Site personnel de Pascal Manuel Heu, consacré à ses publications, au cinéma et à la critique. Page complémentaire : https://www.facebook.com/Mister-Arkadin-1041074065975069/
Articles avec #films - reprises
L’IMPASSE AUX VIOLENCES
moment sur le câble est sans doute caviardée, comme l’était celle qui a été éditée en DVD. On se reportera donc encore à un article de Jean-Pierre Bouyxou dans la merveilleuse revue Fascination (n°20, 2ème trimestre 1983, p.18-22) pour comparer des photos des différentes versions de ce film, plus ou moins osées, et de ce fait plus ou moins diffusées (et donc pour saliver sur ce dont nous sommes privés !).
THE INVASION
Dans le dernier numéro de Réalités & Vaccinations, le « bulletin d’information de la Ligue Nationale Pour la Liberté des Vaccinations » (n°9, mai 2008, p.36-37, « Les hommes politiques américains seraient-ils plus lucides ou plus indépendants que les nôtres ? »), Sylvie Simon, auteur d’Autisme et vaccination. Responsable mais non coupable (Editons Guy Trédaniel) cite des propos des deux derniers candidats à la Présidentielle américaine (ainsi que d'Hillary Clinton) abordant, avec circonspection mais résolution, le lien qui pourrait exister entre les vaccinations et ce que John Mc Cain appellerait « l’épidémie d’autisme ». Barack Obama aurait déclaré le 21 avril 2008 : « Nous assistons actuellement à une explosion de cas d’autisme. Certains pensent que cette augmentation a un rapport avec les vaccins. Pour l’instant, la science n’a rien pu conclure, mais nous devons chercher et trouver. »
Ce n’est évidemment pas le lieu de prétendre pouvoir conclure pour Mr Obama, ni même de publier toutes les pièces de ce dossier sensible (1). En revanche, The Invasion, le premier film américain (avec Nicole Kidman) du réalisateur de ce monument qu’est La Chute, venant de sortir en Blue Ray, nous ne pouvons manquer de remarquer que plusieurs films récents évoquent les vaccinations (Je suis une légende, par exemple). Rarement de façon explicite, plutôt d’une façon détournée, mais néanmoins assez transparente. Ainsi, dans The Invasion, remake du chef d’œuvre Body Snatchers (L’Invasion des profanateurs de tombes), la substitution de la population par des clones dociles (des sortes de zombies, à moins que ce ne soit des autistes ?) y est-elle obtenue, entre autres, par des campagnes de piqûres systématiques. À la toute fin du film, cela va de soi, l'antidote sera une nouvelle campagne de vaccinations qui permet que tout rentre dans l'ordre pour le happy ending de rigueur. Il a beaucoup été dit que ce film avait été remonté derrière le dos d’Olivier Hirschbiegel pour des questions de forme (afin d'adapter le film aux standards hollywoodiens), mais rien n'a filtré sur l'éventuelle transformation d'un scénario peut-être plus explicitement subversif dans sa version originelle (afin de l'adapter à la version officielle en matière sanitaire ?).
Un film français récent (sorti le 19 mars), Le Nouveau protocole, étonnamment ambitieux et subtil au sein de la production nationale, a également mis en cause les grands laboratoires pharmaceutiques. Là aussi, les vaccins ne sont pas directement désignés. Apparemment, c’est même le contraire, puisque le personnage joué par Marie-Josée Croze, qui éveille le héros (Clovis Cornillac) sur l’exploitation du tiers-monde et de ses masses de cobayes par les firmes et le capitalisme mondialisé, prétend qu’il serait de leur intérêt de ne pas produire de véritables vaccins qui soigneraient les populations mondiales de toutes les maladies possibles et imaginables. Les vaccins comme panacée, serait-ce ce que les auteurs du film ont voulu nous inculquer ? Sans doute pas. D’abord parce que le héros est amené à prendre ses distances avec l’activiste altermondialiste (qui se comporte comme une frénétique de la théorie du complot), à tout le moins à ne pas prendre tous ses propos pour argent comptant ; ensuite parce que les génériques de début et de fin montrent eux aussi des campagnes de piqûres à grande échelle. Thomas Vincent, réalisateur du Nouveau protocole, explique à ce propos : « On peut leur [les laboratoires pharmaceutiques] reprocher une forme d’industrialisation du corps humain : ils enfilent des bracelets aux poignets d’enfants africains vaccinés pour leurs tests et ils numérotent les corps – ce qu’ils appellent des protocoles. Mais, dans mon film, le "protocole" est aussi celui dans lequel pénètrent les personnages principaux à partir du moment où ils abandonnent, pour chercher la vérité, le protocole qui est le nôtre : celui d’une vie bien rangée. » (Télérama, n°3036, 19 mars 2008, p.54).
