PROJECTIONS PARTICULIERES
J’apprends dans le libelle de Véronique Bouzou, que j’ai déjà signalé ici, qu’Être et avoir avait fait l’objet d’une projection privée à Matignon, à laquelle fut convié l’instituteur du film.
Les projections particulières de films dans les lieux de pouvoir, aux hommes politiques, notamment à l’Assemblée nationale (Welcome, Home, Une vérité qui dérange, Katyn, etc.), au Sénat (le documentaire Décryptage, sur le conflit du Proche-Orient, de Philippe Bensoussan, sur un scénario de Jacques Tarnero (1)), au Président de la République (cf. Indigènes et Jacques Chirac, Home et Nicolas Sarkozy [2]) ou à la Maison Blanche (3), semblent se multiplier. Mentionnons aussi Le Syndrome du Titanic, projeté, en présence de Nicolas Hulot, à la Cinémathèque de Copenhague, le 16 décembre à 20 heures, deux jours avant la fin de la conférence des Nations Unies sur le climat, des négociateurs ayant été invités à la projection (Le Monde, 27 novembre 2009, p.3).
Des films sont-ils aussi projetés en entreprise ? aux réunions du Medef ? au sein des syndicats ?
Qui organise ce genre de projections ? quels sont les buts poursuivis ? leur(s) influence(s) ? leurs effets (escomptés ? produits ?) ? La réalisation des films eux-mêmes prend-elle en compte ce genre de considérations ? Etc.
Autant de questions que j’aimerais bien voir un jour abordées de façon la plus exhaustive et rigoureuse possible par une étude universitaire d’ensemble. Car c’est uniquement quand me viennent des idées de ce genre que je regrette de ne pas être un professeur de fac pouvant inciter ses étudiants à choisir tel ou tel sujet de recherche !
Notes :
(1) D'après Paul-Éric Blanrue, Sarkozy, Israël et les juifs, Embourg (Belgique), Éditions Oser dire, 2009.
(2) « Lorsqu'on a projeté le film à l'Elysée, en avant-première, j'étais assis à côté de Nicolas Sarkozy, et je vous garantis que, pendant deux heures, il n'a pris ni coup de fil ni texto » (Yann Arthus-Bertrand, L'Express, 25 juin 2009). Dans L'Express du 13 octobre 2010 (p.90-91), Xavier Beauvois a vanté de façon similaire l'attention d'un Président qui a « tout compris à [m]on cinéma » lorsque le film lui a été projeté à l'Elysée « il y a dix jours » (soit bien après la sortie en salles du film). Xavier Beauvois a raconté plus en détails cette épisode dans Les Inrockuptibles (n°786-787, 22 décembre 2010, p.55, entretien intitulé "j'ai jamais fait la pute") :
« Le président a demandé un DVD du film. Il n'en existe pas, donc c'était projo à l'Elysée et dîner. En tant que cinéaste, je doistout voir, tout vivre, même si je ne suis pas d'accord avec les idées de Sarkozy. Un jour, je peux me retrouver à jouer ou mettre en scène un ministre ou un président. Il faut rester curieux, ouvert. En plus, je portais un film où il est question de liberté, d'égalité et de fraternité.
Faut admettre qu'en privé, Sarkozy est très sympa. Il a bien regardé le film, après on en a parlé pendant plus d'une heure, il connaissait bien l'histoire des moines. Je lui ai filé Le Petit Lieutenant en lui disant que c'était un film aimé des flics. Il a apprécié que j'utilise le mot "flic" devant lui. Trois jours plus tard, mon portable sonne, c'était l'Elysée. Petite musique d'attente puis : "Allô, c'est Nicolas, on a vu Le Petit Lieutenant avec Carla." Il a adoré. Ce coup de film m'a plus impressionné que la soirée à l'Elysée. »
(3) Une projection privée d'Avatar a été organisée pour Barack Obama (cf. Première, février 2010, p.32, entretien avec James Cameron). Pour sa part, Nicolas Sarkozy aurait regardé La Rafle un peu avant sa sortie, le 10 mars 2010, grâce à un DVD transmis par Jean Reno (d'après L'Express, 18 mars 2010, p.26). Quant au Ministre de l'Éducation, Luc Chatel, qui préconise la mise à disposition du film sur un plate-forme numérique à destination des écoliers (cf. entretien sur RTL le 17 février 2010), il s'était déplacé à l'avant-première organisée le 14 février 2010 au Gaumont Marignan, ainsi que Jacques Chirac, Jean-Paul Huchon et Éric Besson.
Compléments :
(3 octobre 2010) Ce "lobbying cinéphilique" ne date pas d'hier, comme en témoigne, par exemple, cet extrait d'un article paru dans Le Cri du peuple du 30 mai 1922 (p.3, « Le cinéma ») : « Le cinéma vient même de faire son entrée au Sénat. Non pas qu'on veuille émotionner les sénateurs avec des aventures scherlockholmesiennes, ou les divertir avec les clowneries et les facéties de Charlot, mais leur présenter des films éclairant leur religion sur des sujets dont ils ne peuvent se rendre compte de visu. Il s'agira d'abord de faire défiler sur la toile les merveilles et les richesses de nos colonies, ce qu'on peut tirer de ces dernières, les trésors qu'elles renferment et, surtout, le moyen d'extraire et de travailler ces trésors. »
(17 juillet 2012) La revue Sofilm consacre une chronique à ces lieux et publics atypiques de films choisis, à l’Elysée dans son numéro 1 (juin 2012) et au Vatican dans son numéro 2 (juillet-août 2012).
Autres "projections particulières" :
- Aghet, documentaire d'Éric Friedler sur le Génocide arménien, « a été projeté aux députés du congrès à Washington en juillet 2010 » (Nouvelles d'Arménie Magazine n°173, avril 2011, p.60) ;
- Lincoln, film de Steven Spielberg, a été projeté à la Maison Blanche, sous Barack Obama, comme l'avait été Naissance d'une nation, sous Woodrow Wilson (Le Monde, 9 février 2013, p.8) ; le film a aussi été projeté au Congrès (cf. Le Monde, 26 janvier 2013, p.7) ;
- parmi la « série de mesures plus ou moins symboliques spécifiques en direction des immigrés à une ou deux générations (l'électorat musulman a voté à 92 % pour la gauche aux élections de 2012) » : « célébration en grande pompe en novembre des trente ans de "la marche des beurs" (le 20 octobre, François Hollande s'est fait projeter en avant-première le film éponyme de Nabil Ben Yadir, La Marche, qui sortira le 27 novembre en salles) » (Faits & Documents, n°365, 1-15 novembre 2013, p.7).
- 24 Jours, film sur l’affaire du « gang des barbares » et d’Ilan Halimi projeté à l’Elysée : « une manière, pour le président de la République, de donner une caution morale à ce film », selon son réalisateur Alexandre Arcady (Corse-Matin, cité par Libération, 30 avril 2014, p.IV).
- d'après Faits & Documents, n°432, 1-15 avril 2017, p.3