mitterand à Sarkozy, le sieur Attali. On peut les retrouver ici.