Une pensée alternative sur la santé publique, et notamment les vaccinations, commencerait-elle à pointer le bout du nez, même de façon prudente et contrariée, dans les productions cinématographiques (destinées au grand public qui plus est) ? Si tel était bien le cas, il s’agirait là d’un exemple de plus de la manière dont le cinéma peut faire passer des "messages" en contrebande, à défaut de pouvoir faire propagande de façon trop directe (ce dont il ne s’est d’ailleurs pas privé tout du long de son histoire !).
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UN DEPARDIEU
Gérard Depardieu fait partie de cette race d’acteurs, somme toute assez rares dans le cinéma français, qui portent si souvent sur leurs épaules les films qu’ils interprètent qu’on peut leur en attribuer la paternité et parler d’ « Un Depardieu », comme l’on dit un Bruce Lee ou un Stallone, même s’ils n’en sont la plupart du temps pas les auteurs officiels.
Dimanche soir passe sur France 2 Un pont entre deux rives, la « première réalisation de Depardieu » (1998), si l’on en croit Télérama (n°3047, 4 juin 2008, p.90). Il ne serait pas superflu que les journalistes de cet hebdomadaire révisent leurs fiches de temps en temps avant de rédiger leurs notices de présentation des films, ne serait-ce qu’en consultant le Guide du cinéma chez soi publié en 2002 par… Télérama (hors série réédité en 2005 et dont on nous a annoncé il y a peu, comme je l’indiquais ici, une troisième édition qui tarde à paraître). En l’occurrence, ils auraient pu y lire, page 936, que Depardieu avait déjà réalisé en 1984 Le Tartuffe, joué sous la direction de Jacques Lassale, avec François Périer, André Wilms et sa femme Elisabeth Depardieu. Or, ce film est peut-être l’une des meilleures "captations" de pièces de théâtre, comme on ne devrait pas dire en français, qu’il m'ait jamais été donné de voir. Il y a trop longtemps pour que je me rappelle exactement ce qui m’avait captivé, mais je ne saurais trop en conseiller la vision. Du reste, aussi bien le Guide du cinéma chez soi que Le Guide des films de Jean Tulard lui reconnaissent une interprétation originale et « subtile ». Depardieu la résumait ainsi : « Pour moi, ce prétendu hypocrite est surtout amoureux fou d’une femme […] Ni crapule, ni calculateur, Tartuffe est dépassé par ses émotions. »
La mise en scène m’avait également paru remarquable. Paul Bouniq-Mercier, dans le Guide Tulard, parle d’une « version austère et janséniste » de la pièce. Austère et janséniste ? Sous la plume d’un journaliste, a fortiori d’un critique de cinéma, l’utilisation de ces deux qualificatifs est presque redondante, tant toute chose qu’un journaliste considère comme austère se voit aussitôt qualifiée de janséniste. De même que la bibliothèque de Port-Royal s’efforce de recenser toutes les références farfelues au jansénisme dans la presse, serait bienvenu, à l’instar du Critiquons la caméra de Pierre Etaix, un petit recueil de citations de critiques de cinéma qualifiant de janséniste, presque immanquablement à tort et à travers, la mise en scène de tel ou tel cinéaste (à commencer par Bresson bien sûr, mais pas seulement). A contrario, il faudrait un jour que soient étudiés bien plus sérieusement les rapports entre cinéma et jansénisme. Notre ami Philippe d’Hugues serait tout désigné pour en traiter, par exemple dans l’une de ces délicieuses conférences qu’organisent l’association des Amis du musée de Port-Royal-des-Champs (les "Amis du dehors") et sa vaillante présidente Claudette Guillaume (bien plus que son secrétaire dilettante, moi-même).
Quoi qu’il en soit, avec son Tartuffe, Depardieu prouva qu’il pouvait être aussi un cinéaste. Vérifions dimanche soir ou en vidéo s’il confirma l’essai avec Un pont entre deux rives.
LES ROIS DU DÉSERT : PEUT-ON RIRE DE LA GUERRE EN IRAK ?
Les Rois du désert passe en ce moment sur Canal + Cinéma (prochaines diffusions mercredi et jeudi). Voici l’analyse que j’ai proposée sur ce film dans un ouvrage collectif publié par la Commission Française d’Histoire Militaire et l’Institut de Stratégie Comparée en 2006 (Le Cinéma et la guerre, dir. Hervé Coutau-Bégarie / Philippe d’Hugues, Paris, Éditions Economica, p.177-184).
