Mister Arkadin

"LE CITOYEN KANE", PAR JEAN-JOSÉ MARCHAND

17 Mars 2011, 00:05am

Publié par Mister Arkadin

« Le citoyen Kane », par Jean-José Marchand, Climats, 11 juillet 1946

Les quotidiens ont déjà si abondamment parlé d’Orson Welles qu’il est inutile que je m’étende longuement à son sujet. Orson Welles a trente et un ans, c’est un amateur qui a fait un peu de tout (et non un « acteur » comme se sont dépêchés de dire les dénigreurs professionnels en le comparant à… Sacha Guitry). Il faut aussi faire justice de la légende suivant laquelle The magnificient Ambersons, troisième film de Welles (après Journey into fear) serait si mauvais qu’on n’aurait plus voulu lui confier de nouvelles réalisations, car : 1e J’ai vu ce film et c’est un authentique chef-d’œuvre, plus parfait, plus équilibré que Citizen Kane. L’insuccès de l’Ambersons est dû à la technique révolutionnaire (suppression complète de transition, emploi systématique de l’ombre, dialogue antithéâtral), qui a complètement dérouté le public. 2e Orson Welles est si peu « fini » qu’il réalise actuellement un nouveau film.

Le citoyen Kane, c’est la vie de William Randolph Hearst, propriétaire de nombreux journaux isolationnistes et grand ennemi de la France. Il s’agit d’une satire, mais le film va si loin dans la compréhension humaine que, vers la fin, le vieux lutteur devient sympathique, on finit par penser que, malgré le caractère odieux de la tyrannie qu’il exerce sur tout le monde, il mérite de commander aux autres, ce que l’on ne peut toujours dire des hommes arrivés par l’argent (on se demande si les autres moyens, les courbettes, par exemple, sont vraiment meilleurs). http://www.universalis.fr/data/medias/grand/photo/ph050156.jpg

D’ailleurs, il faut se garder de confondre satire humaine et satire politique. Beaucoup de gens vont s’écrier qu’il s’agit d’un film contre les « trusts » ; en réalité, Citizen Kane va beaucoup plus loin, car le problème qui intéresse Orson Welles est celui de la Puissance et de la densité humaine. On ne trouvera dans le film, aucune lamentation sur le sort des braves gens employés par Kane, la seule question posée est posée est celle-ci : pourquoi, malgré tant de gloire et de puissance, la vie du magnat est-elle gâchée ? L’explication nous est donnée aux dernières images : Kane a toujours regretté son traîneau Rosebud (Bouton de rose) qui lui permettait de faire des glissades sur la neige – le grand ressort de son existence, celui qui explique son besoin de dominer les autres, son second mariage, sa résidence géante de Xanadu c’est la volonté de se venger de la société qui lui a saboté son enfance. Le drame de Kane, c’est donc qu’il ne peut éprouver d’amour pour rien ni personne mais sent confusément cette absence, et voudrait susciter, un amour qu’il n’est pas en son pouvoir s’imposer.

La grandeur du sujet ne le cède en rien à la manière dont il est traité, mais c’est peut-être dans la forme que résident les innovations les plus heureuses. A vrai dire, il ne s’agit pas de véritables découvertes, l’originalité en est relative au milieu et au temps.

Le procédé de narration qui consiste à nous livrer en désordre des documents sur la vie d’un homme (bande d’actualités, souvenirs de contemporains, fragments de journal intime, etc.) nous est assez en France (Marie Martine, par exemple, était bâtie sur ce modèle). Certes, il a été inventé aux Etats-Unis, mais y était peu à peu tombé en désuétude. Les dialogues ont imité l’exemple des meilleurs films français, en ce sens qu’au lieu d’être bâtis comme au théâtre, en considérant l’effet à obtenir, ils découpent des aspects divers de la réalité, si absurdes soient-ils.

La photographie et la poésie sont directement influencées par l’expressionnisme allemand et les scènes qui se déroulent à Xanadu font penser à Métropolis. Quant aux acteurs, ils étaient inconnus quand Orson Welles les a révélés. (Ce sont des camarades de troupe, pendant la période où il s’était consacré au théâtre). Tous sont remarquables en particulier Joseph Cotten qui s’est hissé depuis au rang des étoiles de première grandeur ; c’est en voyant ces nouveaux acteurs que l’on comprend à quel point Hollywood est embourbé dans la routine car ils écrasent la plupart de ceux que l’on nous impose sur les écrans depuis des années avec un entêtement digne d’un meilleur but.

L’excellence des éléments, nous la retrouvons d’ailleurs qu’après coup, après avoir apprécié l’ensemble. Je crois que Citizen Kane est l’un des films les plus importants que l’Amérique nous ait envoyés depuis l’aurore du parlant. On raconte que Hearst (toujours bien vivant, ne l’oublions pas) a voulu faire interdire le film : il a eu tort car cette œuvre est trop intelligente, trop compréhensive pour ne pas dépasser tous les interdits, ne pas faire vibrer en nous, à l’unisson, une corde, puisqu’il s’agit en somme d’un drame de l’impuissance humaine à sortir de notre condition.