VUILLERMOZ - COMPTE RENDU DE "1895"
Albéra (François), « Note de lecture », 1895, « Revue de l’association française de recherche en histoire du cinéma », n°45, avril 2005, p.136-139
En 1927 Émile Vuillermoz, dans Le Temps, consacre un article – « Photogénie des bêtes » - à un projet de film de Colette qui serait basé sur une interprétation exclusivement canine. Cette coïncidence permet d’évoquer le livre que Pascal Manuel Heu publie sur Vuillermoz qu’il baptise « père de la critique cinématographique ».
Il ne fait pas de doute qu’Émile Vuillermoz occupe une place importante dans l’ensemble des discours sur le cinéma tant comme critique à proprement parler – dans des journaux et des revues – que comme théoricien. Il n’en est pas moins évident pourtant que son nom s’est quelque peu effacé des ouvrages de référence à quelques exceptions près. Le « 128 » de Prédal en donne une nouvelle démonstration en ne lui accordant aucune place. Le mérite de Pascal Manuel Heu est donc grand de s’être consacré à étudier de près son œuvre critique entre 1910 et 1930, au moment même où un ouvrage consacré à la critique de cinéma en France l’occultait (Michel Ciment, Christian Zimmer (dir.), la Critique de cinéma de France)… Les raisons de cette occultation française – puisque c’est l’Américain Richard Abel qui lui redonne, le premier, sa place -, Pascal Ory, qui a dirigé le mémoire de maîtrise dont procède ce livre, les donne en trois lignes : la construction d’une généalogie critique s’efforçant de relier une pensée du cinéma qui aurait une certaine continuité afin d’aboutir à André Bazin via Auriol et Delluc. La construction occulte tout autant Delluc quoique en le mettant en pleine lumière, mais elle laisse dans l’ombre Vuillermoz – et bien d’autres : Juan Arroy, Pierre Porte, André-Levinson, etc.
A cet égard, l’enquête minutieuse de Heu établit fort bien la précocité de l’intérêt de Vuillermoz pour le cinéma, la régularité de son intervention dans les colonnes du journal le Temps où son propos se distingue de la plupart des chroniqueurs de cinéma du début des années 1910 qui simultanément formulent la nécessité d’une critique de cinéma (G. Pierre-Martin, Yhcam, Fouquet, etc.)
Cependant, la lecture même du livre de Heu peut conduire à formuler une autre hypothèse : l’oubli de Vuillermoz a aussi des raisons sinon objectives, du moins liées à son type d’intervention dans la champ critique, à la teneur de son discours, à son dessein esthétique. C’est pourquoi on peut discuter le fait d’en faire un père, même s’il n’est pas discutable qu’i soit un pionnier.
Mais ce débat renvoie à une première interrogation déjà évoquée tout à l’heure : qu’est-ce que la critique, à qui s’adresse-t-elle ? Quelle est sa fonction ?
Les histoires de la critique ont le tort de projeter sur les débuts d’un discours de presse (sur le cinéma et sur les films) les catégories qui se mettent en place dans les années 1920 et qui perdurent plus ou moins aujourd’hui (elles sont en train de muter vers autre chose, mais ceci est une autre histoire).
Ainsi le mot même de critique cinématographique met-il quelques années à apparaître après que l’on écrit « déjà » sur le cinéma et sur les films, puis le sens que le terme prend évolue, en tout cas est sujet à débat ou divergences. Dès lors que l’on dit « il faut une critique de cinéma » sur le modèle de la critique dramatique quel objet lui donne-t-on eu égard aux particularités de l’exploitation cinématographique qui n’a que peu de rapport avec le monde théâtral (répertoire, durée des représentations, monde ayant ses critères internes d’évaluation) : le cinéma est pléthorique (nombre de films), ubiquité, les films ne restent pas longtemps en exploitation et disparaissent. D’autre part à qui le critique s’adresse-t-il dans une situation où le champ cinématographique n’est pas constitué avec ses règles, ses lieux consacrés, ses valeurs, etc. ?
Vuillermoz qui exalte l’importance de la critique à partir de son expérience de critique musical (cela le distingue de ceux qui proviennent ou se rattachent au théâtre) se trouve donc au début d’une discussion où quelques autres protagonistes interviennent et de manière croissante…
L’enjeu du discours critique est double : éduquer les cinéastes et les producteurs (en jugeant leur travail et donc en les incitant à l’améliorer), éduquer le public (la foule – c’est une singularité du cinéma par rapport au théâtre et à la musique de s’adresser au plus grand nombre, de ne pas présupposer un niveau culturel minimal de son public). Ce dernier point est à double entrée : le critique guide et éduque, incite et éclaire, mais il prétend aussi dire tout haut ce que le public pense tout bas. Vuillermoz tient les deux discours : en 1923, le critique est le porte-parole du public, en 1928, il guide un public incapable. Ces positions contradictoires sont cependant tardives et il conviendrait de déterminer précisément la position qu’il adopte entre 1910 et 1916.
Le premier point suppose un système de valeurs.
Le juge qu’est le critique doit être adossé à des certitudes en matière artistique et esthétique. Heu énumère un certain nombre de ces valeurs qui étayent la position de Vuillermoz : la spécificité, l’artisticité, et les modèles ou analogies qui lui servent d’outil : la musique notamment. Il a, d’autre part, un point de vue sur ce moyen de représentation nouveau : ce point de vue procède des certitudes acquises dans les autres arts que Vuillermoz souhaite voir accueillir à son tour le cinéma. Le corrélat de ce point de vue, c’est le paternalisme du critique : il accompagne l’enfant terrible, tente de le raisonner, le faire bien se tenir, il le sait dans l’enfance, à l’âge ingrat, encore vulgaire ou immoral.
Ces différentes attitudes expliquent sans doute le fait que Vuillermoz, s’il est indéniablement un des premiers critiques et des plus prolifiques et des plus durables, n’acquiert pas cette place que Delluc occupe. Delluc ne veut pas que le cinéma rejoigne ou égale les autres arts, il le met au-dessus d’eux, comme l’Herbier avec qui Vuillermoz rompt quelques lances sans voir quel sens le cinéaste donne à son intervention provocatrice « le cinématographe contre l’art ». En d’autres termes là où Delluc est enthousiaste, incitatif, engagé, Vuillermoz demeure réservé, juge impartial. On le voit mal, en ce sens, insuffler une dynamique dans la production, même s’il se félicite des innovations, appelle à un développement des écoles et des querelles d’écoles concurrentes. La personnalité de Vuillermoz demeure un peu mystérieuse, sauf à s’en tenir aux pages hautes en couleur que lui consacre Autant-Lara dans la Rage dans le cœur (Veyrier, 1984), à l’occasion de « l’affaire Ciboulette » où Vuillermoz, intermédiaire entre Reynaldo Hahn et la production du film, s’oppose sans cesse à Prévert et Lara qui entendent prendre des libertés avec l’opérette…
On pourra enfin discuter la propension qu’a Heu de considérer Vuillermoz tout d’un bloc et de faire dialoguer des textes distants parfois de dizaines d’années. Il semble qu’on aurait intérêt à examiner de plus près l’inscription des ces textes dans le contexte et ainsi pouvoir suivre leur évolution.
Mais Vuillermoz est tout autant théoricien du cinéma que critique de films et dans la vaste discussion autour des notions de rythmes et de correspondances entres les arts, ses écrits ont encore beaucoup à révéler.