PELLICULES, OPUS, PROPOSITIONS ET AUTRES OBJETS DE CINÉMA... : LES DROITS DU NÉOLOGISME DANS LA CINÉMATOGRAPHIE
Dans mon pastiche critique sur Max Pécas "auteur de films", j’ai quelque peu ironisé sur la tendance d’une certaine partie des journalistes de cinéma à user de moult périphrases, creuses ou pompeuses, pour désigner un film. En quoi parler d’"objets de cinéma" permet-il de mieux rendre compte de films ? Les cinéastes en vogue ne sont bien sûr pas en reste. On conçoit fort bien qu’après avoir fait l’Idhec et après avoir été promue grande prêtresse, meilleure oratrice et protectrice du cinéma français "d’auteur", la si sérieuse Pascale Ferran ne pourrait plus condescendre à parler d’un "film". Elle se doit désormais d’être, par exemple, « impressionnée devant "la puissance de cette proposition de cinéma" » (à propos de California Dreamin’, 20 Minutes, 7 janvier 2008, p.21). Ce recours à la périphrase vise à souligner le caractère novateur, voire expérimental, de certains films. Mais ne camoufle-t-il pas tout autant l’impuissance à décrire, à expliquer ce que ces films ont justement de novateur, d’expérimental ou de "puissant"? N’est-il pas dès lors plus aisé d’utiliser un jargon intimidant que d’analyser ce que l’on croit déceler d’important ? Et l’avis de Pascal Ferran aurait-il été pieusement consigné si elle l’avait exprimé de façon simple et explicite ? D'une certaine façon, cette utilisation de périphrase pour désigner un film, qui s'inspire peut-être des milieux d'avant-garde artistiques de l'"art contemporain", rejoint la novlangue publicitaire : "Préservez votre capital santé !", nous enjoint une campagne contre le tabagisme. Parler d'"objet de cinéma" et de "proposition de film", n'est-ce pas une façon de "préserver son capital santé" pour le petit milieu qui se prétend l'avant-garde cinématographique en France ?
Loin de moi l’idée de nier « les droits du néologisme dans la cinématographie », comme l’affirma dans Le Temps du 26 mai 1923 le critique Émile Vuillermoz. J’ai d’ailleurs consacré un chapitre entier de mon livre sur ce dernier à la langue du cinéma, qu’il contribua à forger dans les années 1910-1920. Comment parler d’un art appelé à émerger ? Comment rendre compte d’un moyen d’expression artistique naissant ? Avec des mots nouveaux, des périphrases, des analogies et des métaphores, assurément. Il est parfaitement légitime que le discours critique n’emprunte pas seulement au discours technique (dont il enrichit d’ailleurs le vocabulaire) ou aux discours sur les arts préexistants. Aussi bien, s’il m’était donné le loisir de diriger des études cinématographiques, j’inciterais très certainement l’un de mes étudiants à reprendre le travail de Jean Giraud sur « Le lexique français du cinéma ». Jamais renouvelée (à ma connaissance), cette étude pionnière (elle date de 1956 et a été éditée par le CNRS en 1958), gagnerait à être actualisée, d’autant que l’investigation s’arrêtait à 1930. De nombreuses manières de parler du cinéma ont été inventées depuis. Un dictionnaire historique du vocabulaire critique du cinéma, un peu à la manière du Dictionnaire historique de la langue française des éditions Robert, serait donc bienvenu, le Dictionnaire théorique et critique du cinéma de Jacques Aumont et Michel Marie n’en tenant que partiellement lieu.
Qui sait si nous ne sommes pas dans une période de mutation du cinéma, qui mériterait donc que sa langue évolue de concert ? Je suis tout prêt à le croire, mais encore faudrait-il que les commentateurs et acteurs du cinéma fassent preuve d’un peu plus d’invention ! S’il s’agit juste de varier les façons de désigner un film, pour éviter les redites – tel Jean-Louis Coy qui, dans sa courte chronique « Cinéma » publiée dans L’Ours (mensuel socialiste) en janvier 2008, parle successivement d’"œuvre", de "long métrage", d’"opus", de "pellicule", puis de "moment de cinéma"… –, cela n’en vaut franchement pas la peine !