Mister Arkadin

LOUELLA INTERIM

26 Septembre 2008, 23:12pm

Publié par Mister Arkadin

Nombre de cinéphiles ont sans doute longtemps pensé que Louella Interim était un pseudonyme collectif, utilisé par les rédacteurs du service « Cinéma » de Libération, à l’instar de l’Albert Bolduc de Positif. C’est hélas la mort, survenue il y une dizaine de jours, de Marc Raynal qui, pour ma part, m’a détrompé. C’est dire si je connaissais peu ce critique, que j’avais souvent lu avec plaisir et auquel deux de ses collègues ont consacré le bel article que je reproduis ci-dessous.


« Louella n’est plus là, mort d’un journaliste artiste », par Gérard Lefort et Olivier Séguret, Libération, jeudi 18 septembre 2008 :

«Elle était en vie d’une façon très spéciale, ça ne relève pas du sens commun». C’est ainsi qu’une amie de longue date de Marc Raynal commente sa mort, survenue hier matin à son domicile parisien. Marc Raynal ? C’est un nom qui aujourd’hui ne dit quelque chose qu’à sa famille ou ses intimes. Par contre les plus anciens lecteurs de Libération se souviennent des articles signés Louella Intérim (pour le cinéma), Maud Molyneux (pour la mode), Dora Forbes (pour la littérature). Or, Maud, Louella, Dora, c’était elle, c’était lui. Sous ces différents pseudonymes, Marc R. a vécu plusieurs vies.

Né en 1947 dans une famille de haute bourgeoisie, il mène des études de bon élève à l’Ecole alsacienne. Après il suit un cursus de lettres à la Sorbonne jusqu’à l’agrégation, qu’il rate, recalé par la question : «Qu’est-ce que le décadentisme ?» Un comble, le jeune homme développant une extravagance morale et vestimentaire qui cite aussi bien Des Esseintes que les excentriques anglais. Une condisciple se souvient : «Nous nous promenions de la fac à la Cinémathèque. Sinon, c’était le séminaire de Lacan ou celui de Barthes.» Une sorte de situation de jeune rentier sans rentes. En faisant très attention de ne pas travailler.

Les années gauchistes battent le pavé parisien, et Marc en sera au sein du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), créé en 1971, entre autres par Guy Hocquenghem. Il s’y radicalise dans le groupe dissident des Gazolines, qui prône que «le maquillage est une manière de vivre». Une ambiance folle, matérialisée par quelques actions publiques «outrageantes» (attaques au sac à main, attentats au talon aiguille). Le FHAR explose, les Gazolines aussi. Marc lorgne alors vers la mode. En compagnie de la jeune Adeline André, devenue depuis fameuse créatrice de haute couture. Adeline s’étonne de «ce jeune érudit timide» qui s’intéresse à des futilités : «Ça l’amusait…»

C’est l’époque où les Halles sont encore un trou, hanté par des tribus interlopes de marginaux envapés. Parmi les lieux de ralliement, la boutique Kiruna Melba où Adeline André place ses premiers modèles. Suite aux chaleurs exceptionnelles de l’été 1976, elle conçoit une ligne Canicule dont Marc devient un des emblèmes, arborant un costume en tissu madras qu’il étrenne lors d’un entretien avec Bernard-Henri Lévy, paru dans le magazine Façade. Le début du papier ressemblait à quelque chose comme : «Au petit matin je rentrais en Solex du mariage de Loulou de La Falaise et Thadée Klossowski pour interviewer le "nouveau" philosophe Bernard-Henri Lévy…»Maggie Moon, évocation de Marilyn Monroe par Jean-Louis Jorge, ou acteur de cinéma dans Tam Tam (1976) d’Adolfo Arrieta. Voilà Marc journaliste pour une journée. Mais il est aussi, en 1975, sur la scène du cinéma Olympic (période Frédéric Mitterrand) dans Maggie Moon, évocation de Marilyn Monroe par Jean-Louis Jorge, ou acteur de cinéma dans Tam Tam (1976) d’Adolfo Arrieta.

C’est dans les pages de Libération qu’il va bientôt exercer le meilleur de lui-même. Introduit par quelques amis (Michel Cressole, Jean-François Briane…), Marc devient un pilier des pages Télé : Louella Intérim est née. Louella comme Louella Parson, fameuse commère d’Hollywood, Intérim car le débutant n’imaginait pas que sa collaboration excéderait quelques piges. Pour de nombreux cinéphiles elle devient la référence, fiable et impertinente, sur l’âge d’or du cinéma hollywoodien et ses monstres sacrés. «Le jour où Marlène Dietrich disparaîtra, disait-elle, il ne faudrait pas écrire de nécrologie, mais distribuer Libé enroulé dans un morceau de voile en crêpe noir». Spécialiste des trésors de cinémathèques, elle fut aussi le défenseur ardent du cinéma moderne, qu’elle s’y impliquât physiquement (comme chez Arrieta ou Virginie Thévenet) ou intellectuellement (mémorables passes d’armes contre Télérama qui avait eu l’affront de démolir le Francisca de Manoel de Oliveira : «Aux lions les chrétiens!», écrivit Louella). A Cannes en 1983, à propos de l’Homme blesséLibération ne peuvent pas aller dans les soirées mondaines sans un châle jeté sur les épaules. L’idée cette fois fut retenue… de Patrice Chéreau, Louella propose d’interviewer un gigolo ; l’idée hélas n’est pas retenue. Elle estime que les journalistes de Libération ne peuvent pas aller dans les soirées mondaines sans un châle jeté sur les épaules. L’idée cette fois fut retenue…

Cette rédactrice férue d’imparfait du subjonctif, crack en orthographe et passionnelle du point-virgule, allait endosser d’autres pseudonymes, toujours à tiroirs. Dora Forbes pour parler des écrivains avec une prédilection affirmée pour Evelyn Waugh, dont l’humour au vitriol ne lui était pas étranger. Maud Molyneux, enfin, lorsqu’elle écrivait sur la mode, dans Libé, Harper’s Bazaar ou Joyce, lorsqu’elle signait les costumes des films de Pascal Thomas ou lorsqu’elle rédigeait l’intégralité du seul fanzine radical chic que la couture ait connu, les Carnets d’Angeline de Monturban von Schnupp und Taxis. Là aussi, de «pétro-brocards» en «forte envie de plisser», le style flambe.

Le dernier article de Louella dans Libération fut une nécrologie de Bette Davis, écrite au crayon à papier et dictée à un secrétaire de rédaction car Louella, adepte des vieilles Remington, ne voulait pas entendre parler d’ordinateur. Un personnage sorti de la Recherche du temps perdu, un aristocrate proustien merveilleusement bien élevé, né pour l’art des salons et dont les articles eux-mêmes, tout en longues périodes («J’ai fait une phrase d’un feuillet et demi !» l’entendit-on s’amuser un jour), faisaient écho au narrateur de la Recherche, dont elle était évidemment une grande amatrice.

Son trouble des identités parachevait idéalement un trouble identitaire. Un jour très garçon, barbu, portant jean serré, catogan et chemise imprimée, sosie troublant de John Lennon. Le lendemain en minijupe noire, cuissardes et chignon. Et toujours la Gauloise sans filtre au coin des lèvres. Il parlait de lui au masculin et se faisait appeler au féminin, quelques fois l’inverse. Louella, La Maud, Marc, Dora, comme on voudra. Un être féroce et raffiné qui, à l’instar d’un Brummel, avait fait de sa vie une œuvre d’art.