VUILLERMOZ - COMPTE RENDU D'"EUROPE
VIRMAUX (Alain), Europe, n°…, mai 2004, « Notes de lectures », p.352-353.
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Volume qui vient confirmer l’émergence flagrante, en matière de cinéma, d’une nouvelle génération critique. Le fait est sensible depuis quelques années déjà. En 1999, un livre de Christophe Gauthier – La Passion du cinéma (Cinéphiles, ciné-clubs et salles spécialisées à Paris de 1920 à 1929) – attirait d’autant plus l’attention qu’il était publié, conjointement, par L’École nationale des Chartes : vénérable institution qu’on n’imaginait pas du tout, jusqu’alors, disposée à s’intéresser au 7ème art. Le phénomène n’était pas isolé : d’autres études, fort pointues, parurent ensuite à la même enseigne. Plus généralement, s’esquissait une tendance forte à redécouvrir des cinéastes ou des commentateurs oubliés, voire carrément dédaignés, et par là à remodeler une histoire du cinéma un peu trop figée dans ses certitudes depuis un bon demi-siècle. La démarche de Pascal Manuel Heu, à partir d’un mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine, s’inscrit dans cette ligne. Elle tend à remettre sérieusement en question l’idée toute faite que, pour la période des origines, le seul critique digne de mémoire ait été Louis Delluc. Sans du tout méconnaître l’apport de Delluc, on nous invite ici –très méthodiquement- à admettre qu’Émile Vuillermoz fut, dès 1916, le véritable père fondateur de la critique de cinéma.
Vuillermoz (1878-1960) n’était pourtant pas un inconnu. Seulement, sa notoriété était ailleurs : il fut un musicologue éminent, dont le nom figure toujours en bonne place dans les dictionnaires de musique. Ce n’était pas la seule corde à son arc, et sa polyvalence fut extrême et dévorante (il assuma la direction de plusieurs périodiques), ce qui lui a peut-être nui. Critique littéraire, dramatique, phonographique, radiophonique et, donc, cinématographique, en un temps où ce n’était pas encore vraiment banal. Dans sa préface au présent ouvrage, Pascal Ory écrit que son activité de critique cinématographique « restait inconnue des cinéphiles ». Pas complètement inconnue, en fait, ni non plus oubliée, mais à demi reléguée et peu valorisée. Or Vuillermoz avait été pratiquement le premier à obtenir qu’un grand organe de presse consacre régulièrement au cinéma une chronique indépendante, libre de ses jugements, et non plus seulement des communiqués publicitaires dictés (et souvent payés) par les grandes compagnies de distribution. Avec une minutie exemplaire, Pascal Manuel Heu s’emploie à démonter que ce n’était pas une mince conquête, car le cinéma comptait encore un nombre élevé d’adversaires acharnés parmi intellectuels et gens de plume. Et précisément, dans les pages du Temps – ancêtre du Monde : mêmes caractères gothiques du titre, ici reproduits en couverture du livre – Vuillermoz devait faire face à un ennemi juré du cinéma, le très écouté critique Paul Souday. S’ensuivirent, à l’intérieur d’un quotidien souvent défini comme « la bourgeoisie faite journal », des empoignades feutrées ou directes qui nous sont, pour la première fois, retracées par le menu.
On est sensible à l’extrême rigueur de l’enquête, qui ne laisse rien dans l’ombre, pas même la taille et le format des articles. Il arrive forcément qu’on ne soit pas toujours d’accord avec l’auteur, par exemple au sujet des Soirées de Paris (1913-1914), la revue d’Apollinaire. Son sort est ici réglé en huit lignes (p. 41). Même s’il est vrai que les quelques chroniques de Maurice Raynal ne sont pas d’un très grand intérêt historique, il aurait fallu s’attarder un peu sur l’attitude d’Apollinaire, puisque c’est évidemment lui qui avait suscité la création de cette chronique, et que sa passion du cinéma allait encore se manifester à plusieurs reprises jusqu’à sa mort. L’ouvrage se clôt sur l’apparition en 1930, après la mort de Souday (1929), d’une « nouvelle figure emblématique de la cinéphobie », Georges Duhamel. Et là on s’étonne presque que ne soit pas rappelée l’archi-célèbre formule du « divertissement d’ilotes », qui allait rester accrochée aux basques de Duhamel, malgré tous ses efforts ultérieurs pour la faire oublier. In fine, l’ouvrage comporte un nombre impressionnant d’annexes : textes de Vuillermoz et de ses alliés ou contradicteurs multiples index, reproductions éloquentes de nombreux placards publicitaires. On suit cette scrupuleuse enquête, jusque dans ses méandres et ses dérives polémiques –que l’auteur se reproche plaisamment (p. 69)- avec un intérêt de tous les instants, et on attend de connaître le recueil de textes de Vuillermoz qui est annoncé comme le complément nécessaire de ce premier volume.