Mister Arkadin

LIBÉRATION DE "LIBÉ", PAR DELANNOY ?

18 Juillet 2008, 01:29am

Publié par Mister Arkadin

Une rumeur s’est propagée en début de mois dans les petits milieux de la cinéphilie parisienne, notamment du côté de Bercy, selon laquelle les nécrologies publiées par Libération et Le Figaro sur Jean Delannoy auraient été assez proches. Le premier se serait même peut-être inspiré du second. Cela signifiait qu’il se serait dépris de la doxa critique qui, depuis la Nouvelle Vague, a rejeté dans les ténèbres de nombreux cinéastes de talent dont elle voulait prendre la place et qui avaient le tort d’avoir d’autres conceptions qu’elle du cinéma (et de la civilité). Un Clouzot ou un Duvivier n’ont plus guère besoin d’être réhabilités. Un Carné ou un Christian-Jaque, encore un peu. Mais Delannoy, ce serait carrément une surprise de ne pas le voir dédaigner par la critique qui pense.

À y regarder de près, Libération n’est pas encore tout à fait libéré de ses œillères, pas par Delannoy en tout cas. C’est dans le numéro du 20 juin 2008, dans une mince colonne « Variétés » de la section « Culture » (page 33), qu’a paru, sous le titre « Delannoy décédé », l’avis suivant : « Le réalisateur Jean Delannoy est décédé mercredi à l’âge de 100 ans. En plus de 60 ans, il avait signé une cinquantaine de films, souvent populaires, dont L’Eternel Retour (1943), la Symphonie pastorale (1946), Marie-Antoinette (1956), Notre Dame-de-Paris (1957)… » Le reproduire in extenso ne m’a pas coûté beaucoup d’efforts, pas plus qu’aux journalistes de Libé pour l’écrire. Comme enterrement de première classe, on ne fait pas mieux ! À tel point qu’en tapant le nom de Jean Delannoy dans le moteur de recherche du site de Libé, on ne tombe pas sur cet avis, mais sur un lien mis en ligne le 19 juin vers le blog Cinoque d’Edouard Waintrop. Le voici donc, ce fameux article relativement laudateur qu’a publié un journaliste de Libé sur Delannoy (dont les films « valent bien A bout de souffle, Les 400 coups et autres Cousins », ô sacrilège !) ; mais non le journal lui-même, comme si le Net constituait un refuge, un espace de liberté où ses journalistes pouvaient reprendre un peu d’autonomie (je note toutefois que Waintrop n’a pas créé de catégorie « Jean Delannoy » pour que celui-ci prenne place parmi les cinéastes [Alain Corneau, Alfred Hitchcock, Andre De Toth, Cecil B. DeMille, Charlie Chaplin, Dino Risi, Don Siegel, etc.] dont le nom figure en permanence dans la colonne de droite de "Cinoque").

Pour sa part, Le Figaro a bien publié l’article pondéré mais respectueux qu’on pouvait attendre de son auteur, notre ami Philippe d’Hugues.

Le Monde se situe entre Libération et Le Figaro, comme on pourra le constater ci-dessous.


Jean Delannoy, un artisan du septième art

Philippe d'Hugues, Le Figaro, 20 juin 2008


Vers 1950, il est unanimement considéré comme un des principaux cinéastes français. Dix ans plus tard, il pâtit d'un tel discrédit que sa réputation ne s'en remettra jamais vraiment.

 

Le réalisateur de «La Symphonie pastorale» disparaît alors qu'il venait d'avoir 100 ans. Il laisse une œuvre abondante, avec quelques titres célèbres comme « L'Éternel Retour », «Notre-Dame de Paris», «Maigret et l'Affaire Saint-Fiacre».

Maintenant, il va être plus facile de lui rendre justice, à lui et à son œuvre. Destinée paradoxale que celle de Jean Delannoy : vers 1950, il est unanimement considéré comme un des principaux cinéastes français. Dix ans plus tard, il pâtit d'un tel discrédit que sa réputation ne s'en remettra jamais vraiment. Certains de ses meilleurs films ne seront jamais considérés comme tels, même si la faveur du public les accompagne encore, sauf en fin de carrière. La critique qui compte, celle qui fait l'opinion, l'a abandonné, et il ne retrouvera jamais ses bonnes grâces. Cette chute fracassante est l'œuvre de la nouvelle vague, et plus précisément de François Truffaut et de ses amis journalistes, puis cinéastes. Cela n'alla pas (comme au même moment pour Autant-Lara) sans beaucoup d'excès et beaucoup d'injustice. Malheureusement aussi, Jean Delannoy prêta trop souvent le flanc à des critiques qui n'étaient pas totalement sans fondement, et il sembla parfois vouloir donner raison à ses détracteurs. À la fin, les défauts l'emportèrent sur les qualités, alors que pendant longtemps ce fut le contraire.