Au début de l’année 2003, alors que le débat sur la légitimité de la guerre annoncée par les Etats-Unis d’Amérique contre l’Irak battait son plein, George Clooney se rangeait du côté des stars hollywoodiennes opposées à l’escalade militaire. Dans un entretien publié par l’hebdomadaire français Télérama, il se disait en outre très fier d’avoir tourné un film consacré à la première guerre du Golfe, Les Rois du désert, réalisé en 1999 par David O. Russell (également auteur du scénario, à partir d’une histoire de John Ridley). Pourtant, ce film n’a pas rencontré dans son pays le succès qu’aurait pu drainer le seul nom de l’acteur et, dans une moindre mesure, les noms de ses partenaires (Mark Wahlberg, mannequin vedette et futur premier rôle de La Planète des singes ; Ice Cube, chanteur de rap célèbre ; Spike Jonze, acteur comique et futur réalisateur de Dans la peau de John Malkovich), ainsi que le genre auquel il appartient (un film de guerre traité en comédie dramatique). La critique de l’interventionnisme américain ne serait-elle donc plus admise au cinéma, comme au temps du triomphe de M.A.S.H., auquel on ne cesse de comparer Les Rois du désert ? Ou faut-il plutôt attribuer cette différence de réception au traitement même que les deux films font subir à l’armée américaine ? Ces films ont en effet pour caractéristique commune de montrer l’armée américaine sous un jour assez peu reluisant.
Le ressort dramatique des Rois du désert est si classique dans le cinéma américain que l’on pourrait le résumer en rapprochant deux titres de films, Take the money and run et Detour : un ou plusieurs bandits ou escrocs fomentent un plan pour rafler une grosse somme d’argent et organisent leur fuite ; un ou des imprévus surviennent qui remettent tout en cause, les protagonistes subissant en fin de compte l’action au lieu de la contrôler. L’originalité du scénario de David O. Russel est de transposer ce schéma narratif dans un film de guerre : comment des militaires américains, bien plus préoccupés par leur intérêt matériel que par leur mission, se trouvent embarqués, de par leur propre faute, dans une aventure dont ils se montrent incapables de contrôler le cours. Les soldats américains perdent ici progressivement leur assurance légendaire et sont dominés par un sentiment d’instabilité, d’incertitude (quant à l’identité de leurs ennemis, quant à leurs motivations, quant à l’attitude à adopter, etc). Il était particulièrement audacieux de le faire à propos d’une guerre non seulement présentée comme "juste" par ses instigateurs (quelle guerre ne l’a pas été ?), mais qui fut qui plus est victorieuse et dont on peut penser qu’elle a été maîtrisée de bout en bout par les stratèges et soldats américains. Il n’est dès lors guère étonnant que cette volonté de démystification de l’héroïsme américain n’ait pas rencontré tous les suffrages aux Etats-Unis.
Cependant, au fur et à mesure que la seconde guerre du Golfe devenait de plus en plus probable, puis certaine, Les Rois du désert, qui rencontra un succès mitigé lors de sa sortie (aussi bien auprès de la critique que du public) (1), prenait une nouvelle dimension. Les chaînes françaises ne s’y sont pas trompées, TPS Star et France 3 l’ayant diffusé opportunément, en février 2003 pour la première, le 29 mai pour la seconde. Parallèlement, le forum de la plus célèbre encyclopédie en ligne sur le cinéma, l’Internet Movie Data Base (I.M.D.B.), montre que l’intérêt pour le film de David O. Russell s’est maintenu tout au long de l’année 2002, alors même qu’il était sorti partout dans le monde depuis deux ou tr
ois ans déjà. Le nombre de textes déposés sur le site à propos de Three Kings (2) est très proche pour 2002 et 2001 (trente-quatre pour 2002, quarante-cinq pour 2001, dont quinze pour le seul mois de janvier). Après un net ralentissement en décembre 2002 et janvier 2003 (un seul en deux mois), Three Kings a de nouveau suscité l’intérêt des cinéphiles internautes, dix commentaires étant déposés en février et mars, quatre en avril et mai, six en juin (3). Il n’est dès lors pas surprenant de constater que Three Kings, bien que consacré à la première guerre du Golfe, en est venu à nourrir la réflexion et les discussions sur la seconde. Comme le remarque un internaute de Hambourg, « contrairement à beaucoup de films de guerre précédents », « le scénario n’est pas datée quelques semaines après la réalisation du film, mais reste pertinent au point que la fiction, la satire délibérée devient réalité. Non qu’un film puisse influencer les décisions politiques, mais n’est-il pas amusant que tout ce que l’on voit dans Three Kings soit rejoué pour de vrai dans les déserts du Moyen Orient ? » (4).
On se souvient que M.A.S.H. avait eu une résonance particulière dans l’opinion au début des années 1970 alors que l’action était située durant la guerre de Corée, c’est-à-dire les années 1950. Mais il était évident, aussi bien pour les auteurs du film que pour les spectateurs, ainsi que pour le Jury cannois qui lui attribua la Palme d’or, que l’impact du film tenait à l’écho de la guerre du Vietnam. Dans le cas des Rois du désert, il va de soi que le film peut faire l’objet d’une lecture qui ne prendrait en compte que la première guerre du Golfe. Mais, d’une part, il a été réalisé bien après et traite finalement plus des causes et des conséquences de la guerre que de la guerre elle-même. D’autre part, il a été réalisé alors que le conflit avec l’Irak n’avait pas vraiment cessé puisqu’il avait pris la forme d’un blocus économique et de bombardements anglo-américains périodiques sur certaines zones du pays.
