ÉMILE VUILLERMOZ (1878-1960)
Étant plongé dans la rédaction d’une thèse sur le critique d’art Émile Vuillermoz, je retrouve incidemment la version intégrale d’un article publié dans le « Dictionnaire du cinéma français des années vingt » de la revue 1895 (n°33, juin 2001). La voici ci-dessous.
En 1929, le journaliste Henri Béraud écrit qu’« Émile Vuillermoz est un de ces esprits infiniment rares et précieux qui, toute leur vie durant, devancent de quelques années les contemporains », avant d’ajouter :
Demain, l’on pourrait bien proposer à Vuillermoz son propre enseignement. Ce ne serait pas la première fois. Cinéastes et debussystes l’ont bien montré. Mais Vuillermoz ne s’en est même pas aperçu. Il est dans son jardin solitaire (1).
Ce n’est qu’une soixantaine d’années plus tard que l’importance primordiale d’Émile Vuillermoz dans la reconnaissance du cinéma comme art, nécessaire à sa légitimation auprès des milieux intellectuels, fut non seulement affirmée, mais aussi démontrée avec rigueur. Deux chercheurs sortirent presque simultanément Émile Vuillermoz de l’oubli (2) : l’un, l’Américain Richard Abel, dans une Histoire / Anthologie de la théorie et de la critique françaises de cinéma parue en 1988 (3) ; l’autre, le Tunisien Nourredine Ghali, dans une thèse sur l’avant-garde cinématographique en France dans les années vingt soutenue en Sorbonne en 1989 (4). Ils rejoignaient l’avis émis une trentaine d’années plus tôt par le premier chercheur ayant à notre connaissance dépouillé de façon approfondie la presse cinématographique (y compris les articles paraissant dans la presse non spécialisée) des années 1920 et 1930. Jean Giraud écrit en effet dans Le lexique français du cinéma des origines à 1930, thèse de lettres soutenue en 1956 et publiée par le C.N.R.S. en 1958 :
« [...] il est juste de rendre à certains les mérites qui leur reviennent. Ainsi, la langue du cinéma de l’entre-deux-guerres doit beaucoup à l’impulsion que lui a donnée M. Vuillermoz. Celui-ci publia, dès novembre 1916, dans le journal Le Temps, les premières véritables chroniques du film (signées « V ») qui aient paru dans notre presse quotidienne » (5).
Ce simple fait d’avoir pris l’initiative de consacrer au cinéma une chronique régulière indépendante dans la presse d’information générale (et qui plus est dans un journal jouissant d’un grand crédit) conférait au « cinquième art » la légitimité qui lui manquait encore. La preuve était apportée qu’un intellectuel le prenait réellement au sérieux, puisqu’il allait jusqu’à considérer qu’il fallait prendre les films pour objet de recension, jusqu’à considérer que même les plus faibles d’entre eux, et plus seulement quelques « événements » comme L’Assassinat du Duc de Guise, Forfaiture ou Intolérance, étaient dignes de se voir analysés et discutés. Il n’est à cet égard pas indifférent que cet acte fondateur ait été accompli par un journaliste qui était à la fois une personnalité extérieure au monde cinématographique et une personnalité dont la réputation était déjà établie dans un autre domaine, puisqu’Émile Vuillermoz était déjà dans les années 1910 l’un des critiques musicaux les plus célèbres de la presse parisienne. Son impact s’en trouvait renforcé.
De surcroît, Émile Vuillermoz ne s’est pas contenté de passer en revue les films nouveaux. Il examina à peu près tous les aspects du spectacle nouveau, la plupart du temps avec une grande pertinence. Les rapports entre musique et cinéma ont bien sûr retenu tout particulièrement son attention, « La Musique des images » étant par exemple le titre qu’il donna à une conférence prononcée au Vieux-Colombier. Il convient toutefois de préciser qu’il s’est également intéressé de près aussi bien aux problèmes techniques (de l’invention du cinéma à l’adoption du parlant), économiques (de la production à l’exploitation et aux conditions de projection des films) et institutionnels (du statut du cinéma à la censure), qu’à leurs implications esthétiques (par exemple l’intérêt qu’il y aurait à effectuer des tournages en extérieurs, souligné en 1917, ou la querelle des sous-titres), etc.
