QU’EST-CE QUI FAIT ÉVÉNEMENT DANS L’HISTOIRE DE LA CRITIQUE ?
Décembre 1895 ; 23 novembre 1908 ; 23 novembre 1916 ; 14 janvier 1919 ; 1927 ; 1928 ; 1931 ; 1937 ; 21 octobre 1942 ; janvier 1954 ; mai 1997 ; 10 août 2005 ; 27 août 2008 ; 11 septembre 2008.
Cette suite ne constitue pas, avec retard, le quiz cinéphilique de l’été. Il s’agit juste de quelques dates essentielles de l’histoire de la critique, les premières qui me sont venues à l’esprit en me demandant ce qui avait fait événement dans ce domaine (les événements correspondant sont précisés à la fin de ce billet). Certaines sont incontestables, ou devraient l’être, d’autres plus subjectives. On pourrait certainement en trouver plusieurs autres. Tout cinéphile en trouverait sans doute qui n’ont d’importance que pour lui ou qui ont de l’importance pour tel ou tel groupe de cinéphiles seulement, qui ne concernent que tel ou tel pan du cinéma. Ainsi, aux yeux de Jean-Baptiste Thoret (« Mauvais genres », France Culture, 26 octobre 2007), la présence en une de Libération du film de George A. Romero Land of the Dead, le 10 août 2005, constitue-elle une date dans l’histoire du cinéma et de la critique, en tant que moment clé de basculement dans l’évolution de la reconnaissance d’un « mauvais genre », presque le signe quasi ultime de la légitimation intellectuelle du film d’horreur.
D’autres événements concernent la reconnaissance de la critique de cinéma elle-même (la première chaire universitaire de critique cinématographique, le premier mémoire universitaire consacré à un critique de cinéma, la première thèse, par exemple). J’en ai évoqué une dans la nécrologie de Pierre-André Boutang, au sujet de Serge Daney. Toujours à propos de ce dernier, j’ai consigné vendredi dernier un fait qui est sans doute passé assez inaperçu, alors même qu’il me paraît digne d’être considéré comme un événement dans l’histoire de la critique de cinéma en France. Il s’agit de la diffusion, ce jeudi 11 septembre 2008, dans le cadre d’« Une vie, une œuvre » (10h00 à 11h00 (1)), sur France Culture, d’une émission de Gilles Lyon-Caen (réalisée par Dominique Costa) sur « Serge Daney (1944-1992), le ciné-fils » (avec Serge Bozon, cinéaste, Emmanuel Burdeau, critique aux Cahiers du cinéma, Marie-Anne Guérin, écrivain et critique de cinéma, Noël Herpe, professeur à l’Université de Caen et critique de cinéma). Il est très rare qu’ « Une vie, une œuvre », émission historique de France Culture présentant des portraits d’artistes (des écrivains le plus souvent), consacre l’un de ses numéros à une personnalité de cinéma. Ce n’était arrivé que quatre fois depuis 2002 (d’après le site de la chaîne). Nul doute que Daney aurait apprécié la compagnie d'Andreï Tarkovski (16 mars 2003), de Jean Eustache (29 juin 2003), de Rainer Maria Fassbinder (14 décembre 2003) et de John Ford (31 janvier 2008). Quatre cinéastes (2). Sauf erreur (je n’ai pas vérifié dans les programmes antérieurs à 2002), c’est donc la première fois qu’un critique de cinéma fait l’objet d’une émission dans le cadre de la prestigieuse série « Une vie, une œuvre ». J’y vois une certaine forme de consécration du cinéma, reposant sur l’idée qu’une pensée riche et complexe peut s’élaborer à partir d’une réflexion sur le cinéma, Daney ayant écrit sur bien d’autres sujets, mais l’ayant toujours fait à partir de son expérience de cinéphile.