L’action des Rois du désert se situe en mars 1991, juste après l’accord de cessez-le-feu consécutif à la victoire des alliés en Irak. Les troupes américaines ne se préoccupent plus que de faire la fête et leurs chefs de « vendre les sujets qu’on veut » « pas ceux qu’on ne veut pas » à la presse, représentée ici par une journaliste de la chaîne "NBS" (Adriana Cruz, interprétée par Nora Dunn). À un supérieur qui lui reproche de se divertir avec une autre journaliste au lieu de songer à ses responsabilités, le Major Archie Gates (interprété par George Clooney) répond qu’il n’a jamais voulu ce travail et qu’il ne sait même pas ce qu’ils sont venus faire en Irak. Quand il met la main sur une carte confisquée à un prisonnier irakien, persuadé qu’elle indique dans quel bunker irakien ont été cachés des lingots d’or volés aux Koweïtiens, c’est donc sans le moindre scrupule qu’il part à leur recherche sans en avertir sa hiérarchie, bien décidé à s’accaparer le magot. Accompagné de trois autres soldats, Troy Barlow (Mark Wahlberg), Chief Elgin (Ice Cubin) et Conrad Vig (Spike Jonze), c’est avec le plus parfait cynisme qu’il se réclame des ordres du Président Bush (« Nous sommes ici pour vous protéger » et pour rendre aux Koweïtiens ce qui leur appartient) pour demander à la population du village de Kerbala où se trouve le trésor, alors même que leur expédition va créer une confusion profitable aux troupes restées fidèles à Saddam Hussein, chargées de mater la rébellion qu’avait encouragée dans le pays l’Administration Bush. Pris à parti par la population qui les supplie de leur apporter nourriture et assistance médicale, ils demeurent uniquement préoccupés par la quête de l’or et cherchent même à profiter de la nécessité pour l’armée irakienne de contenir la population pour agir à leur guise. Ils finissent cependant par s’apitoyer et décident de sauver les rebelles tout en ne renonçant pas à récupérer l’or. Un pacte est alors conclu : les quatre soldats achemineront cinquante-cinq rebelles (hommes, femmes et enfants) à la frontière entre l’Irak et l’Iran, si ces derniers les aident à trouver l’or, la journaliste, ravalée jusque là au rang d’utilité, devant leur servir, par sa couverture de l’événement, à dissuader l’armée américaine de les en empêcher, bien que cette action humanitaire soit illégale (vu la politique de désengagement des affaires irakiennes adoptée après le cessez-le-feu).
Les Rois du désert, contrairement à M.A.S.H., qui accumulait les situations grotesques et tournait en ridicule l’armée américaine, peut être qualifié de tragi-comédie. L’intrigue principale prête bien sûr à sourire. Mais peu de scènes sont traitées de façon outrancièrement comique et l’histoire racontée est en fin de compte on ne peut plus sérieuse. De plus, les conséquences de ce hiatus ne sont nullement épargnées au spectateur. Ainsi est-ce avec le plus grand réalisme que sont filmées plusieurs scènes particulièrement violentes : l’assassinat d’une femme d’une balle dans la tête tirée à bout portant, sous les yeux de son mari et de sa fille ; une scène de torture ; un enfant soldat bombardé par un tank. C’est la tension constamment entretenue tout du long du film entre les motivations dérisoires des protagonistes principaux et les situations tragiques auxquelles se trouvent confrontés les personnages qu’ils rencontrent en chemin qui crée simultanément l’amusement et la stupeur du spectateur. À cet égard, il est particulièrement habile de la part des scénaristes d’avoir situé l’action après le cessez-le-feu. Ainsi, le début du film pourrait-il presque illustrer la thèse de Jean Baudrillard selon laquelle la guerre du Golfe n’aurait pas eu lieu. La première scène mérite à ce propos d’être décrite. Elle donne de plus une bonne idée de l’habile mélange des genres auquel est parvenu David O. Russell, non seulement en faisant alterner scènes satiriques et scènes dramatiques, mais au sein d’une même séquence. On y voit deux soldats, l’un américain, l’autre irakien, se faire face dans le désert, leur fusil à la main. Le dialogue place d’emblée le spectateur devant une parodie du duel des westerns hollywoodiens. Filmé du point de vue du soldat américain, le soldat irakien est vu d’assez loin et sans que l’on distingue très bien ses intentions, de telle sorte que l’on comprend la peur qui saisit Troy Barlow. Il s’adresse alors à ses compagnons restés derrière lui (5) :
- « Est-ce qu’on tire ? » (« Are we shooting ? ») ;
- « Pourquoi ? » (« Why ? »), lui répond une voix manifestement peu intéressée ;
- « On est ici pour tirer ou quoi ? » (« Are we shooting people or what ? ») ;
- « Est-ce qu’on tire ? » (« Are we shooting ? »), lui fait-on écho, toujours aussi peu concerné ;
- « C’est ce que je vous demande ! » (« That’s what I am asking you ! ») ;
- « Quelle est la réponse ? » (« What is the answer ? ») ;
- « J’en sais rien ! C’est justement pour ça que je cherche à savoir ! » (« I don’t know the answer ! That’s what I’m trying to find out ! »).
