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Claude Lanzmann a du temps à perdre. Pour répondre à Shlomo Sand (1), qui lui reproche dans Le XXe siècle à l'écran (2) de tirer un peu la couverture à lui dans Shoah (3), cet « authentique chef d'œuvre », comme le proclama sa maîtresse Simone de Beauvoir en une du Monde en avril 1985, il a compté son temps de présence à l'écran : seulement « trente-sept minutes exactement sur neuf heures trente de films » (4). Il nous donne cette leçon d'humilité à l'occasion d'un des trente-sept entretiens, au bas mot, qu'il a obtenus (C2) de la presse pour la sortie de son autobiographie (5). Dans plusieurs journaux (tel L'Express du 26 mars 2009, n°3012, p.106-107), la photo illustrant la double ou triple page de dithyrambes le montre devant un pan de sa bibliothèque. N'allez pas dire que l'on n'y voit que lui. Je n'ai pas fait le décompte ; à vue de nez, il n'y a que trente-sept photos de Lanzmann affichées, parfois en compagnie, parfois faisant du parachute ou du vélo, souvent seul, en gros plan ou en majesté. Lanzmann se mire également avec délectation en photo page 144 du numéro de Télérama cité plus haut, sur une nouvelle photo de Lanzmann, qu'il pourrait afficher sur une des étagères de sa bibliothèque s'il reste un peu de place...
Notes :
(1) Auteur (controversé !) de Comment le peuple juif fut inventé (Paris, Fayard, 2008 ; un avant-goût ici).
(2) Paris, Éditions du Seuil, 2004, p.331-333.
(3) On comprend que Claude Lanzmann souhaite régler ses comptes avec Shlomo Sand, tant ce dernier ne le ménage pas :
- « Shoah représente une sorte de triomphe du souvenir personnel aux dépens de l'histoire officielle » ; « le souvenir personnel, s'il se substitue à l'histoire critique, est porteur d'une manipulation politique qui ouvre la voie, consciemment ou non, à un genre nouveau de présentation mythologique du passé » ;
- « film quelque peu mégalomaniaque » ;
- « le réalisateur a moins tenté d'élargir la compréhension du passé qu'il n'a cherché à le réinventer et à s'en constituer un monopole » ; etc.
Plus ennuyeux encore pour Cloclo, l'insistance de Sand sur le financement de Shoah par le ministère des Affaires étrangères israéliens à partir de 1974, ce qui en fait incontestablement un film de propagande (qu'on la trouve légitime ou non ne change rien au caractère fondé de ce qualificatif).
(4) « Les tourbillons d'une vie », Télérama, n°3089, 25 mars 2009, p.43.
(5) Serge Kaganski remporte haut la main le concours de lèche grâce à son portrait « La mémoire Lanzmann », paru dans le numéro 696 des Inrockuptibles (31 mars - 6 avril 2009, p.92) : « ampleur », « dimension », « richesse incroyable », etc., tout est matière à compliment, même ce qui pourrait apparaître comme un soupçon de réserve ou de contradiction :
- « militant anticolonialiste qui défend Israël, Juif résistant qui aime Berlin, ce sont des fidélités qui ont chez lui leur logique et défient le prêt-à-penser » (l'hallucinant numéro de soutien inconditionnel et exalté à Israël que L'Arche vient de consacrer aux massacres de Gaza ne ferait-il pas plutôt douter du caractère minoritaire de la position de Lanzmann parmi les intellectuels français d'origines juives vis-à-vis de l'État juif ?) ;
- « Si Claude Lanzmann est souvent incompris aujourd'hui, c'est aussi, outre son caractère bien trempé, parce qu'il "passe mal" à la télévision (c'est un compliment), parce que ce marathonien du verbe et de la pensée a besoin de temps et d'espace pour se déployer. »
Compléments :
(C1) (27 avril 2009) Lanzmann interrogé sur sa mégalomanie.
(C2) (28 février 2010) : quoi que ce soit peut-il être refusé au Commandeur Lanzmann de la part des médias ? Un article paru dans le supplément "Télévision" du Monde de la semaine dernière en fait douter. On y lit, à propos du "documentaire exceptionnel" de Lanzmann qu'Arte programme le 17 mars prochain (« On l'attendait », commence la journaliste...) : « Claude Lanzmann a décidé de cette diffusion après avoir lu le roman de Yannick Haenel Jan Karski [...] ». C'est moi qui surligne ce qui, preuve de ma candeur persistante, m'a semblé étrange. La programmation de la chaîne n'est-elle pas décidée par ses dirigeants ? Que des films lui soient proposés par des réalisateurs, quoi de plus normal. J'avoue naïvement être un peu surpris d'apprendre que certains peuvent les imposer à l'antenne. Vu la teneur des verbes employés dans cet article quand il est question des humeurs de sa majesté Lanzmann, (s'indigner, ne pas supporter, tempêter, et donc décider), il ferait bon s'opposer à ses diktats !...