MÉMOIRE ET IMAGES REÇUES DE LA FRANCE SOUS L’OCCUPATION
Compte rendu paru dans le dernier numéro de la revue Jeune cinéma (n°336/337, printemps 2011, p.141-142).
Les ouvrages d’Henry Rousso sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France, Le Syndrome de Vichy (1987) et Vichy. Un passé qui ne passe pas (1994, en collaboration avec Éric Conan), accordaient une grande place au cinéma. La représentation filmée de cette période a également fait l’objet d’un livre de Sylvie Lindeperg (Les Écrans de l'ombre, la seconde Guerre mondiale dans le cinéma français (1944-1969), 1997). Une preuve supplémentaire que les historiens accordent, à ce sujet, une place centrale aux films est apportée par Le Chagrin et le venin. La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues (1). Le titre affiche d’emblée que la réflexion de Pierre Laborie y prend appui sur une étude détaillée du Chagrin et la pitié, sur sa réception et la manière dont le documentaire de Marcel Ophuls, quoiqu’il ne soit que l’ « un des lieux multiples de formation de la vulgate » sur l’Occupation, a largement contribué à façonner celle-ci (2). Laborie examine les positions des uns et des autres, Françoise Giroud, dont le rôle fut très important pour le « retentissement dans l’imaginaire national des années noires » du film, Simone Veil, qui exprima de fortes réserves à son propos (3), Alfred Fabre-Luce, Marcel Ophuls lui-même (qui fut amené à prendre ses distances avec les lectures partielles qui avaient été faites de son film) et jusqu’à la presse nationaliste (Rivarol en particulier), dont l’accueil favorable serait dû à la satisfaction de voir la culpabilité résultant du comportement de Vichy et des Collaborateurs être quelque peu diluée. Laborie, sans établir d’équivalence, va jusqu’à pointer les similitudes entre la dénonciation du résistancialisme par quelques petites revues ayant servi de refuge aux épurés après guerre (Les Écrits de Paris notamment) et la « dénaturation » de la Résistance qui serait désormais latente : « les rapprochements effectués entre libération et climat de guerre civile ont terni et entachent toujours la représentation de la Résistance comme fait moral » (p.176). En spécialiste de l’opinion, Laborie relativise, voire réfute les notions de "consentement" et d’"accommodement" appliquées à l’attitude des Français sous l’Occupation. Les historiens n’ayant assurément pas fini d’affiner leurs analyses sur la question, nul doute que les nombreux films que la période suscite continueront à les alimenter.
Notes :
(1) Montrouge, Bayard Éditions, 2011, 356 p.
(2) Si Pierre Laborie se focalise sur Le Chagrin et la pitié, il n’ignore pas plusieurs autres films ayant joué un rôle dans la mémoire de l’Occupation, Lacombe Lucien (p.114) et La Bataille du rail (p.311-312) bien sûr, mais aussi Un héros très discret (p.285) et le Lucie Aubrac (p.290) de Claude Berri.
(3) Dans le dernier chapitre, « La lumière des justes », de son autobiographie (Une vie, Stock, 2007), Simone Veil est revenue longuement (p.325-329) sur son opposition, alors qu'elle siégeait au conseil d'administration de l'ORTF, au début des années 1970, à l'achat par la télévision française du Chagrin et la pitié. Persévérante, comme aurait dit Serge Daney, elle y juge toujours ce documentaire « injuste et partisan », n'épargnant au spectateur « aucun raccourci mensonger », surfant sur la pensée dominante d'alors (qui demeure plus que jamais en vigueur), « tout aussi simplificatrice » que la précédente, notamment en ne rendant pas justice aux Français qui ont permis que la France soit « de loin le pays où le pourcentage de Juifs déportés s'était révélé le plus faible ».
P.S. (NDLR de JC) : Le texte de l’entretien accordé par Pierre Laborie à Libération (29 janvier 2011) est consultable sur le blog de l’historien Jacky Tronel, consacré à l’histoire pénitentiaire et à la justice militaire.
Complément :
(10 avril 2013) Le témoignage de Suzanne Borel-Bidault va dans le même sens que celui de Simone Veil (Souvenirs de guerre et d'Occupation, Paris, La Table ronde, 1973, p.99-100) : « l'armée française était à l'image des Français : des veaux, déjà des veaux. Du moins une majorité de veaux. Car, n'en déplaise aux tristes auteurs du film : Le chagrin et la pitié, je découvris peu à peu entre ces veaux et le nombre infime de résistants de choc, une minorité importante de gens tranquilles, civils et militaires, qui à toute occasion devenaient nos complices. S'ils ne nous avaient pas cachés, s'ils n'avaient pas recueilli et dissimulé nos papiers, s'ils ne s'étaient pas tus sur ce qu'ils pouvaient savoir de nos activités, nous n'aurions pas fait tout ce que nous avons pu faire - et je ne parle pas seulement des paysans et d'ouvriers [note de l'auteur : A propos du film Le chagrin et la pitié, Claude Mauriac a écrit un article d'où il m'a semblé ressortir que seuls les gens du peuple avaient résisté.], mais des bourgeois cossus, d'aristocrates réactionnaires. Seulement, dans ces premiers mois, je n'avais pas su les distinguer : je ne voyais que les intrigants, les jouisseurs et les traîtres, et c'était horrible. »