Ce dialogue de sourds n’étant guère à même de rassurer le soldat américain et la panique le saisissant lorsque son vis-à-vis bouge son arme, il finit par lui tirer dessus, malgré le chiffon blanc agité. « Félicitations, tu t’en es payé un ! », lui dit son ami Conrad Vig, avant d’ajouter : « je ne pensais pas voir un seul mort durant cette guerre. »
Ce sentiment d’une guerre tronquée, sans combat, se retrouve plus tard dans l’excuse que Conrad Vig invoque pour expliquer son désir de se défouler un peu en tirant à tout va dans le désert : « On n’a pas vu d’action. ». À quoi Archie Gates réplique en amenant ses trois compagnons voir les corps calcinés d’Irakiens enterrés vifs pour cause de bombardements américains. Un peu honteux, Conrad Vig bafouille « On n’a rien vu, sauf sur CNN. » Au fur et à mesure du film, alors même que l’armée irakienne est vaincue et que les Américains sont censés régner en maîtres, les quatre soldats en quête de fortune, et le spectateur avec eux, sont amenés à découvrir qu’une guerre a bien eu lieu et qu’elle a fait des ravages (bombes à fragmentation ; terrains infectés de mines ; populations affamées, quand elles ne sont pas tout bonnement massacrées par les forces armées de Saddam Hussein ; puits de pétrole en feu et oiseaux souillés, etc.). C’est sans doute cette guerre-ci que les spectateurs américains n’étaient guère disposés à accepter de voir en masse.
On notera également que le réalisateur ne se permet quelque fantaisie dans le traitement des souffrances endurées par les victimes de la guerre que lorsque c’est un Américain qui est touché. Il propose une visualisation, que l’on a dit à juste titre très cartoonesque (tout en paraissant très réaliste, chirurgicale même), des effets provoqués par une balle à l’intérieur du corps (par exemple quand elle perfore les poumons). A contrario, son respect de la population irakienne, son attention à sa détresse, la description de ses aspirations, ainsi que de certaines de ses coutumes (par exemple ses funérailles, que Conrad Vig, pourtant le plus inculte des quatre mercenaires, demande à recevoir au moment de sa propre mort), ont été soulignés par plusieurs internautes ayant vu le film récemment : « Ce film est dur à regarder, surtout au moment où nous sommes engagés dans une autre guerre contre Saddam Hussein, mais il propose une excellente étude de la condition des Irakiens après la guerre. […] Ce film ne laisse jamais le spectateur oublier son message pacifiste, ainsi que l’Administration qui a laissé mourir tant d’innocents qui auraient pu être sauvés si nous étions intervenus » (6).
Cependant, autant les mercenaires des Rois du désert, en tant qu’individus ayant par la force des choses acquis une connaissance plus aiguë des problèmes de la région, sont absous, autant n’est-ce qu’au prix d’un marchandage assez sordide que l’armée régulière, aussi tatillonne sur les règlements qu’indifférente aux malheurs des autochtones, accepte in extremis de se plier à leur volonté en laissant s’enfuir les rebelles. Ce n’est que contre la restitution de l’or koweïtien par les trois soldats que l’armée permet aux rebelles de passer la frontière pour se réfugier en Iran. La vertueuse Amérique en sort-elle grandie ? C’est sans doute la richesse d’un film de pouvoir se dérober ainsi au sens univoque qu’on voudrait lui trouver.
Notes, liens et informations complémentaires :
- La bande-annonce du film pour sa sortie en DVD, qui souligne la dimension tragique de l’histoire bien plus que sa dimension comique.
