Dans son léger opuscule sur la critique de cinéma, paru en mai dernier dans la collection « Petits cahiers » des Cahiers du cinéma, Jean-Michel Frodon déplore, page 73, que ne se soit pas produit « un mouvement unanime [de la critique] assez puissant pour pallier la faiblesse de [l]a distribution en salles » du Premier venu. Il est malheureux que le dernier film de Jacques Doillon n’ait pas mieux marché et que l’un des derniers grands cinéastes français ait tant de mal à poursuivre son œuvre. Qu’aurait toutefois souhaité Frodon ? L’union sacrée de toute la profession des journalistes de cinéma pour sauver le soldat Doillon ? Etait-il du devoir de la critique de lui venir en aide (tous alignés en rang serré à l’appel du caporal Frodon, sans doute) ? Les coupures reproduites pages 72 et 73 montrent que la presse est loin d’avoir ménagé sa peine et mégotté sur l’espace rédactionnel pour inciter ses lecteurs à aller voir le Doillon. Les Cahiers, Libération, Télérama, Le Monde et Les Inrocks l’ont mis en vedette, L’Express et Positif lui consacrant également un article relativement long et favorable. Excusez du peu ! Beaucoup de réalisateurs ne rêveraient-ils pas que leurs films fassent si peu l’unanimité ? Le seul hic : « une notule mitigée » dans Première et Studio. Frodon aurait voulu nous prouver que ces deux magazines ont bien plus d’influence que toute la critique "cinéphile" réunie qu’il ne s’y serait pas pris autrement ! Surtout, il oublie de préciser que Jacques Doillon et ses acteurs n’ont sans doute pas fait la tournée des plateaux télé, nécessaire aujourd’hui pour que le peuple de France, si éduqué et encadré pendant de plus en plus d’années par une armée d’instituteurs et de professeurs, s’intéresse à un film, voire en entende tout simplement parler. Ni Gérald Thomassin, ni Clémentine Beaugrand n’attirent non plus les téléobjectifs de Gala ou de Oops. Si Doillon et ses acteurs ne veulent pas un peu donner de leur personne, pourquoi irait-on déplorer leur manque d’exposition et de succès ?
Cela me rappelle que j’avais voulu voir en mai 2006 le film d’HPG, On ne devrait pas exister, qu’au moins un journal que l’on dit influent, Les Inrockuptibles, avait soutenu (1). Arrivé devant un cinéma du Quartier latin, je ne suis pas entré dans la salle et n’ai pu assister à la projection du film. Hésitation de dernière minute ? Non. Déjà complet ? Que nenni ! Au contraire, la projection fut annulée faute de spectateur ; j’étais le seul à m’être présenté. Une place me fut très aimablement offerte pour une prochaine séance, à laquelle je n’ai pu me rendre.
Je suis aussi allé voir en plein centre de Paris Christophe Colomb, l’énigme, mercredi dernier (jour de sa sortie), au cinéma de la place Saint-Michel. J’ai même cette fois-ci pu entrer dans la salle et rejoindre les trois personnes déjà présentes. Quatre spectateurs pour la première séance de l’après-midi du premier mercredi, cela augure des chiffres peu reluisants pour le dernier Manoel de Oliveira. La presse n’a pourtant pas lésiné là non plus sur les hommages au « centenaire toujours vert », comme l’a écrit Caroline Vié dans 20 minutes. Le métier des journalistes doit être bien difficile, pour qu’ils utilisent si souvent le même angle d’attaque afin de remplir tant bien que mal leur copie. Après Jean-Loup Dabadie permettant au cinéma de faire son entrée à l’Académie française et Valse avec Bachir « premier documentaire d'animation », fariboles servies par moult canards, voici du "plus-vieux-cinéaste-du-monde" ou du "phénomène de la nature et du cinéma réunis" (Antoine de Baecque, L’Histoire, n°334, septembre 2008, p.38) resservis à toutes les sauces, comme si cela tenait lieu d’analyse et comme si cela devait forcément inciter à l’indulgence. Car il en faut tout de même beaucoup pour taire l’ennui qui submerge au bout d’un quart d’heure de projection d’un film aussi indigent, pas tant dans les moyens que dans l’inspiration et la mise en scène.
J’ai pour ma part au moins deux raisons d’avoir un préjugé favorable à l’égard de Manoel de Oliveira : son prénom et son hommage, dans le documentaire de Maria de Medeiros sur la critique, au journaliste français qui soutint son premier film à l’orée des années 1930 et dont il se souvenait encore soixante-quinze ans après (Émile Vuillermoz). J’avoue néanmoins être estomaqué par la ferveur que suscite son cinéma, ayant quelque sympathie pour son Non ou la vaine gloire de commander (j’en explique la principale raison ici), mais, entre autres exemples, aucune pour son adaptation de Madame Bovary, puissamment soporifique. Un article délirant d’enthousiasme dans Les Inrocks, un entretien annoncé en une dans L’Humanité, un plus discret dans Paris Match, des articles très favorables dans Le Monde, Le Figaro, Libération, 20 minutes, L’Histoire, Marianne, L’Humanité Dimanche, les Cahiers du cinéma, un article et un entretien dans Télérama, une notule positive dans Le Journal du dimanche, des émissions de radio (« Culture vive » sur RFI, « Tout arrive » sur France Culture , « Le Masque et la Plume » et « On aura tout vu » sur France Inter), etc., ce fut pratiquement la totale pour le dernier Oliveira. Seuls Éric Libiot, dans le supplément « Style » de L’Express, et Didier Roth-Bettoni, dans Première (n°379, septembre 2008, p.74), semblent avoir pris leurs distances et oser affirmer que, « réalisé comme un film d’entreprise, ni fait ni à faire », « plus qu’à un film, Christophe Colomb ressemble à un spectre de film ». « Et son prestigieux auteur, au fantôme épuisé de l’artiste de l’épure qu’il fut. » On aimerait bien sûr que les magazines du cinéma fassent preuve d’autant d’indépendance critique vis-à-vis des films plus "populaires". Force est de constater cependant qu’à l’égard de quelques vieilles gloires, que la cinéphilie officielle, sinon institutionnelle, a transformées en véritables vaches sacrées, l’esprit critique trouve plus souvent refuge dans Première ou Studio que dans les Cahiers, Positif ou Télérama !
Vu le succès rencontré par bien des campagnes de presse pour certains films, comme les Premier venu et On ne devrait pas exister dont il a été question plus haut, je n’ai pas de raison de m’abstenir de déconseiller vivement Christophe Colomb, l’énigme. Peut-être suis-je en train de rendre service à Oliveira en lui faisant gagner un ou deux spectateurs (2).
Note et complément :
(1) Article disponible sur le site d'HPG : http://www.hpgnet.com/inrock2.htm
(2) (5 août 2009) La base Lumière m'informe que ma propagande pour Oliveira n'a guère été suivie d'effet, Christophe Colomb. L'Énigme ayant totalisé 14 195 entrées en France et Cristóvão Colombo - O Enigma 5 577 au Portugal ("Nul n'est prophète..." !), aucun autre pays européen n'en ayant voulu...