VUILLERMOZ - COMPTE RENDU DE "POSITIF"
Morel (Jean-Paul), Positif, n°523, septembre 2004, p.67.
Enfin dépassé le complexe Richard Abel. Enfin surmonté, le terrorisme des néo-baziniens. Sous la houlette de Pascal Ory (université de Saint-Quentin-en-Yvelines), à l'instigation de professeurs « autorisés » tels Jean A. Gili, François Albéra et grâce à la dynamique instaurée à l'intérieur de l'Association française de recherche sur l'histoire du cinéma (AFRHC). De jeunes chercheurs sont en train de débroussailler un terrain qui n'avait pas été fouillé par les historiens reconnus du cinéma, et qui avait même été obscurci par leurs travaux. Ils ne se laissent plus impressionner par les « phares », ils vont voir et revoir les films, dépouillent les revues, les archives, et n'entendent plus se laisser déborder, avec des moyens encore fort limités, par ces équipes venues d'ailleurs et richement pourvues.
Superbe travail que celui-ci (pour une simple maîtrise), réalisé et édité par Pascal Manuel Heu, sur l'un des premiers grands critiques de cinéma. Émile Vuillermoz (né à Lyon en 1878, mort à Paris en 1960), curieusement délaissé malgré la tribune qu'il occupa pendant vingt-six ans au Temps (l'ancêtre du Monde, rappelons-le), de 1916 à 1942. On pourra déjà en juger à ses quarante pages d'index, de sources et de bibliographie. Vuillermoz n'ayant jamais réuni ses articles, à la différence d'autres critiques, on peut placer ce travail au rang de l'inédit.
Faut-il aujourd'hui considérer Emile Vuillermoz comme le vrai « père de la critique cinématographique » ? Disons d'abord que c'est le principe d'une thèse d'amasser tous les arguments qui peuvent la justifier ; on pourra sans doute en disputer longtemps, mais notre auteur ne craint pas de remonter à d'autres précurseurs ou d'évaluer la place de son sujet face à ses concurrents. Premier critique indépendant, il y a de fortes probabilités qu'il le soit, même si l'on peut citer, « parmi les premiers ». Jean Galtier-Boissière, Ricciotto Canudo, Louis Delluc, Léon Moussinac et Lucien Wahl, et compte tenu que son journal, sans jamais l'honorer en particulier, ne lui a accordé une place régulière qu'après six ans d'efforts, à partir de fin 1922. Tous le déplorent à l'époque. Vuillermoz y compris : il n'existait pas de critique indépendante, pas même le droit de critiquer (la fameuse « interdiction de siffler », héritée de la réglementation théâtrale), avant le fameux procès Sapène-Moussinac, qui n'a été gagné pour la critique, contre les producteurs, distributeurs et exploitants, qu'en décembre 1930 ! Le cinéma, dit-on, est né en 1895... l'enfant avait déjà trente-cinq ans. Le deuxième mérite de ce travail de recherche est d'avoir fait resurgir la figure de Paul Souday (Le Havre, 1869/Paris, 1929). Souday n'était ni le premier des « iconophobes » (voir saint Bernard) ou des « cinéphohes » (voir Jules Claretie. de l'Académie française), ni le dernier (cf. Georges Duhamel, lequel sera aussi de l'Académie française), mais il avait pignon sur rue, au rayon théâtre, dans le même journal (ce qui ne manque pas de sel !). Il fallait contrôler les divertissements des masses qui, avec le caf’conc’ et le music-hall, bouclaient déjà la culture.
Peut-on qualifier Vuillermoz de militant ? II dénonce les conséquences d'un système qu'il se garde bien d'attaquer, ne parlant ni d'« usine aux images » (comme Canudo) ni d' « usine à rêves » (llya Ehrenbourg), et n'apporte pas son soutien, malgré sa tribune, à Léon Moussinac. On lira encore avec plaisir sa déclaration du 15 septembre 1928 : « C'est pourquoi, sans aucun parti pris de xénophobie, nous avons le droit de considérer comme un danger national l’investissement de plus en plus menaçant de toutes nos salles obscures par des catéchistes du Nouveau Monde qui prêchent aux badauds de l'Ancien un bien désolant Évangile... » Mais Vuillermoz ne sait pas analyser les ressorts du contingentement. Lui-même se gargarise d'un discours messianique, et, en voulant faire le « nettoyage » dès son entrée dans la carrière, il sera assimilé (par Jean Prévost, en 1927) aux « cinéphobes ». Son héritier spirituel (sans aucun talent critique) dans les années 30 : Daniel Parker, et le Cartel d'action morale. Dans cet impressionnant dépouillement, comment ne pas souligner quelques failles. Pas un mot sur les jugements esthétiques formulés par le critique, malgré la liste précise des films dont il a rendu compte. Pas un mot ou presque sur l'oreille du critique musical converti au cinéma, malgré les musiques dûment commandées qui accompagnèrent le cinéma dit muet. Pascal Manuel Heu, dans son analyse globale du statut du critique, est victime du discours en vogue et du dogmatisme (terrorisme ?) auquel il semblait vouloir échapper : la théorie avant (voire aux dépens de) l'expérience. Les premiers critiques, heureusement, n'ont pas attendu une telle autorisation.