(1) George Clooney aime à se présenter comme un véritable acteur qui, malgré son statut de star, est prêt à faire des sacrifices financiers en révisant ses cachets à la baisse afin que de "petits" films d’auteurs à contre-courant des modes puissent être réalisés. L’insuccès d’une entreprise comme celle-ci, et donc les risques courus par les producteurs, sont cependant relatifs puisque, d’après la base de données « Lumière » sur les entrées des films distribués en Europe, Les Rois du désert a tout de même été vu par près de 12 millions de spectateurs dans les salles américaines, 5 millions dans les salles de l’Europe des Quinze, dont 800 000 en France. C’est très peu par rapport au plus grand succès de George Clooney (Ocean’s Eleven, Steven Soderbergh : plus de 33 millions aux U.S.A., de 25 millions en Europe, de 4 en France), mais plus que beaucoup d’autres, dont Hors d’atteinte, du même Soderbergh, qui bénéficiait également de la présence de Jennifer Lopez (8 millions, 4 millions, 550 000).
(2) Mieux vaut ici donner le titre américain car tous les commentaires déposés sur l’Internet Movie Data Base à propos de ce film le sont en anglais.
(3) Les débats sur ce film ont continué les années suivantes, 535 commentaires ayant été déposés au total (au 8 avril 2008).
(4) Commentaire de Dierk Haasis, I.M.D.B. (http://us.imdb.com/CommentsShow?0120188), 11 avril 2003 : « […] the script shows to be timeless ; it’s not – like many a war movie before – dated a few weeks after release but remains topical to a point where the fiction and deliberate satire becomes reality. Not that a movie could hold off political decisions, but isn’t it funny that everything we see in "Three Kings" is re-enacted for real in the Persian deserts ? »
(5) Cette scène peut être entendue dans la « Hollywood : la fabrique de l'ennemi », émission, diffusée dans le cadre de « Surpris par la nuit » en 2005, que l'on peut récupérer ici.
(6) « This movie is hard to watch, especially when we are intrenched in another war with Saddam Hussein, but it is an excellent study of the conditions of the Iraqi people after the war. […] This movie never lets the viewer forget the antiwar message, and the beaurocracy which allowed so many innocent people die who could have been saved if we intervened. » (anonyme, I.M.D.B., 31 mars 2003 ; rappelons que le déclenchement des opérations a eu lieu le 20 mars 2003, la chute de Bagdad étant annoncée le 10 avril).
(7) Le parallèle entre les deux films se retrouve non seulement dans leur titre, la référence à Ford étant probablement volontaire de la part de David O. Russel, mais aussi dans la distance qui existe entre les titres originaux et les titres français (eux aussi assez proches). Dans Le Fils du désert, trois bandits tentent de traverser un désert après avoir dévaliser une banque. En chemin, il trouve une mourante qu’ils aident à accoucher. Lui ayant promis de s’occuper du nouveau-né, ils compromettent leur fuite et même leur survie (deux d’entre eux meurent) afin de sauver l’enfant recueilli.
(8) « This movie shows the hypocrisy of the Bush Aministration during the Gulf War. He wanted to get rid of Saddam Hussein but didn’t want to use American troops to do it or help others to get rid of him. So we left in power until recently. This movie shows what a joke the Gulf War was and why we had to go back 12 years later to finish the job. » (commentaire de Joseph Pintar, I.M.D.B.).
LE DERNIER SAFARI
Jeudi prochain, 10 avril 2008, à 12h30, est projeté à la Cinémathèque française Le Dernier safari. Je reproduis ci-dessous l’article rédigé pour le site de mon ami Philippe Chiffaut-Moliard, "Cine-studies.net", à l’occasion du passage de ce film sur Cinétoile, en juillet 2004.
The Last Safari(Le Dernier safari)
Henry Hataway, 1967, 100 min.
Scénario de John Gay et Gerald Hanley (d’après son roman, Gilligan’s Last Elephant)
Avec Stewart Granger (Miles Gilchrist), Kaz Garas (Casey), Gabriella Licudi (Grant)
Doit-on pour autant considérer que sa signature est un gage de réussite ? Certes non, et Le Dernier Safari semblait pouvoir être classé parmi les devoirs d'un vieux routier fatigué plutôt que comparé à l'une de ses magnifiques dernières oeuvres que nous ont offertes certains grands maîtres (Hawks, Mankiewicz et Huston surtout, à mon goût). Il faut bien admettre qu'autant les qualités de ce film ne se découvrent que petit à petit, en cours de projection, et plus encore par l'empreinte laissée dans la mémoire du spectateur, autant ses indéniables défauts sautent promptement aux yeux : une exposition assez laborieuse ; quelques à-côtés un peu "cheap" (la musique notamment, et plus encore des effets sonores soulignant plusieurs fins de scènes et répliques soi-disant humoristiques) ; la fille, ni très glamour, ni très sexy, malgré un bout de sein opportunément dévoilé lorsqu'elle se joint à des danseuses africaines ; une finition technique parfois douteuse, ce qui est étonnant de la part d'un réalisateur presque uniquement réputé pour son habilité professionnelle et pour son « art de raccorder les plans tournés en extérieurs par ses opérateurs avec les plans filmés en studios devant transparence », seule qualité que lui reconnaissaient Les Cahiers du cinéma dans leur fameux « Dictionnaire des réalisateurs américains contemporains » (n°54, noël 1955, p.52) et qui n'est rien moins qu'évidente ici. Plus fondamentalement, l'histoire apparaît bien banale de prime abord : un chasseur sur le retour, Miles Gilchrist (Stewart Granger), que hante le souvenir d'un éléphant qui, jadis, tua un ami alors que son intervention aurait pu le sauver, part pour un "dernier safari" au Kenya, qu'il veut faire à l'ancienne, et non selon des méthodes plus modernes, peu aventureuses, et moins respectueuses envers les animaux. Il refuse obstinément d'embarquer avec lui un jeune nanti, Casey, aussi prétentieux que riche et flanqué d'une mulâtre (Grant), symbole à ses yeux d'un progrès dévastateur.