Ce 11 septembre là ne fera sans doute pas l’objet de rétrospective chaque année. Je prends le pari qu’il sera tout de même un jour considéré, dans le petit milieu de la cinéphilie et des études sur le cinéma, sinon comme un événement d’importance capitale, du moins comme un "marqueur" significatif de la reconnaissance du cinéma en France.
Note et compléments :
(1) La durée de l’émission a récemment été réduite d’une demi-heure, comme si une heure suffisait à faire le tour d’une œuvre… Si même France Culture ne fait plus confiance à la capacité d’attention de ses auditeurs, ne seront bientôt plus diffusés partout que des vignettes sonores, des clips ou des "tubes" (comme l’on dit sur Radio classique).
(2) Deux autres cinéastes, Jacques Demy et Robert Altman, ont fait l'objet d'une émission, depuis, respectivement par Simone Douek, le jeudi 6 octobre 2008, et par Virginie Bloch-Lainé et Gilles Davidas, le samedi 26 juillet 2009. Et, depuis que l'émission a pris le nom « Le Mardi des auteurs », Luchino Visconti a été honoré le 3 novembre 2009, Joseph L. Mankiewicz le 8 décembre 2009 et Jean Renoir le 23 février 2010. L'émission a ensuite repris le nom « Une vie, une œuvre » et elle continue à célébrer des cinéastes : « Carl Dreyer : De "Vampyr" à la résurrection, la passion du cinéma » (par Fabrice Midal et Céline Ters, le 30 janvier 2011), Ernest Lubitsch (par Christine Lecerf), Éric Rohmer (par Hélène Frappat, le 3 novembre 2012), Chris Marker (1er décembre 2012, par Véronique Bloch-Lainé), Yasujirô Ozu (9 mars 2013, par Michel Pomarède), Walt Disney (15 juin 2013, par Barbara Turquier), François Truffaut (13 janvier 2015, par Mathilde Wagman), Buster Keaton (23 janvier 2016, par Françoise Estèbe), Akira Kurosawa (27 février 2016, par Perrine Kervran). Les acteurs ne sont pas en reste : Simone Signoret (21 septembre 2013), Charles Trenet (18 janvier 2014), Stanley Kubrick (par Alexandre Vuillaume-Tylski, 2019 ; rediffusée le 19 mars 2022).
Compléments :
(16 novembre 2009) : j'apprends, grâce au merveilleux "groupe d'échanges sur les émissions de France Culture" (ANPR), qu'une émission avait été consacrée à Michelango Antonioni en 2001.
(1er avril 2013) : de 1984 à 1993, aucune émission n'a été consacrée à un cinéaste, sinon Pier Paolo Pasolini (le 14 juin 1990, plus en raison de son oeuvre littéraire cependant)[merci à la liste ANPR pour cette précision].
P.S. : Serge Daney a longuement parlé de Nuit et Brouillard comme d’un des films qui l’ont fait entrer en cinéphilie. Le documentaire d’Alain Resnais aurait également provoqué l’entrée en politique de certains, tel Pierre Lellouche, d’après ce qu’il a déclaré au début du « Rendez-vous des politiques » (France Culture, samedi 6 septembre 2008).
Présentation de l’émission sur le site de France Culture :
« Le cinéma est le lieu du père, à condition qu’il n’y soit pas, même si on passe sa vie à le chercher dans le monde entier, dans toutes les langues et dans tous les films » (Serge Daney).
Serge Daney a été collaborateur des Cahiers du cinéma, avant d’en devenir rédacteur en chef dans les années 70, puis responsable des pages cinéma et éditorialiste de Libération. Auteur d’une production critique massive, il fut aussi le fondateur de la revue de cinéma Trafic, avant que la maladie ne l’emporte, en 1992.
À partir de 1968, Serge Daney s’éloigne de la salle de cinéma, et voyage, principalement dans le tiers-monde. Ces années-là, où Daney construit un dialogue tendu entre les films et le monde, marquent une période méconnue de l’œuvre. Avec cet homme de cinéma aux multiples formes d’écritures, s’est posé, dès son premier texte sur Rio Bravo écrit à 18 ans, la question du « comment vivre avec les images ». Qu’est-ce que le « je » du spectateur ?