Comme Clouzot, comme Becker, comme Bresson, Delannoy fait partie de la génération qui mit à profit le renouveau cinématographique étonnant de l'Occupation pour se révéler et s'imposer. Après ses vrais débuts, à la veille de la guerre, avec La Vénus de l'or (1938), c'est avec Macao, l'enfer du jeu que Delannoy frappe son premier grand coup. Commencé en 1939 avec Erich von Stroheim comme vedette, le film fut interdit pour cette raison, l'acteur étant sur la liste noire des nazis. Il fallut le remplacer par Pierre Renoir et retourner toutes les scènes où il figurait. À ce prix, le film fut exploité, et il sortit en 1942 avec un franc succès.

Entre-temps, Delannoy avait déjà réalisé trois autres films, de qualité assez moyenne mais qui avaient bénéficié du vide des écrans au début de l'Occupation. Ainsi, Fièvres, grand succès de Tino Rossi, et L'assassin a peur la nuit avaient ouvert la voie à Macao, l'enfer du jeu sorti en même temps que Pontcarral, colonel d'Empire (1942) qui fut un triomphe. Cette belle histoire héroïco-patriotique fut revendiquée plus tard par la Résistance (un de ses chefs prit même le nom du héros comme nom de guerre), pourtant le film avait bel et bien été subventionné par le gouvernement de l'État français. En fait, il y soufflait un vent de fronde qui, fin 1942, ne pouvait que plaire à tout le monde, sans qu'il faille y chercher davantage. En 1943, ce fut l'apothéose de Delannoy avec L'Éternel Retour, écrit et pratiquement coréalisé par Jean Cocteau. C'est celui-ci qui avait choisi le metteur en scène, ayant apprécié les deux films précédents, et surtout L'Enfer du jeu, dont il avait adoré le caractère feuilletonesque. L'Éternel Retour, transposition moderne de Tristan et Yseult, fut un des grands événements cinématographiques de l'Occupation, et la blondeur de Jean Marais fit rêver beaucoup de jeunes filles françaises.

Quoique vieilli aujourd'hui, le film demeure un repère historique incontestable. Il fut suivi d'un excellent Bossu (1944), une des meilleures versions du fameux roman. Ensuite, en 1946, nouveau triomphe, grâce à Gide cette fois et à La Symphonie pastorale, qui marquait la rentrée de Michèle Morgan, après les années d'exil hollywoodien. C'est aussi à ce film que remonte, à juste titre cette fois, l'accusation d'académisme portée contre Delannoy par la jeune cri­tique des années 1950.

Une réhabilitation partielle

D'autres titres viendront la confirmer, comme Les jeux sont faits (1947) sur un scénario de Sartre, Aux yeux du souvenir (1948), La Minute de vérité (1952), Chiens perdus sans collier (1955), Notre-Dame de Paris (1956) ou Vénus impériale (1962) et plusieurs autres qu'on n'a guère envie de défendre.

La bande annonce de «Notre-Dame de Paris» :

Mais, parallèlement, Delannoy continuait de réaliser d'excellents films, couverts d'un égal opprobre, beaucoup moins mérité. C'est sur eux que s'appuieront, pour une réhabilitation partielle, des cinéphiles plus jeunes comme Bertrand Tavernier ou Jacques Lourcelles : Le Garçon sauvage (1951), bien dialogué par Henri Jeanson, ou deux adaptations de Simenon comme Maigret tend un piège (1957) et surtout Maigret et l'Affaire Saint-Fiacre (1959) où Lourcelles a raison de voir « la transposition la plus attachante d'un Maigret au cinéma ».

Un extrait de «Maigret tend un piège» :

On y ajouterait volontiers Dieu a besoin des hommes (1950) qui reste excellent, très supérieur à La Symphonie pastorale (grâce, pour une bonne part, à Pierre Fresnay, inoubliable), et une Marie-Antoinette (1955) un peu trop entachée du fameux académisme, qui reste l'écueil majeur pour Delannoy, plutôt que La Princesse de Clèves, (1961), joliment adapté par Cocteau mais qui avait le tort de venir dix ou quinze ans trop tard. Après Les Amitiés particulières (1964), qui restituait avec tact et respect l'atmosphère du roman de Roger Peyrefitte, on peut ignorer la demi-douzaine de titres qui achèvent une carrière nettement sur le déclin et qui fut un peu trop prolifique.