Néanmoins, ce film que l'on pourrait avoir tendance à réduire à une balade touristique en Afrique, se révèle bien plus riche que prévu. Ainsi, les rapports entre les personnages, qui paraissent assez caricaturaux, s'approfondissent au fur et à mesure du film. Surtout, il est assez stupéfiant qu'ait été accepté par les producteurs un scénario qui s'applique si méthodiquement à décevoir pratiquement toutes les attentes du spectateur. C'est par exemple le cas d'une scène assez anodine en apparence, mais où cette volonté de laisser sur sa faim le spectateur est manifeste : alors que Casey déguste un met local en ignorant de quoi il s'agit, Grant s'apprête à le lui révéler, et le spectateur s'apprête quant à lui à rire du probable dégoût de Casey (tant le gag est éculé), quand survient un événement qui les interrompt, le spectateur n'étant finalement jamais informé de quoi était fait ce repas. Autre exemple plus important du point de vue de l'intrigue : le sort réservé au personnage féminin principal (on n'ose écrire l'héroïne, tant ce personnage fait figure d'anti-héroïne, sans être pour autant un faire-valoir). A l'avant-dernier plan, elle se retrouve seule et délaissée, alors que, tout du long du film, on s'attend à la voir tomber dans les bras de l'un des deux mecs, voire d'un bon autochtone. Il s'agit là d'une des nombreuses différences avec "Hatari", auquel ce film est parfois comparé (parce qu'il a été tourné dans les mêmes contrées, quelques années après). La différence la plus criante est que les chasseurs de Hawks font preuve d'une solidarité à toute épreuve les uns envers les autres, alors que ceux de Hataway sont irrémédiablement solitaires. « Hunting is a personal thing », décrète Miles Gilchrist. C'est tout juste s'ils ne se considèrent pas les uns les autres comme des malades (« You must be mad », lance la fille à Casey). De plus, alors qu'ils reviennent toujours à leur base après une journée de chasse dans Hatari, les personnages de Hataway semblent prêts à larguer les amarres, à s'enfoncer toujours plus avant dans l'inconnu, à la recherche d'un éléphant aussi mythique que Moby Dick, sans que l'on sache pendant longtemps si ce voyage ne sera pas sans retour. Alors que chez Hawks, c'est la description d'un "vivre-ensemble" plutôt harmonieux qui domine, Hataway privilègie la recherche identitaire. Alors que les personnages du premier ne doivent à aucun prix rentrer bredouille, c'est la quête plus que la prise qui importera pour le second. La filmographie de Hataway est d'ailleurs presque aussi fournie en récits de quêtes que celle de Huston (Legend of the Lost, Garden of Evil, From Hell to Texas, Nevada Smith).
Pour rendre plus intéressant encore un personnage féminin qui ne trouve jamais très bien sa place, oscillant entre deux cultures, Hataway prétend qu'il aurait carrément souhaité qu'elle fût noire, ce qu'il ne put obtenir. De même, il déclara avoir été obligé d'engager Kaz Garas (le jeune premier qui s'oppose à Stewart Granger), qui se révéla affligeant selon lui, et qui le demeure à mon avis pour une large part. Toutefois, son personnage, aussi exaspérant soit-il pendant les trois quarts du film, finit par gagner notre sympathie, tant il est prêt à avaler toutes sortes de couleuvres pour arriver à ses fins. Ce qui apparaissait comme le suprême égoïsme finit par emporter l'adhésion et peut être assimilé à une forme de générosité (dans l'effort et la persévérance à tout le moins).
