JEAN BRÉRAULT, L’INSTITUTEUR CINÉASTE (1898-1973)
Je reproduis ci-dessous une note de lecture écrite pour la revue CinéScopie, qui porte sur le livre suivant : Josette UEBERSCHLAG, Jean Brérault, l’instituteur cinéaste (1898-1973), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne / IUFM Lyon-Saint-Étienne, juin 2007, 332 p.
Rappel : une petite liste de revues ayant consacré un dossier aux rapports entre cinéma et éducation.
Alors que la thèse de doctorat sur laquelle Josette Ueberschlag s’appuie portait sur « le film à intention heuristique, un média en faveur de l’apprentissage des sciences », Jean Brérault, l’instituteur cinéaste (1898-1973), comme son titre l’indique ouvertement, s’est focalisé sur le « premier instituteur à devenir cinéaste professionnel ». Bien qu’il faille toujours se méfier du risque d’attribuer à son "héros", à tel ou tel génial "inventeur", toutes les positions avant-gardistes dans les domaines qu’il a touchés (cf. l’histoire des origines de la critique, souvent réduite à la figure de Louis Delluc, voire l’histoire de l’émergence du cinéma lui-même, réduite à l’invention des frères Lumière), Josette Ueberschlag a fait feu de tout bois pour démontrer que Jean Brérault doit être considéré, non seulement comme une figure majeure du cinéma éducateur, mais comme un acteur non négligeable de l’histoire du cinéma à partir des années 1920. A cet égard, parmi les questions essentielles qui parcourent son ouvrage, quelques-unes peuvent tout simplement être formulées ainsi : « qu’est-ce que la nouveauté ? » ; « qu’est-ce qui fait événement en histoire ? » ; « comment certains hommes s’y sont-ils pris pour introduire du nouveau dans l’histoire ? ».
La biographie historique a longtemps été déconsidérée dans les milieux académiques, sous l’influence (quelque peu mal comprise) de l’École des Annales, qui n’aurait eu pour angles d’attaque que l’étude des mouvements d’ensemble, des caractéristiques économiques et techniques, sur la longue durée, de sociétés envisagées dans leur globalité. Le collectif serait à privilégier sur l’individuel ; la statistique sur le sentiment ; les mentalités sur la psychologie ; etc. Ce dédain de la biographie a vécu, d’abord parce que l’on s’est opportunément souvenu que de grands maîtres s’y étaient adonnés (Lucien Febvre et Fernand Braudel, par exemple), ensuite parce que de nouveaux maîtres ont pris le relais (Marc Ferro et Jacques Le Goff, en particulier), enfin parce que l’épistémologie a réhabilité ce genre qui ne fut donc jamais complètement délaissé (cf. François Dosse, Le pari biographique. Ecrire une vie, La Découverte, 2005).
Malgré tout, le préjugé contre la biographie demeure, notamment dans la discipline qui nous importe ici – les études cinématographiques. Sans doute parce que c’est le genre qui se vend le mieux, quand le sujet est connu ; a contrario, c’est peut-être celui qui se vend le plus mal, quand le personnage traité ne l’est pas. Ce serait un genre "facile", favorisant l’identification à une personne plutôt que la compréhension des mécanismes sociaux et culturels qui modèlent l’activité humaine. La biographie propagerait en outre une vision éculée de l’auteur de films, individu créateur détaché des contingences, ou devant être libéré de ses entraves pour pouvoir exprimer son univers propre ; elle favoriserait un auteurisme qui n’aurait plus lieu d’être. La visée des films scolaires étant, par définition, d’abord éducative plutôt qu’esthétique, cet écueil est moindre ici. Enfin, la biographie historique manquerait de scientificité car elle serait psychologisante, elle ressortirait d’une histoire vue par le petit bout de la lorgnette (mais Rohmer ne nous a-t-il pas montré que la lorgnette de son Anglaise ne manquait pas de pertinence ?) et ne pourrait quasiment pas échapper à une vision téléologique de l’histoire.
Je n’irai pas jusqu’à affirmer que le livre de Josette Ueberschlag est exempt de toute réserve à cet égard, mais il prouve amplement que la biographie historique, pour "monographique" qu’elle soit, ne manque pas forcément d’ambition. Se concentrer sur un personnage important, et polyvalent comme l’était Jean Brérault, puisqu’il fut « scénariste, réalisateur et monteur [chez Pathé Cinéma], mais également instituteur public, syndicaliste militant et homme engagé dans l’action politique [au moment du Front populaire notamment] » (ajoutons journaliste et écrivain de cinéma), permet en effet de tendre vers l’histoire globale du cinéma, ne serait-ce que parce que l’index des noms cités montre que bien peu d’aspects de l’histoire du cinéma échappent à une étude de ce type. Pour dire quel homme de cinéma fut Brérault, Josette Ueberschlag a dû démêler tout un écheveau de liens et fournir, comme par capillarité, une vue transversale d’un demi siècle d’histoire du cinéma. Elle offre en particulier des portraits relativement fouillés de toutes les personnalités que Jean Brérault a fréquentées (amis, appuis et relations), de toutes celles qui ont marqué l’histoire du cinéma éducatif (de Ferdinand Buisson à Robert Lefranc et son Centre audiovisuel de Saint-Cloud, en passant par Pierre Marcelle, sa CUC, et Marceau Pivert), toutes leurs activités étant replacées dans leur contexte (politique tout autant que cinématographique) et dans les débats de l’époque (« spécificité du film d’enseignement », « cinéma d’enseignement » muet ou commenté, choix des procédés techniques et des formats de films, etc.), et mises en perspectives.
Une densité d’informations assez vertigineuse est dès lors prodiguée, servie par la multiplicité des sources explorées et astucieusement exploitées (jusqu’aux laboratoires Boiron de Sainte-Foy-lès-Lyon !). Elles n’ont d’égale que la précision des références (aussi bien filmographiques que bibliographiques) et la variété des illustrations (photos, graphiques, tableaux, etc.). Le lecteur ne saura peut-être pas absolument tout sur Jean Brérault à la fin de ce livre ; il en saura cependant beaucoup sur l’histoire du cinéma éducateur en France, suffisamment pour poursuivre l’investigation, par ses propres recherches ou par l’attention pour les publications à venir sur le sujet, que n’aura pas manqué d’éveiller le beau travail de Josette Ueberschlag.