Delannoy était l'homme d'un autre âge, et il ne fut pas le seul à ne pas s'en apercevoir à temps. Ce n'est pas une raison pour condamner l'ensemble de son œuvre, alors qu'un bon tiers de ses films méritent qu'on s'en souvienne et que trois ou quatre sont de grandes œuvres. Certes, Delannoy ne fut pas un « auteur » au sens qu'on donne au mot aujourd'hui. Mais qui finalement fut, à son époque, un véritable auteur ? Entre les films qu'ils voulaient mais ne purent tourner et ceux qu'ils durent réaliser à contrecœur (car, sauf à renoncer, il faut bien continuer de travailler), la plupart de ses contemporains (sauf Bresson) ne firent guère davantage œuvre d'auteur. Ils se contentèrent d'être des cinéastes, tantôt excellents, tantôt moins inspirés. C'est à leurs côtés que Jean Delannoy, metteur en scène aux limites évidentes, mais toujours respectueux de son art, mérite une place plus qu'honorable et même importante. Le temps est venu de la lui restituer.


Un « monsieur », Jean des Cars, Le Figaro, 20 juin 2008

L'historien Jean des Cars, très proche du cinéaste, témoigne sur celui qui fut considéré comme le survivant d'une autre époque, pour ne pas dire de la préhistoire.

Ce gentilhomme qui n'élevait jamais la voix et avait dirigé les plus grands, de Jean Marais à Jean Gabin en passant par Pierre Fresnay et Gina Lollobrigida, avait, dans son œuvre, résisté à tous les sarcasmes de la nouvelle vague, à toutes les critiques dites intellectuelles des années 1960.

Cinéma de papa, voire de grand-papa ? Sans doute, mais alors on en redemande ! Car Jean Delannoy savait tricoter une intrigue, écrire un scénario, raconter une histoire. Il savait donner la parole aux meilleurs, comme Michel Audiard. Réalisation carrée, comédiens tous remarquables, c'était du solide et dans une époque où tout se démode comme d'habitude  , revoir Maigret tend un piège, Maigret et l'Affaire Saint-Fiacre, La Symphonie pastorale, La Princesse de Clèves et Marie-Antoinette est toujours un régal, pour l'œil comme pour l'oreille, dans des genres on ne peut plus différents. La véritable qualité française, sans acrobatie ni esbroufe. Un grand classique.

Il avait conservé tous ses films en 16 mm

Il y a quelques mois, Michèle Morgan et Marina Vlady ont été saluer ce centenaire dans sa maison aux portes de la Normandie. Elles étaient très émues. Il avait conservé tous ses films en 16 mm et, en 2004, achevant mon livre Rodolphe et les secrets de Mayerling, je lui ai demandé de me prêter sa copie pour revoir ce long-métrage de 1949, courageux et toujours boycotté parce que le seulà défendre la thèse de l'assassinat de l'archiduc héritier, fils deSissi.

Il me dit : « Mais vous le trouverez en cassette. C'est plus simple ! » Certes, sauf que... la version vendue en cassette vidéo est amputée de sept minutes (sans aucune explication) et adopte donc l'éternelle thèse du double suicide… Quand je lui ai révélé cette incroyable censure clandestine de son œuvre, il me dit : « Eh bien, avec moi, vous avez un mystère de plus à ajouter à l'énigme de Mayerling ! »

Un réalisateur qui incarnait soixante-quinze ans de cinéma, ainsi que l'a montré Pierre Unia dans un magnifique hommage où des talents d'une autre génération, comme Yves Boisset, reconnaissent celui de Jean Delannoy. Un cinéma très « français » a perdu l'un de ses maîtres.

Au revoir, cher Jean…


« Jean Delannoy, cinéaste »

Jean-Luc Douin, Le Monde, 21 juin 2008

ne plaisanterie, qui avait été lancée par le cinéaste Jean-Luc Godard, courait Paris au début des années 1960 : le réalisateur du Mépris affirmait avoir vu Jean Delannoy arriver aux studios de Billancourt avec une petite serviette qui le faisait ressembler à un employé d'une compagnie d'assurances. C'est cet homme-là, l'une des têtes de turc de la Nouvelle Vague - cette dernière lui reprochait d'incarner un cinéma français sclérosé, colonisé par les scénaristes en vogue, otage des adaptations littéraires académiques et coupé de la réalité -, qui est mort, le 18 juin, à l'âge de 100 ans.