Les exigences des producteurs ne furent pas si néfastes que cela, puisqu'ils n'allèrent pas jusqu'à demander un happy-ending (contrairement à ce qui était arrivé à HH pour l'admirable 14 Heures). Cela permet au personnage principal de rester aussi désabusé que les scénaristes, hanté par une idée fixe du début à la fin. Stewart Granger s'est apparemment spécialisé dans ce genre de rôle (voir par exemple Blanche Fury, diffusé sur le câble il y a quelques mois). Mais ici, il se retrouve face à son double, aussi buté que lui (son "double inversé", aurait-on écrit dans les années 70) : c'est donc à la confrontation de deux volontés infaillibles que l'on assiste, leur quêtes se rejoignant finalement. La défaite de l'aîné, qui est en fait sa victoire, est rendue perceptible par un sublime plan de Stewart Granger s'enfonçant dans la nuit lorsqu'on comprend qu'il accepte enfin l'aide que lui propose/impose Kaz Garas et qu'il renonce à le repousser plus longtemps : magnifique façon de filmer pudiquement le moment où il ravale son orgueil et admet enfin qu'il n'est pas autosuffisant. Et tandis que Miles Gilchrist acquiert une certaine forme d'estime de soi, son comparse finit par apprendre l'humilité.
Bref, le type même du film méconnu et à réhabiliter : tâche à laquelle est voué "Cine-studies" !
- La bibliographie sur Henry Hataway étant particulièrement pauvre, saluons la publication par Positif (n°519, mai 2004, p.42-45) d'une « Lettre à Elia Kazan » (« Sur mon expérience avec certains de mes metteurs en scène ») dans laquelle Richard Widmark, qui débuta à Hollywood sous la direction de Hataway dans un rôle inoubliable de malfrat sadique et ricanant (Le Carrefour de la mort, 1947) parle assez longuement de lui. Il y confirme principalement, et de façon très éloquente, le contraste saisissant entre l'homme charmant qu'était Hataway dans la vie de tous les jours et le tyran qu'il devenait une fois sur un plateau. Sa relation aux acteurs ayant très souvent été conflictuelle, on conçoit son amertume à l'évocation du Dernier safari (cf. Positif, n°136, mars 1972, p.54), deux des trois acteurs principaux lui ayant été imposés et s'étant révélés faiblards.
- De belles photos du film sur le site « Notre cinéma ».
QUE RESTERA-T-IL BIENTÔT DE TEX AVERY ?
Je ne saurais me dire un intellectuel, puisque j’hésite toujours longuement avant de signer une pétition, ce que je ne finis par faire que rarement. Toutefois, l’annonce de la célébration du centenaire de Tex Avery me rappelle que j’avais signé la pétition « Tex Avery en intégralité », en janvier 2004, pour protester contre la publication d’une édition soi disant complète des Tex Avery de la MGM, amputée de deux films, Half-Pint Pigmy et Uncle Tom's Cabana, pour cause d’anti-racisme. Je m’étais également abstenu d’acheter ce coffret, malgré l’envie de revoir les films restant à volonté et dans de bonnes conditions.
Patrick Brion nous apprend, dans un entretien donné au Figaro du 28 février (p.28) et sur son blog du « Cinéma de minuit », que deux autres films ne peuvent plus être diffusés, The Isle of Pingo Pongo et Johnny Smith and Poker Huntas. Heureusement que nous restent nos vieilles vhs ! Cela nous évitera de faire la fortune de petits malins qui exploitent le filon en éditant des DVD pirates de "Banned Cartoons" (auxquels je m’empresse cependant d’emprunter moi aussi des photos de films interdits) (1).
Seule consolation : cela risque de faire plus parler de Tex Avery, ce dont on ne saurait se plaindre !Complément :
(1) Il était à prévoir que les deux dessins animés censurés referaient surface en ligne, par exemple ici.
PLUSIEURS DES MEILLEURS FILMS DE CES DERNIÈRES ANNÉES, EN CE MOMENT SUR CANAL
Programme époustouflant en ce moment sur les chaînes du groupe Canal +. Hier était diffusé sur Canal Apocalypto de Mel Gibson. Ce soir passe Black Book, rediffusé vendredi matin sur Canal + Sport. Vendredi, justement, le festin continue sur Canal Cinéma avec le chef d’œuvre de Robert Altman, Short Cuts, La Vie des autres prenant le relais en soirée, lui-même suivi d’un Werner Herzog peu connu (Rescue Dawn, avec l’excellent Christian Bale, que je ne connais pas pour ma part). Cela fait un peu trop pour un seul jour ? Surveillez les rediffusions !
CINÉMA FRANÇAIS DES ANNÉES VINGT
Une très belle rétrospective du cinéma français des années 20, préparée par Mireille Beaulieu, commence demain au Musée d’Orsay.
Tout serait à voir, parmi cette trentaine de films du cinéma muet, de tous formats et bénéficiant d’un accompagnement musical, des plus classiques au plus rares,.
Ne pas manquer en particulier les films de Dimitri Kirsanoff, le 13 mercredi février prochain.
Notes, liens et informations complémentaires :
- Une présentation de la rétrospective
- L’Œuvre singulière de Dimitri Kirsanoff, de Christophe Trebuil, Paris, L’Harmattan, 2003 (compte rendu).