Dans les années vingt, Émile Vuillermoz continue à écrire dans le Temps de brèves chroniques hebdomadaires. Toutefois, c’est désormais dans Cinémagazine (à partir de 1921), dans Comoedia (1922-1923), mais surtout dans L’Impartial Français (à partir de 1924) et, dans une moindre mesure, dans La Revue des vivants (à partir de 1927) qu’il donne ses articles les plus riches. Le discours sur le cinéma d’Émile Vuillermoz, qui a désormais acquis une grande réputation dans les milieux cinématographiques - au moins dans les cercles cinéphiliques (en témoigne la reprise fréquente de ses articles dans la presse spécialisée), aux activités desquels il participe en franc-tireur solidaire, mais sans doute aussi au-delà -, ne connaît pas alors de profonds renouvellements. Il véhicule au fur et à mesure du temps toutes sortes d’idées que l’on pourrait dire reçues, tout simplement parce qu’elles sont littéralement devenues des lieux communs tellement elles ont été reprises, au point d’imprégner le discours général de la critique française. Cependant, autant il pourrait donner une impression de redites sur le fond, autant il demeure soutenu par un style éblouissant, qui le distingue de celui de la plupart de ses confrères, malgré sa facture apparemment très classique. La richesse des analogies et la diversité des images, la profusion des néologismes, le souci pédagogique et cette propension inouï à « rendre poétiques jusqu’aux discussions les plus techniques sur les procédés de synchronisation de la musique et de l’image », malgré la rapidité d’écriture propre au journaliste, ont valu à Émile Vuillermoz d’être qualifié à juste titre de « styliste hors pair » par Olivier Kohn. C’est cela aussi qui a rendu nécessaire sa reconnaissance.
Notes :
(1) De la Musique avant toute chose,..., 1929, Éditions du Tambourinaire, p.30.
(2) On voudrait pouvoir écrire « définitivement » si tant d’historiens, et par conséquent bien entendu la plupart des ouvrages de vulgarisation, ne persistaient à la minorer considérablement, quand ils ne persévèrent pas dans la pure et simple ignorance (par exemple le Dictionnaire du Cinéma publié par Larousse sous la direction de Jean Loup Passek en 1991 ; nouvelle édition "mise à jour" en septembre 1998), sans doute parce qu’aucun livre d’Émile Vuillermoz sur le cinéma n’a jamais été édité. Un recueil de ses principaux textes est en préparation aux éditions Paris Experimental.
(3) French Film Theory and Criticism. A History / Anthology. 1907-1939, Princeton, New Yersey, Princeton University Press, vol. I : 1907-1929, 1988, réed. 1993, XXV-452 p.
(4) Lire en particulier le chapitre 21 (« Canudo, Delluc, Vuillermoz ») de L’Avant-garde cinématographique en France dans les années vingt. Idées, conceptions, théories, Paris, Paris Expérimental / Librairie du Premier Siècle du Cinéma, 1995, p.321-333.
(5) Le Lexique français du cinéma des origines à 1930, CNRS, 1958, p.12 (note 3).
(6) Pour plus de développements sur le rôle d’Émile Vuillermoz à la fin de la Première Guerre mondiale, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Émile Vuillermoz et la naissance de la critique de cinéma en France », 1895, n°24, juin 1998, p.54-75.
(7) Texte publié dans L’Art cinématographique, Paris, Librairie Félix Alcan, 1927, Tome III, p.39-66 ; repris dans Musique d’écran. L’accompagnement musical du cinéma muet en France. 1918-1995, Emmanuelle Toulet / Christian Belaygue, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1994, p.113-120.
(8) En témoigne par exemple à nos yeux le titre donné par Cinémagazine à un article paru dans son numéro du 25 novembre 1927 : « Abel Gance et Napoléon, vus par Émile Vuillermoz ».
(9) Positif, n°421, p.109.