Né le 12 janvier 1908 à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis), licencié ès lettres, il avait hésité : embrasserait-il la carrière de banquier, de journaliste sportif ou de décorateur ? Il finit par opter pour le cinéma, où sa soeur, Henriette Delannoy, s'était fait remarquer comme actrice au temps du muet. Jean Delannoy avait une raide silhouette de notable, un visage peu souriant, mais son apparente froideur cachait un honnête homme, passionné. D'abord acteur, il se spécialise un temps dans le montage, avant de se voir confier la mise en scène de courts et moyens métrages.

C'est avec Mireille Balin qu'il connaît son premier succès en 1938 : La Vénus de l'or. Suivent Macao, l'enfer du jeu, d'après un roman de Maurice Dekobra (1939), un temps bloqué par la censure allemande à cause de la présence d'Eric von Stroheim, Fièvres, avec Tino Rossi (1941), Pontcarral, colonel d'Empire (1942), un film historique à panache avec Pierre Blanchar, dont il doit ôter quelques répliques patriotiques : membre du Comité de libération du cinéma, Delannoy y dénonce implicitement le régime de Vichy.

En 1943, L'Eternel Retour le consacre. Il s'agit d'un scénario de Jean Cocteau, transposition contemporaine de la légende de Tristan et Iseut, avec Jean Marais et Madeleine Sologne. Jean Delannoy est féru des grands mythes et des histoires d'amour célèbres, comme le démontreront Vénus impériale (1962), reconstitution du mariage entre Napoléon et Marie-Louise, et surtout La Princesse de Clèves (1961), inspiré de l'oeuvre de Madame de La Fayette, avec Marina Vlady. Fier de sa carrière et rancunier à l'égard des critiques, qui lui reprochent de faire un "cinéma de papa", l'auteur s'enorgueillit d'avoir réalisé un film qui apparaît comme "l'antithèse de ceux de la Nouvelle Vague, qui sont réalistes et bâclés". A une époque où sévissent, dit-il, "les blousons noirs", il a à coeur de faire l'éloge "de la beauté et de la perfection".

Le goût du mélodrame se mêle chez lui à celui des aventures héroïques, dans un style assez glacé, solennel, parfois pompeux. Amateur de films en costumes et de transpositions à l'écran de grands auteurs, il signe Le Bossu (1944), où Lagardère incarne la résistance à l'occupant allemand. La Symphonie pastorale, d'après André Gide (1946), obtient le Grand Prix au Festival de Cannes. Il signe encore Les Jeux sont faits, d'après Jean-Paul Sartre, avec Micheline Presle (1947), Marie-Antoinette, avec Michèle Morgan (1956), Notre-Dame de Paris, d'après Victor Hugo, avec Gina Lollobrigida et Anthony Quinn (1957), L'Histoire du chevalier Des Grieux (1978), écrit par Jean Anouilh.

Cet adepte du cinéma populaire avait porté à l'écran deux Maigret avec Jean Gabin, Maigret tend un piège (1958) et Maigret et l'affaire Saint-Fiacre (1959). Il continue sa collaboration Jean Gabin-Georges Simenon par Le Baron de l'écluse (1960), avec des dialogues de Maurice Druon et Michel Audiard. Le Soleil des voyous (1967) est son ultime collaboration avec Gabin, qui, dit-il, est devenu "sa propre caricature".

Pourtant peu porté sur la spiritualité, Jean Delannoy a également signé Dieu a besoin des hommes (1950), inspiré par le livre d'Henri Queffélec Un recteur de l'île de Sein, avec Pierre Fresnay (pressenti pour le rôle, Gérard Philipe l'avait refusé sous prétexte que c'était un film religieux). Il tourna encore Bernadette (1988), un film sur la petite visionnaire de Lourdes où, touché par la pureté d'âme de son héroïne, il surmonte sa réticence protestante pour "les manifestations religieuses, d'où qu'elles viennent". Son dernier film est Marie de Nazareth (1995).

Jean Delannoy a occupé plusieurs postes honorifiques : président de l'Association des auteurs de films de 1965 à 1967, de l'Institut des hautes études cinématographiques (Idhec) en 1973 et du Syndicat national des auteurs et compositeurs de 1976 à 1981.


Dates clés

12 janvier 1908
Naissance à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis).

1943
L'Eternel Retour, scénario de Jean Cocteau.

1957
Notre-Dame de Paris.

18 juin 2008
Mort.