Mister Arkadin

REGARDS SUR LOUIS DELLUC

28 Mars 2009, 16:40pm

Publié par Mister Arkadin

Reçu ce matin le dernier numéro (13, mars 2009) de Cinéscopie, qui comprend, entre autres et outre une très belle couverture, un long et excellent portrait de Pierre Renoir (1), signé Bernard Pharisien, et un récapitulatif précieux sur les burlesques américains pendant la première mondiale, par Georges D'Acunto. Je reproduis ci-dessous mes quelques remarques sur le précédent numéro, que Pierre Guérin a bien voulu publier dans la « Boîte aux lettres » (p.56-57).


J'ai été particulièrement intéressé par le portrait de Louis Delluc que signe Jacques Richard (p.37-39) (2). Opportunément, il paraît simultanément à Louis Delluc et le cinéma français, essai doublé d'une anthologie, publié en novembre 2008 chez Ramsay (« Poche cinéma ») par Pierre Lherminier. Jacques Richard s'appuie d'ailleurs autant, me semble-t-il, sur les introductions rédigées par ce même Pierre Lherminier pour les Écrits cinématographiques de Louis Delluc que sur le livre de Marcel Tariol. Ceci explique que son information soit de qualité. Je me permettrais cependant de regretter un point de détail. Même si Jacques Richard n'attribue pas explicitement à Louis Delluc l'invention de la critique de cinéma en France (ce que seuls quelques attardés, tel Jean-Michel Frodon, peuvent encore croire - et écrire dans des ouvrages pédagogiques), il reprend des procédés de minoration de l'œuvre critique des prédécesseurs de Delluc, en particulier Vuillermoz, procédés que Pierre Lherminier a plus ou moins abandonnés dans son Louis Delluc (3). « Le musicologue Emile Vuillermoz a donné dès la fin de 1916 quelques critiques de cinéma au quotidien Le Temps », écrit Jacques Richard. Certes, Vuillermoz n'était pas vierge de toute activité intellectuelle avant de s'intéresser au cinéma ; combien, parmi les pionniers de la critique de cinéma, l'étaient ? Précise-t-on « le critique littéraire Lucien Wahl », « les critiques de théâtre Louis Delluc et Léon Moussinac », ou même « l'écrivain Jean-Louis Bory », avant d'évoquer leur activité de critique cinématographique, comme on le fait quasi systématiquement pour le « musicologue Emile Vuillermoz » ? Certes, Vuillermoz demeure nettement plus connu comme critique et historien de la musique ; or, justement, si l'on persiste à mettre tout le temps en avant cet aspect de son œuvre, on laissera toujours entendre qu'il ne s'occupa qu'incidemment de cinéma. J'ai recensé environ 1.500 articles de Vuillermoz sur le cinéma (encore ne suis-je pas du tout sûr de les avoir tous repérés !). Pour une activité secondaire, qu'il aurait exercée presque en dilettante, n'est-ce pas déjà remarquable ? « Mais Delluc officie régulièrement », ajoute Jacques Richard (c'est moi qui souligne). Vuillermoz ne l'aurait précédé que par « quelques articles ». J'ai fait le compte, dans mon livre "Le Temps" du cinéma : Émile Vuillermoz, père de la critique cinématographique, de ceux qu'il publia dans Le Temps, du 23 novembre 1916 au 18 mai 1918, soit avant la création officielle de la critique cinématographique par Louis Delluc dans la presse parisienne (Paris-Midi) : 36, chacun d'environ 1.300 mots, publiés sur deux colonnes toutes les deux semaines. 17 ont paru avant les premiers articles de Delluc dans Le Film. Ne resterait que la faible valeur de ses textes pour disqualifier Vuillermoz, ce que plus grand monde ne pourrait faire sérieusement, comme le confirmera bientôt le recueil des écrits de Vuillermoz sur le cinéma, que je dois éditer dans la collection « Les Temps de l'image », dirigée par... Pierre Lherminier ! Bref, Louis Delluc put à bon droit, dès septembre 1917, reconnaître lui-même « M. Vuillermoz » comme le « phare officiel de la critique de films » (4). Les gardiens du temple ne manqueront pas de voir dans l'adjectif « officiel » une pointe d'ironie. Si tant est que telle ait été l'intention de Louis Delluc, l'hommage demeure et je serais tenté, pour ma part, d'y voir la touche d'impertinence que l'élève se doit de manifester à l'égard du maître.

Ce n'était là qu'un aspect mineur de l'article, dans l'ensemble excellent, de Jacques Richard. C'est bien parce que les écrits de ce dernier sont de si bonne facture que l'on ne peut s'abstenir de faire à leur sujet une ou deux petites remarques quand cela nous semble justifié. Amicalement.  


Note originale et notes complémentaires :

(1) De même que celui sur Delluc, cet article comporte une petite approximation, sur un point secondaire (n'est-il pas inévitable que l'information d'un auteur ne puisse être aussi bonne quand il fait une digression que quand il s'en tient strictement à son sujet ?), puisqu'elle concerne non pas directement Pierre Renoir, mais son frère Jean, qui s'est certes « empressé de quitter la France pour les Etats-Unis » « en 1940 aux premiers jours de l'Etat français », mais sans trop de hâte tout de même et après quelques tergiversations et détours...

(2) « Le regard de Louis Delluc », Cinéscopie, n°12, décembre 2008.

(3) Aussi honnête et scrupuleux que soit Pierre L'herminier, il lui est difficile de se déprendre complètement de la doxa sur la naissance de la critique de cinéma en France. Ainsi Delluc continue-t-il à « invent[er] sa propre fonction » et à lancer la « toute première chronique quotidienne » sur le cinéma (p.41), la tentation de la primauté étant encore sensible pages 45, 50 et 71 (si Delluc « n'a pas davantage "inventé" [la cinéphilie] que la critique de cinéma elle-même, [il] en a bien été le pionnier et le prophète »).

(4) Le Film, n° 78, 10 septembre 1917 ; Écrits cinématographiques, tome II, p.149.