DISTINCTION DU PORNO, "MAUVAIS GENRE" PAR EXCELLENCE
Il est bel et bon que "les professionnels de la profession" s’indignent de tout "retour à l’ordre moral" et de toute censure, comme c’est en moment le cas à propos de l’interdiction aux moins de 18 ans du film de Pascal Laugier, Martyrs. Les critiques (par l’intermédiaire du Syndicat de la critique de cinéma) font front avec les cinéastes (la Société des réalisateurs de films) pour réclamer un réexamen par la commission de classification, les jeunes gens de 16 à 18 ans ayant bien aussi droit que les adultes de voir des tombereaux d’hémoglobines et quelques petites tortures bien inoffensives.
A contrario, l’éditorial du rédacteur en chef adjoint du magazine Première (n°347, juillet 2008), « Le mauvais genre censuré », nous rappelle opportunément qu’il est bien un "mauvais genre" qui ne saurait être confondu avec du cinéma. Le gore ayant acquis ses lettres de noble, il ne saurait en effet être « relégué à la case prévue pour les films pornographiques : uniquement sur les chaînes cryptées, entre minuit et 5 heures du matin ». Gérard Delorme s’insurge : « Le CSA, qui pourrait arbitrer, refuse de faire la différence entre un film pornographique et un film de "grande violence" », cette dernière notion lui paraissant de plus bien confuse et imprécise, aucun film ne devant dès lors en faire les frais. D’aucuns auraient pu croire que la différence entre un film où les gens font l’amour et se donnent du plaisir et un film où ils s’entretuent et se font souffrir devrait valoriser le premier plutôt que le second. La manière dont la critique et la profession s’accommodent de la relégation du porno et de sa mise au ban tout autant qu’elles s’indignent de la moindre restriction à la diffusion des films violents montre qu’il n’en est rien. S’il demeure un "mauvais genre", qui devrait lui bénéficier en vertu de la prédilection des esprits éclairés pour les genres peu légitimés, décriés par les bien-pensants et persécutés par les pouvoirs publics, c’est donc bien le porno. Il est loin le temps où Paul Vecchiali était salué comme un prince pour avoir refusé que son Change pas de main ne soit pas ixé, par solidarité pour ses confrères réalisateurs de pornos.
Cet éditorial de Première illustre en tout cas parfaitement la communication que j’ai prononcée à l’Université Libre de Bruxelles le 19 avril dernier (colloque « Les mises en scène de la sexualité et leur (dis)qualification : obscénité, pornographie et censure », actes à paraître), dont je reproduis ci-dessous la présentation.
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« L’indistinction comme distinction – la qualification comme disqualification : le porno, genre cinématographique par excellence »
Bien que la question de la définition du cinéma pornographique n’ait jamais été complètement résolue, il est peu de genres aussi aisément identifiables, aussi marqués dans leurs caractéristiques. Pourtant, les points de vue portés sur lui se situent en règle générale aux deux extrêmes. Ils soulignent, d’une part, son extrême distinction par rapport au reste de la production (classification, conditions de production et de diffusion, discours spécifiques, etc.), d’autre part l’extrême indistinction au sein même de ce genre particulier (aucune possibilité de variation entre ses différentes productions ne lui étant concédée par le discours critique dominant, alors qu’il est l’un des plus compartimentés qui soit pour ses aficionados).
Cette indistinction critique est, paradoxalement, un élément d’appréciation du genre, et donc de ses productions. La qualification du genre auquel on les assigne (le porno) vaut disqualification (l’analyse des films eux-mêmes étant dès lors jugée superflue, voire inenvisageable). En retour, la disqualification d’une œuvre, d’un phénomène entraîne souvent leur qualification comme pornographique (« c’est du porno ») alors même qu’ils n’ont a priori d’autre rapport avec les productions pornographiques que la réprobation qu’ils suscitent. Cette indistinction critique représente donc un défi pour le discours sur le cinéma, dans la mesure où le porno pourrait être considéré comme le genre cinématographique par excellence : celui dont le simple énoncé suffit à désigner un film en le (dis)qualifiant. Deux sources principales le montrent abondamment en France : la presse des années 1970 (lors de l’apogée du phénomène en salles) et les magazines sur la télévision des années 2000 (présentation des films érotiques et pornographiques dans les grilles de programmes, lorsque leur banalisation relance les polémiques à ce sujet).