« [...] depuis peu, par une politique anticulturelle qui rogne un peu partout, mais ici et maintenant, les crédits consacrés à l'éducation cinématographique et à la découverte d'œuvres que le commerce ne diffuse guère ou dont il masque l'originalité, si bien qu'il a fallu des années pour imposer l'idée qu'Eastwood est un grand auteur. »
Suivons la recommandation d'Alain Masson, dans l'éditorial du numéro 377 de Positif (mars 2009), en faisant un peu d'"éducation cinématographique", au sujet de la critique, grâce à l'index Calenge. Regardons voir ce qui s'écrivait sur Eastwood durant une bonne partie de sa carrière de réalisateur. Tiens, au hasard, pourquoi ne pas choisir la revue du professeur Masson ? Un seul article dans la partie « Critique » jusqu'en novembre 1983 (aucun entre les n°137 et 273, Alain Garsault semblant le seul à s'intéresser à lui pendant quinze ans), sept films étant relégués en « A à Z », le premier article d'ensemble paraissant en 1985. Reportons-nous par exemple à ce que ce bon vieil Albert Bolduc écrivit sur L'Homme des hautes plaines en janvier 1974 (n°155, p.66) - un bien bon mois, soit dit en passant : « "Beau est le fascisme" déclara un jour Luc Moullet qui avait l'excuse d'une jeunesse certaine et, surtout, celle de n'avoir point vu cette seconde "mise en scène" de Clint Eastwood, ce "Mein Kampf" de l'Ouest, si invraisemblablement mal ficelé, mal photographié, mal écrit, que l'on se prend d'un regain d'affection pour tous les honnêtes artisans capables, il y a vingt ans, de boucler à la suite dix films d'une qualité supérieure et d'un esprit sensiblement plus sympathique. »
Nous ne pouvons effectivement que donner raison au savant Masson. Avec ce genre de soutien, pas étonnant qu'il ait fallu si longtemps pour « imposer l'idée qu'Eastwood [était] un grand auteur » ! En fait, non, il a suffi qu'une belle soirée de Césars, Godard regarde Clint avec les yeux de Chimène. Est-il besoin de chercher beaucoup plus loin pourquoi chacun de ses films paraît désormais supérieur au précédent et pourquoi est accueilli de façon délirante le médiocre Gran Torino, qui n'est en outre pas du tout le film progressiste que les bons esprits ont voulu y voir, ce que le rusé Clint a suggéré complaisamment à longueur d'interviews ? Je reviendrai sur la réception de ce film.
Pour aujourd'hui, je me contenterai de pointer le phénomène, déjà évoqué dans « Tous pour ou contre Guitry », qui voit dans le cas d'Eastwood les contempteurs mêmes d'un cinéaste du temps où il n'avait pas la cote prendre en pitié ceux qui se refusent à imiter leur revirement à 180 degrés. À tout prendre, est encore préférable l'attitude d'un Michel Marmin, qui a l'honnêteté de revenir sur ses jugements passés quand il tresse aujourd'hui les louanges de Charlie Chaplin (« Le chevalier Chaplin contre l'Amérique », Éléments, n°131, avril-juin 2009, p.60-61) : « Nous ne dissimulerons pas que nous avons été nous-même assez longtemps allergique au personnage de Charlot. À la mort de son créateur, nous avons même renchéri sur le propos de Suarès [1] dans une méchante chronique du Figaro, qui fit son petit scandale... Nous eussions alors été mieux inspirés de revoir ses films ou de relire les pages admirables que lui ont consacrés Maurice Bardèche et Robert Brasillach dans leur Histoire du cinéma : "Il a beau avoir été frappé par la vie, il reste l'ingénu, de la race de ses garçons qui offrent leurs billes et leurs confitures et n'ont jamais de camarades." » Or, bouclons la boucle, Positif fut l'une des publications les plus scandalisée par les écrits de Marmin des années 1970, notamment ceux sur Charlot, fustigeant son fascisme à plusieurs reprises dans « L'Encyclopédie permanente du cinéma ». À l'instar de son revirement à l'égard d'Eastwood, Positif va-t-il se mettre à tresser des couronnes à Marmin, sans même se souvenir de son aversion passée ?
Pour ma part, j'espère que si j'étais amené, dans vingt à trente ans, à ne plus tenir JCB, BNC, GVS, LVT et autres JJ pour des tâcherons, mais pour de grands artistes, je reconnaîtrai avoir changé d'avis plutôt que de stigmatiser rétrospectivement l'aveuglement des autres ! Au moins aurais-je pris note aujourd'hui...
Note :
[1] André Suarès parla en 1926 de « ce cœur ignoble de Charlot, [qu'il aurait voulu] écraser comme une punaise ». Je me permets de renvoyer sur les controverses suscitées par Charlot durant les années 1910 et 1920 à mon livre "Le Temps" du cinéma.
Complément : à lire sur Eastwood la biographie de Patrick McGilligan, Clint Eastwood, une légende (Éditions Nouveau monde, 766 p., 24 €), dont le titre comporte plusieurs sens.