Il s’agit ici de confronter sa cinéphilie - qui s’enroule autour du texte de Rivette sur Kapo de Pontecorvo et s’achève avec Shoah de Lanzmann -, à une réflexion globale, qu’il esquissa pendant trente ans, contribuant à faire de l’exercice journalistique, un véritable art littéraire. En écrivant pêle-mêle sur Carl Lewis ou les gays aux J.O. de 1984, le bassin de John Wayne ou la publicité (sans y souscrire), il a envisagé la critique non pas comme un métier, mais comme un sport. Pour lui, la cinéphilie mimait le tennis : les films le regardaient, il leur renvoyait des balles.
Le petit garçon qui s’identifiait à son petit frère de La Nuit du chasseur de Laughton ou du Moonfleet de Lang s’est inventé « un destin plus vaste », pour reprendre la formule de Thierry Jousse, par-delà la transmission d’un savoir. « Le cinéma, pour moi, c’est l’enchaînement, plus ou moins réussi, de trois moments : voir-parler-écrire ». Plus qu’un passeur, Serge Daney était un griot.
(Lecture par Emilie Transente)
Quelques dates de l’histoire de la critique française (ébauche de chronologie) :
Décembre 1895 : premiers comptes rendus de films dans la presse
23 novembre 1908 : compte rendu de l’Assassinat du duc de Guise, par Adolphe Brisson, dans le quotidien Le Temps
24 mars 1909 : publication du premier "manifeste" pour la critique cinématographique, signé Marc Mario, dans Kinéma
17 octobre 1913 : lancement de la première page spécialement consacrée au cinéma dans la presse française, dans Le Journal
23 novembre 1916 : lancement de la première chronique régulière de critique cinématographique indépendante, par Émile Vuillermoz, dans Le Temps
14 janvier 1919 : lancement par Louis Delluc de sa chronique quotidienne de critique cinématographique dans Paris-Midi
1927 : publication posthume d’un recueil de textes sur le cinéma du critique et théoricien Ricciotto Canudo, L’Usine aux images (textes réunis et présentés par Fernand Divoire, Genève / Paris, Office central d’édition / éd. Chiron)
1928 : création de l’Association amicale de la critique de cinéma pour soutenir Léon Moussinac, auquel l’industriel du cinéma Jean Sapène a intenté un procès pour avoir abusé, dans L’Humanité, du droit de critique
1931 : jugement dans le procès Moussinac-Sapène considéré comme fondamental dans la reconnaissance du droit de critique en matière de cinéma
1937 : création du prix Louis-Delluc par un groupe de critiques, en opposition au Grand Prix du cinéma français
21 octobre 1942 : « Le Tribunal de l’Actualité cinématographique » (ou « Le débat sur les films qu’on projette »), à la Radiodiffusion Nationale, première émission de débats critiques (réalisée par Robert Beauvais, dans le cadre de « L’Actualité cinématographique » avec la collaboration de Maurice Bessy) - parmi les participants : Lucien Rebatet et Émile Vuillermoz
Janvier 1954 : parution de l’article de François Truffaut « Une certaine tendance du cinéma français » dans le numéro 31 des Cahiers du cinéma
Mai 1997 : parution d’un ouvrage du syndicat français de la critique de cinéma sur son histoire, La Critique de cinéma en France. Histoire. Anthologie. Dictionnaire, dir. Michel Ciment / Jacques Zimmer (Ramsay Cinéma)
10 août 2005 : une de Libération sur le film de George A. Romero Land of the Dead
27 août – 1er décembre 2008 : « Le regard de Bazin », cycle de projections à la Cinémathèque française, dans le cadre de l’ « Histoire permanente du cinéma » - le cahiertocentrisme de la Cinémathèque s'est confirmée par la programmation d'un cycle « Serge Daney, 20 ans après » du 20 juin au 5 août 2012